Zitiervorschlag: Anonyme (Claude de Crébillon) (Hrsg.): "N°. 19.", in: La Bigarure, Vol.10\019 (1751), S. 145-154, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.5111 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

N°. 19.

Ebene 2► Brief/Leserbrief► Il y a longtems que je ne vous ai donné de Nouvelles de nos Théatres. N’en soyez point surprise, Madame. La raison en est toute naturelle. C’est qu’il y a long-tems qu’il n’y a paru de nouveautez. Si je m’étois fait une Loi de ne vous rendre compte que de ce qui y paroit de bon, je n’aurois même aujourd’hui rien à vous marquer sur ce sujet ; mais vous voulez être instruite de tout ce qui s’y passe, quel qu’il soit, bon, ou mauvais. Hé bien donc, je vous dirai, que, depuis la retraite de M. de Voltaire à la Cour de Berlin, & depuis que la Vieillesse, qui est l’âge du repos, à <sic> obligé Messieurs de Crebillon & Detouches de cesser de travailler pour le Théatre, où ils ont tant fait briller, l’un & l’autre, leur esprit & leurs talents Dramatiques, on n’y a pas vu une seule piéce que l’on puisse dire y avoir eu du succès. Nos Spectacles n’ont roulé, cet hiver, & pendant tout le printems, que sur des piéces usées, & sur les debuts de quelques Acteurs & Actrices dont on a bientôt été dégoûté ; car vous sçaurez que nous ne sommes pas plus heureux ici en Comédiens qu’en Auteurs.

Metatextualität► Un de ces derniers s’étoit flaté de nous dedomager un peu de cette stérilité, en nous donnant, ces jours derniers, une Tragedie nouvelle. [146] Je ne vous en dirai point le titre au-juste ; car l’Affiche ne l’a point annoncée au Public ; ce qui, apparemment va devenir desormais à la mode. Le Sieur de Boissi a introduit le premier cet usage ridicule, dans une de ses Comedies ; Madame de Grafigni a encheri sur lui, en n’annonçant point au Public dans quel genre étoit écrite sa piéce de Cenie, & l’Auteur de la piéce en question a encore encheri sur ces deux personnages en annonçant la sienne sous le simple titre d’une Tragedie nouvelle. Voilà, Madame, de quelle maniere nos Ecrivains d’aujourd’hui, faute des beautez réelles, qu’on ne trouve plus guére dans leurs ouvrages, ont recours à la ruse, pour nous attirer, au-moins une fois, à la representation de leurs piéces, où la Curiosité nous entraine, sans rien sçavoir de ce que nous y allons voir. Ce sont-là de ces ressources ingenieuses qui ont été inconnues aux Corneilles, aux Racines, aux Molieres, & autres Auteurs qui ont fondé & soutenu jusqu’ici notre Theátre. . . Ils n’en avoient pas besoin, me direz-vous. . . . Je l’avoue, Madame ; mais vous conviendrez aussi avec moi qu’il y a, dans cette conduite, vraiment Originale, un rafinement d’esprit dont aucun d’eux ne s’est avisé, & qui étoit reservé au génie de nos Modernes. ◀Metatextualität

Quoiqu’il en soit de ces petites reflexions, le titre que devoit porter la piéce en question étoit la Mort de Sardanapale ; Du-moins en a-t-on jugé ainsi, puisqu’elle en fait le sujet. Peut-être l’Auteur n’a-t-il osé l’annoncer sous ce titre, dans la crainte d’effrayer la pudeur des Spectateurs, & surtout des Dames, par l’idée que presente à l’imagination le portrait & l’histoire de ce Roi d’Assirie, dont le nom seul annonce la Molesse & la Luxure. En ce cas, il auroit bien dû, par la même raison, supprimer la piéce même qui é-[147]toit, en effet, du dernier détestable, à prendre ce mot dans tous les sens. Sans les loix sévéres que je vous ai marqué que notre Ministrere a établies dernierement dans nos Spectacles, il n’y a point à douter que cette piéce n’eût été sifflée, & rejettée dès les premiers Actes. Mais comme il y va maintenant de la prison pour quiconque y cause la moindre interruption, les Auditeurs se sont contentez de quitter le Spectacle, & de s’en aller sans vouloir entendre la piéce dans son entier ; ce qui a été cause que les Comediens, tout affamez qu’ils sont de Nouveautez, n’ont osé l’annoncer une seconde fois au Public.

