Article XXIII. Armand de Boisbeleau de La Chapelle Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Michaela Fischer Herausgeber Michael Hammer Mitarbeiter Elisabeth Hobisch Mitarbeiter Katharina Jechsmayr Mitarbeiter Pia Mayer Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 30.07.2019

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Armand de Boisbeleau de La Chapelle: Le Philosophe Nouvelliste, traduit de l’Anglois de Mr. Steele par A.D.L.C. Tome Second. Amsterdam: François Changuion 1735, 243-253, Le Philosophe nouvelliste 2 023 1735 Frankreich
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Article XXIII.

Du Samedi 20. au Mardi, 23. Août 1709.

De la Maison de White, 22. Août.

L’infortuné Cinthio, qui m’honore toujours de sa Confidence, me communique souvent, avec ingenuité, ses plus secrettes pensées, & ne me cache point ses plus grandes foiblesses. Il me disoit l’autre jour, que bien qu’il ne fut encore qu’à la fleur de son âge, l’amour de Clarisse tellement detruit, chez lui, toutes les Passions, que la plus belle femme ne courroit pas plus de risque avec lui qu’avec un Vieillard de quatre vingts ans. Cet amour, disoit-il, possede toute mon ame, & la flamme dont je brûle pour cette belle y a éteint jusqu’à la moindre étincele des autres, ni plus ni moins que le Soleil qui par ses rayons éteint les feus ordinaires.

Il faut avoir la plus haute opinion de la probité d’un homme, pour lui faire des Confidences de cette Nature ; car entre gens un peu malins elles exposeroient fort aux railleries. J’en agis avec Cinthio en Ami & en honnête Homme. Sans lui faire seulement sentir le ridicule, qui sautoit aux yeux, dans ce qu’il venoit de me dire, je le félicitai de la Vertu que son Amour pour Clarisse lui avoit fait aquerir. Je lui dis que la Chasteté étoit une des plus belles perfections de nôtre Nature, & ne faisoit pas moins d’honneur à nôtre Sexe qu’à l’autre. « Le grand Scipion, ajoutai-je, en jugea de la sorte, & mérita, par cet endroit, les Eloges les plus flatteurs de l’Histoire, Il en étoit de son temps à Rome comme il en est aujourd’hui dans la Grande-Bretagne. A l’ombre d’un Etat florissant, le Bel Esprit se donnoit carriere, se divertissoit au depens du prochain, & ne faisoit grace à personne. Cependant je ne sache pas qu’il y eût alors un seul Romain qui trouvât à mordre sur l’action de ce Heros dans la rencontre suivante.

A l’âge de vingt & quatre ans Scipion remporta en Espagne une grande Victoire. Il lui échut en partage, une grande quantité de Prisonniers de tout rang & de tout Sexe. Parmi les Captives, étoit une fille charmante, encore dans le printemps de son âge & de sa beauté. Le Vainqueur n’étoit pas insensible, & le sort des armes sembloit lui avoir aquis tout droit, en lui donnant tout pouvoir. Il ne vit donc point une Esclave si belle sans être épris de ses charmes. Mais à la première Vuë, il découvrit, dans ses yeux une si grande douleur mêlée de tant de fierté qu’il voulut savoir son Histoire. On lui dit que cette Dame étoit de la plus haute naissance, & que depuis peu elle étoit engagée avec Indibilis, homme d’un grand mérite, & des plus grands Seigneurs du Païs. Aussitôt, qu’il fut cela, le généreux Romain se mit à la place de l’amant infortuné qui alloit perdre une Epouse si digne d’être aimée. Scipion étoit jeune : il n’étoit point marié ; il étoit amoureux ; & par dessus tout cela il étoit Maître & Conquerant. Il imposa néanmoins silence à son cœur, & ne se servit de ses droits & de son pouvoir que pour faire le bonheur d’un Rival. Il commanda que les Amis & les Parens de la Dame, sans oublier son Galant, le vinssent trouver, tel jour qu’il marqua. Ils ne manquerent pas au rendez vous, & l’on conçoit aisément les diverses inquiétudes qui dévoient cruellement agiter un Pére malheureux, une Mere desolée, un Amant au desespoir. Je passerai sur des mouvements si vifs & si délicats, parce qu’il n’est rien de moins aisé que de les bien décrire. Après s’être fait un peu attendre, Scipion parut, & leur présenta la Prisonniere. Cet aspect les glaça de frayeur. Ils n’ignoroient pas que de quelques beaux sentimens que les Romains, se piquassent, ces Vainqueurs abusoient souvent de leurs triomphes dans un Païs de Conquête. Dans cette triste pensée, ils se prosternerent tous aux pieds du Romain. Il n’y eut qu’Indibilis qui montra un courage plus male. Scipion qui remarqua cette fermeté magnanime, l’en estima davantage, & lui parla en ces termes.