Si notre Théatre François, qui s’est si long-tems soutenu avec éclat, se trouve aujourd’hui reduit en cet état, jugez, Madame, de ce que doivent faire nos Histrions Italiens . . . . Rien qui vaille, me direz-vous . . . . Assurément ; & vous ne risquez rien de le dire, puisqu’ils n’ont presque jamais fait autre chose. Néanmoins ils viennent de trouver le secret d’attirer à eux beaucoup d’argent (ce qui leur suffit). Pour cet effet ils ont imaginé, & fagotté une espece de Mascarade à la quelle ils ont donné le titre de Guinguette. Là se rencontrent toutes les plus viles personnes qui frequentent ordinairement les Cabarets des environs de Paris & qui y jouent les roles convenables à ces sortes de gens. Voilà avec quoi ils amusent actuellement la multitude. Il est vrai que les gens de bon goût ne vont point voir cette Farce ; mais la populace y accourt en foule, y porte son argent ; & il n’en faut pas davantage à ces Bateleurs.

C’est ainsi, Madame, que nous avons passé notre hiver & notre printems. Jugez par là si ces deux saisons ont été fort agréables pour les amateurs du Spectacle, & de la décadence dont no-[148]tre Théatre est menacé, s’il ne s’éleve pas quelque heureux génie qui previenne sa ruine totale. Au-reste ceci n’étonne point les personnes qui sont au fait des variations qui lui sont ordinaires. Elles sçavent toutes qu’il éprouve, de tems en tems, ces sortes de revolutions. Sans remonter plus haut, lorsque la mort nous eut enlevé Racine & Regnard, on le vit ainsi tomber de jour en jour, jusqu’à ce que Messieurs de Crebillon, de Voltaire & Destouches vinrent le relever : Ils l’abondonnent aujourdhui ; est-il étonnant qu’il retombe ? Sans doute qu’il restera dans cet état de langueur jusqu’à ce que la Nature suscite quelques autres génies qui lui rendent les services que lui ont rendu ces Messieurs qui ne sont plus en état de les lui continuer.

Au-reste, Madame, si nous ne sommes pas heureux en piéces Dramatiques, nous ne laissons pas d’avoir encore des Poëtes qui réussissent assez bien dans d’autres, les quelles ne demandent pas des talents si superieurs, qui ne sont pas, à beaucoup près, de si longue haleine, & qui par ces deux raisons sont beaucoup plus faciles à exécuter. Telles m’ont paru les deux piéces suivantes.

Fable

L’Aiglon & le vieux Coq.

Ebene 3► Bien commencer est un point important,

Gardez vous de faillir, surtout en debutant.

Certain Aiglon, fier de son parentage,

Sur les Oiseaux du voisinage
S’arrogea tout d’abord un empire absolu.
Il se le croyoit devolu

Par le nom qu’il portoit, & par une alliance

Qui relevoit encor l’éclat de sa naissance :
[149] C’étoit double raison de se faire valoir ;
Car, comme parmi nous, chez la gent Volatile,
On se targue aisément d’une noble famille.
Et les grands noms ont du pouvoir.

Notre Aiglon donc, tout bouffi d’arrogance,

Se comportant en Oiseau d’importance,
Donnoit la chasse à maints Oiseaux.
Pigeons, Corneilles, & Corbeaux,

Tous fuyoient devant lui ; pas un n’osoit l’attendre.

Un vieux Coq aguerri, temoin de cet esclandre,
Fut piqué jusqu’au vif . . . Eh quoi ! cet Embrion
Nous mettra tous, dit-il, à contribution ? . . .
Non certes ; je prétends moi seul lui tenir tête :
J’en jure mes ergots, & mon bec, & ma crête.
Il dit, & s’avançant, les yeux pleins de fureur,
Il arrête tout court notre jeune Vainqueur

Qui, ne s’attendant point à cette resistance,

Parut un peu déconcerté.
Son trouble du vieux Coq augmente l’assurance.
L’Aiglon, confus de sa témérité,

Fuit devant l’ennemi, lui cede la victoire.

O vous qui faites votre cour

A la Divinité qui dispense la gloire,
Si vous pretendez quelque jour

Avoir belle place en l’Histoire,

Mesurez-vous long-tems, sans vous en faire accroire,
Avant que d’attaquer un ennemi puissant.
Le premier pas de l’honneur est glissant,
Si vous bronchez dès la Barriere,
Comment atteindrez-vous au bout de la Carriere ?
◀Ebene 3

Vers

Ecrits sur un Tome des Œuvres de Racine, en l’envoyant à Mademoiselle L. C. D. B.

Ebene 3► Racine, je te dois tout ce que j’ai d’esprit,

De sentiments, de goût, de stile, d’élégance ;

[150] Et si je sçais aimer, ton livre me l’apprit.

Mais mon Iris, helas ! mon Iris me trahit ;

Tu ne m’as point appris à fixer la constance.

En passant dans ses mains, en occupant ses yeux,

Rapelle lui, du-moins, ce que je sens pour elle :

Dans tes plus tendres Vers retrace lui mes feux,

Fais la gémir du sort des Amants malheureux,

Et rougir au portrait d’une Amante infidelle. ◀Ebene 3

Metatextualität► Voila des Nouveautez, Madame, mais ne vous paroitront-elles point un peu serieuses ?... Hé bien ; égayons le reste de ma Lettre par quelques Avantures risibles. Deux Badauts vont me les fournir. Vous sçavez que c’est l’Epithete que l’on donne, par Privilége, à nos bons Parisiens ; & je conviens avec vous que le plus grand nombre d’entre eux la mérite ; temoin celui dont je vai vous raconter l’avanture, qui est des plus singulieres. Elle vous paroitra d’abord peu croyable ; & je vous avouerai franchement que je n’aurois jamais cru moi même qu’un Parisien eût pu porter la credule simplicité jusqu’à ce point, si le fait ne m’avoit été raconté & attesté par une des Dames de la suite de Madame la Duchesse de Chaulnes, dans la maison de la quelle il s’est passé. ◀Metatextualität

Allgemeine Erzählung► Parmi les Domestiques de cette maison il y en a un, fort simple, qui fait ordinairement l’amusement de ses Camarades les quels lui jouent, de tems en tems, des tours plus divertissants les uns que les autres. La chose n’est rien moins qu’extraordinaire. Dans les sociétez les moins nombreuses il se trouve toujours quelque sujet qui sert à divertir les autres. Celui-ci aime passionnément le Veau roti, qu’il prefere à toute la Volaille la plus exquise. Pour le lui faire trouver encore meilleur, ses Camarades affectoient, [151] lorsqu’ils étoient à table avec lui, d’exalter extrêmement cette viande, & lui faisoient accroitre qu’il faloit être aussi riche que M. le Duc, leur Maitre, pour se procurer cette delicate nouriture, dont ils feignoient de s’abstenir par consideration pour lui, en se jettant sur la Volaille, afin qu’ils pût s’en rassassier. Le bon homme les en croyoit sur leur parole, non seulement sur cet article, mais sur quantité d’aures <sic> ; & cette credulité les divertissoit beaucoup.

Un de ces jours, le Postillon du Duc, qui est un drôle d’une humeur fort plaisante, ayant ouï dire qu’un de nos Academiciens, nommé M. de Reaumur, avoit retrouvé, & enseigné au Public un des secrets qu’avoient autrefois les Egyptiens, qui étoit de faire éclore des Poulets sans le secours des Poules, se mit dans la tête de persuader à ce bon Badaut que l’on avoit de même inventé celui de faire éclore des Veaux, sans le secours des Vaches ni des Taureaux. Il lui dit qu’on se servoit à cet effet de grands fromages que l’on faisoit couver par des hommes ; & que c’étoit par ce moyen que l’on fournissoit de viande, non seulement la Capitale, mais encore toutes les Villes du Royaume ; que comme il n’avoit pas grand’ chose à faire dans la maison, ils pouroient bien lui en faire faire l’épreuve, qui étoit immanquable.

Le bon & credule Badaut donna, tête baissée, dans le panneau, & s’offrit de couver le fromage qui devoit produire ce Veau Merveilleux. Pour cet effet on choisit le plus grand Vase que l’on put trouver, & on le remplit de fromage mou. On couvre le tout d’un linge, & l’on pose le bon homme dessus, en observant d’environner le Vase de fumier, conformément à ce que prescrit M. de Reaumnr <sic>, dans son Traité sur la généra-[152]tion des Poulets sans le secours des Poules. Tout l’arrangement fini, on apporte, dans un coin de l’Ecurie, où se faisoit cette divertissante opération, de quoi boire & de quoi manger pour le Couveur, au quel on recommande, bien expressément, de ne se pas déranger de la position où on l’avoit mis, & que s’il se trouvoit indispensablement obligé de le faire, il faloit que ce fut avec beaucoup de précautions, faute de quoi, l’opération manqueroit ; que si quelqu’un venoit à s’aprocher de lui, il devoit l’avertir de se retirer, par un siflement à peu près semblable à celui des Oyes lorsqu’ils voyent quelqu’un s’aprocher de leurs petits.