Ce n’est pas la coûtume des Romains de se servir de tout leur pouvoir le plus juste. Nous ne nous battons point pour désoler les Provinces, ou pour détruire les liens de l’humanité. Je suis instruit de Vôtre Mérite, & je sai que vous aimez cette Dame. La fortune m’a rendu vôtre Maître ; mais je souhaite de devenir vôtre ami. Voici vôtre femme ; je vous la rends ; recevez la de ma main, & veuillent les Dieux vous benir avec Elle ? Il ne sera jamais dit que Scipion achete un moment de plaisir au prix de tout le malheur d’un honnête homme.

A ce coup imprévû, le cœur d’Indibilis fut si troublé qu’il ne sut trouver des paroles. Pour toute réponse il se jetta lui-même, comme les autres, aux pieds du Vainqueur, & les baigna de ses larmes. La belle Prisonniere en fit tout autant, non moins surprise, & non moins attendrie. Enfin le Pere recouvrant la voix, rompit le silence. Oh ! divin Scipion, dit-il, les Dieux vous ont donné une Vertu plus qu’humaine. Grand Capitaine, jeune Heros qu’on ne peut – assez admirer ; que cette action vous est glorieuse ! Ma fille sent tout le prix de votre faveur. Elle prie les Dieux qu’ils vous en recompensent. Elle croit que ce sont eux qui vous ont envoyé du Ciel sur la terre. Et les transports de sa joye & de sa reconnoissance vous font plus de plaisir que ne vous en auroit donné la possession d’une personne que vous auriez rendu malheureuse. Le Vertueux Scipion, cacha l’emotion de son cœur, repondit en un mot, Mon Pére, soyez ami des Romains, & se retira. Les Parens de la Dame lui envoyerent ensuite des sommes immenses comme pour en payer la rançon. Il en fit présent à Indibilis, & chargea en souriant les Porteurs de lui dire, que ce qu’il lui donnoit étoit bien peu de chose au prix de ce qu’il lui avoit déja donné, & qu’à son age il étoit plus difficile d’être chaste que d’être généreux.

Cinthio m’a paru prendre beaucoup de goût à l’Histoire, mais il m’a dit que de nos jours cette Vertu ne faisoit, dans le monde, que très peu de figure. Il est vrai, lui ai-je repondu, que nous en avons perdu le goût dans la pratique. Cela n’empêche pourtant point que l’on n’en conserve l’idée. On a beau rire & plaisanter ; la solide Vertu se maintient toujours en honneur dans l’estime des hommes. Si l’on se scandalise moins qu’autrefois de voir des perfides qui font tomber dans le piege de pauvres innocentes, & qui se moquent ensuite de leur foiblesse, ce n’est que parce que cela revient trop souvent, & qu’on s’accoutume à le voir. Après tout pourtant, les actions, semblables à celle que je viens de vous raconter, sont les seules qui nous paroissent dignes de l’honnête homme, & nous les trouvons d’autant plus belles, que nous nous sentons moins capables de les imiter.

De la Maison de Guillaume.

22. Août.

On diroit, que dans une Ville où l’on ne peut-être impunément ridicule, il devroit être impossible d’y voir des gens, qui connoissent un peu le monde, dire à qui que ce soit des injures. Mais il faut croire qu’il y a des Esprits, qui comme les Corps, ne croissent point après un certain age ; car on en trouve qui étoient à vingt ans ce qu’ils sont encore à quarante, & qui vraisemblablement ne peuvent ni ne doivent aller plus loin. Je ne conçois point d’autre raison à donner de ce que Martius qui parle tant n’a point encore appris à parler d’une maniere à être entendu de personne. Il est venu tantôt nous joindre en ce lieu. J’étois avec les Srs. Dactyle Ecrivain d’Epigramme, Comma Grammairien, & la Croix faiseur d’Anagrammes. Nous nous étions retirez tous quatre dans un coin de la Salle, où nous nous entretenions paisiblement d’une Matiere qui nous convenoit. Cette Matiere étoit Ce sujet semble être tiré du bruit que l’on fit autrefois en France, sur ce que l’on attribuoit à l’Academie le dessein de bannir le mot Car de la Langue. Voyez Hist. de l’Acad. I. Tom. pag. 66 de l’Edit. 1730. 8vo. Voiture, Lettre 53. pag. 132. Ed. Paris 1660. 6 la Bruyere : Caract. Chr. 14. Tom. 2. pag. 236. Ed. Amst. 1731.la Particule Car dont nous examinions la Vertu. Martius qui nous connoit, & que nous connoissions tous, s’est approché, en nous demandant sur quoi rouloit la Conversation ? Car Messieurs, a-t-il ajoûté, vous saurez que ai eu le bonheur de passer tout le reste du jour parmi les Etoiles de la premiere grandeur, & de ne voir que des gens de Lettres. Je serois bien aise de consommer ce bonheur, de finir la journée par un Période semblable à celui qui l’a commencée ; & par conséquent de participer au plaisir de votre Société. Je lui ai dit de quoi nous parlions. En vérité Messieurs, a-t-il répliqué, le choix de votre sujet est modeste. Voulez vous bien me permettre de donner un peu plus d élévation à vos recherches ? Je vous propose respectueusement d’examiner à fond le mot d’autant que : Car quoi que ce ne soit qu’un seul mot, à ce que je crois vu moins, cependant il sera plus grand, & plus digne de nous d’en traiter, parce que d’autant est une particule de quantité, & que le dejoint au que en fait une particule de comparaison. Mr., lui a reparti le Sr. Comma, qui parle toujours du plus grand serieux, je prendrai la liberté de vous dire que certaine promptitude d’imagination vous a jetté dans l’erreur, & vous fait parler à la volée, faute de bien connoitre les parties de l’Oraison : & c’est-là ce qui arrive à toutes les personnes qui n’ont pas assez étudié la particule Car. Vous avez prononcé ce Car sans tirer aucune consequence, ce qui est pourtant le grand usage de cette Particule. Quant à l’Observation que vous avez faite, sur la Quantité & sur la Comparaison dans les Syllabes de d’autant que, elle ne vaut pas un fêtu. Mais c’est le defaut ordinaire des gens, qui ont beaucoup d’esprit d’être incorrects, malheur dans lequel ils ne tombent que pour se servir indiscretement du mot Car. Feuilletez tous les Livres de Controverse, & je gage que vous y verrez que toutes les Disputes se reduisent uniquement à savoir, si le Car a été bien placé, ou si ceux qui l employent, ne l’ont pas fait venir par force, plutôt parce qu’ils en avoient besoin que parce qu’ils en connoissoient bien l’usage : En faut il un exemple ? L’exemple de l’Original ne pouvant être traduit en François, j’y ai substitué celui-ci, qui est tout aussi bon qu’un autre dans la bouche d’un Pedant sans Esprit & sans goût. Ces paroles de Voiture sont tirées de sa Lettre 53. ubi sup.je le tirerai de la fameuse Lettre de Voiture à Mlle. De Rambouillet. « Vous ne parlez point des choses qui me regardent. En trois ou quatre pages, à peine vous souvient il une seule fois de moi : & la raison en est car. Considerez moi davantage une autre fois s’il vous plaît : & quand vous entreprendrez la défense des affligez, souvenez vous que je suis du nombre. Je me servirai toujours de lui-même pour vous obliger à m’accorder cette grace : & je vous assure que vous me la devez. Car je suis, Mademoiselle, votre &c. » Vous voyez bien que car est mis là deux fois pour badiner seulement, & point du tout pour raisonner.

Martius étourdi de tout cela, lui a répondu qu’il admiroit cette profonde érudition, & qu’il n’avoit pas lui-même assez de savoir pour bien comprendre à quoi tendoit ce qu’on venoit de lui dire. Cette spirituelle Dispute, qui a duré encore longtemps m’a fait faire réflexion sur la différente capacité des hommes, & je n’ai pû remarquer, sans surprise, que l’on puisse pecher contre le bon sens avec tant de diversité, que les uns le font comme en triomphe, pendant que les autres ne le font en quelque façon qu’en tremblant. Martius est comme un Aveugle qui pour marcher leve la jambe beaucoup plus haut que les au-tres, & Comma ressemble aux courtes Vuës qui craignent de mettre un pied devant l’autre. Le premier est un ignorant dont la sottise divertit, & qui ne se decontenance de rien : Au lieu que le second, qui croit savoir quelque chose se déferre si aisement qu’on n’a pas le courage d’en rire. Leur Conversation m’a confirmé dans la pensée que l’Etude ne fait que fortifier nos dispositions naturelles. L’Impertinent en tire le malheureux desavantage d’avoir plus de moyens differens de montrer ce qu’il est ; & l’homme de bon sens n’en devient que plus judicieux par le bon usage qu’il fait de ses lumieres aquises.