Le bon Parisien, prenant tout ce qu’on venoit de lui dire pour autant de veritez, l’exécute de point en point. Le premier jour se passa très bien, ainsi que la nuit, pendant la quelle il resta ainsi le derriere sur le fromage, au grand contentement de tous ses camarades qui en firent entre eux mille plaisanteries. Le lendemain, la fille d’un des Palfreniers du Duc, qui ne sçavoit rien de cette plaisante scene, étant entrée dans l’Ecurie pour parler à son Pere, & s’étant aprochée du Couveur, sans sçavoir ce qu’il faisoit là, ne fut pas peu étonnée d’entendre un siflement qu’elle prit d’abord pour celui d’un Oye. S’étant aprochée de plus près, pour voir ce que ce pouvoit être, sa surprise augmenta quand elle vit le Couveur dans la même posture où on l’avoit mis la veille, & qui la menaçoit par de nouveaux sifflements. Elle courut aussitôt instruire toute la maison de ce qu’elle venoit de decouvrir au fond de l’Ecurie. Tout le monde y accourt aussitôt. Le Duc & la Duchesse même y viennent pour être témoins de la simplicité du Badaut, dont on leur raconte la risible avanture. ◀Allgemeine Erzählung

[153] Metatextualität► Figurez-vous, Madame, quels furent les éclats de rire de tous les assistants, lorsqu’ils virent le Couveur qui avoit le derriere tout trempé de fromage mou, & qui redoubla ses siflements lorsqu’il vit toute la compagnie venir, & s’aprocher de lui. Jamais le Duc ni la Duchesse n’eurent de Comedie pareille à celle-là : Aussi en rirent-ils aux larmes. Ce qu’il y eut encore de plus divertissant pour toute la compagnie, c’est que quelques choses qu’on pût lui dire, & qu’on pût lui faire, on eut mille peines à le faire sortir de son nid ; & il ne falut pas moins que l’autorité du Maitre pour le faire obéir. Fut-il jamais, depuis qu’il y a des Badauts dans le monde, une simplicité pareille à celle-là ? Je m’en raporte sur cela, Madame, au jugement de toutes les personnes à qui vous pourrez communiquer ma Lettre. ◀Metatextualität Voici une seconde Badauderie qui m’a fort divertie hier aux Tuileries où j’étois allée me promener.

Allgemeine Erzählung► Un Petit-Maitre, superbement mis, s’y promenoit aussi, avec une Dame du bel air, le long du grand Bassin qui est au bout de la grande Allée. Dans la conversation qu’il avoit avec elle, le jeune galant étoit si transporté, lui faisoit tant de compliments, de contorsions, & de révérences, que ne faisant pas attention à l’endroit où il étoit, il donna du pied contre le rebord du Bassin. Cet accident, lui ayant fait perdre l’équilibre, je lui vis faire trois ou quatre ruades, après les quelles il tomba, tout de son long, dans l’eau. Ce qui me divertit le plus encore, c’est qu’il fut si étourdi de sa chute, qu’au lieu de se relever sur le champ, comme auroit fait le moindre Païsan, il restoit [154] tranquillement couché au fond du Bassin où il se seroit immanquablement noyé sans le secours de quelques personnes qui accoururent promtement, & l’en retirerent. Jamais je n’ai vu de figure si Comique, que celle de ce jeune étourdi lorsqu’il fut hors de l’eau. Ses magnifiques habits metamorphosez en Fontaines, sa perruque d’Adonis changée tout à coup en une vraie Tignasse dont chaque cheveu formoit un jet d’eau, & une multitude prodigieuse de monde qui étoit accouru pour jouir de ce spectacle, & dont la plûpart lui rioient au nez, tout cela le mit dans une colere épouvantable, & contre tous les assistants, & contre le Bassin des Tuileries, & contre la Dame qui avoit eu, disoit-il, la malice de ne pas l’avertir qu’il alloit tomber dedans ; enfin il juroit & pestoit, comme si toute la Nature étoit coupable de l’étourderie qu’il venoit de faire. Voila les hommes ! ◀Allgemeine Erzählung

J’ai l’honneur d’être &c.

Paris ce 10. Juillet 1751.

◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2

Fin du Tome Dixième.

Jeudi ce 15 Juillet 1751.

◀Ebene 1