Article XXIII. Du Samedi 20. au Mardi, 23. Août 1709. De la Maison de White, 22. Août. L’infortuné Cinthio, qui m’honore toujours de sa Confidence, me communique souvent, avec ingenuité, ses plus secrettes pensées, & ne me cache point ses plus grandes foiblesses. Il me disoit l’autre jour, que bien qu’il ne fut encore qu’à la fleur de son âge, l’amour de Clarisse tellement detruit, chez lui, toutes les Passions, que la plus belle femme ne courroit pas plus de risque avec lui qu’avec un Vieillard de quatre vingts ans. Cet amour, disoit-il, possede toute mon ame, & la flamme dont je brûle pour cette belle y a éteint jusqu’à la moindre étincele des autres, ni plus ni moins que le Soleil qui par ses rayons éteint les feus ordinaires. Il faut avoir la plus haute opinion de la probité d’un homme, pour lui faire des Confidences de cette Nature ; car entre gens un peu malins elles exposeroient fort aux railleries. J’en agis avec Cinthio en Ami & en honnête Homme. Sans lui faire seulement sentir le ridicule, qui sautoit aux yeux, dans ce qu’il venoit de me dire, je le félicitai de la Vertu que son Amour pour Clarisse lui avoit fait aquerir. Je lui dis que la Chasteté étoit une des plus belles perfections de nôtre Nature, & ne faisoit pas moins d’honneur à nôtre Sexe qu’à l’autre. « Le grand Scipion, ajoutai-je, en jugea de la sorte, & mérita, par cet endroit, les Eloges les plus flatteurs de l’Histoire, Il en étoit de son temps à Rome comme il en est aujourd’hui dans la Grande-Bretagne. A l’ombre d’un Etat florissant, le Bel Esprit se donnoit carriere, se divertissoit au depens du prochain, & ne faisoit grace à personne. Cependant je ne sache pas qu’il y eût alors un seul Romain qui trouvât à mordre sur l’action de ce Heros dans la rencontre suivante. A l’âge de vingt & quatre ans Scipion remporta en Espagne une grande Victoire. Il lui échut en partage, une grande quantité de Prisonniers de tout rang & de tout Sexe. Parmi les Captives, étoit une fille charmante, encore dans le printemps de son âge & de sa beauté. Le Vainqueur n’étoit pas insensible, & le sort des armes sembloit lui avoir aquis tout droit, en lui donnant tout pouvoir. Il ne vit donc point une Esclave si belle sans être épris de ses charmes. Mais à la première Vuë, il découvrit, dans ses yeux une si grande douleur mêlée de tant de fierté qu’il voulut savoir son Histoire. On lui dit que cette Dame étoit de la plus haute naissance, & que depuis peu elle étoit engagée avec Indibilis, homme d’un grand mérite, & des plus grands Seigneurs du Païs. Aussitôt, qu’il fut cela, le généreux Romain se mit à la place de l’amant infortuné qui alloit perdre une Epouse si digne d’être aimée. Scipion étoit jeune : il n’étoit point marié ; il étoit amoureux ; & par dessus tout cela il étoit Maître & Conquerant. Il imposa néanmoins silence à son cœur, & ne se servit de ses droits & de son pouvoir que pour faire le bonheur d’un Rival. Il commanda que les Amis & les Parens de la Dame, sans oublier son Galant, le vinssent trouver, tel jour qu’il marqua. Ils ne manquerent pas au rendez vous, & l’on conçoit aisément les diverses inquiétudes qui dévoient cruellement agiter un Pére malheureux, une Mere desolée, un Amant au desespoir. Je passerai sur des mouvements si vifs & si délicats, parce qu’il n’est rien de moins aisé que de les bien décrire. Après s’être fait un peu attendre, Scipion parut, & leur présenta la Prisonniere. Cet aspect les glaça de frayeur. Ils n’ignoroient pas que de quelques beaux sentimens que les Romains, se piquassent, ces Vainqueurs abusoient souvent de leurs triomphes dans un Païs de Conquête. Dans cette triste pensée, ils se prosternerent tous aux pieds du Romain. Il n’y eut qu’Indibilis qui montra un courage plus male. Scipion qui remarqua cette fermeté magnanime, l’en estima davantage, & lui parla en ces termes. Ce n’est pas la coûtume des Romains de se servir de tout leur pouvoir le plus juste. Nous ne nous battons point pour désoler les Provinces, ou pour détruire les liens de l’humanité. Je suis instruit de Vôtre Mérite, & je sai que vous aimez cette Dame. La fortune m’a rendu vôtre Maître ; mais je souhaite de devenir vôtre ami. Voici vôtre femme ; je vous la rends ; recevez la de ma main, & veuillent les Dieux vous benir avec Elle ? Il ne sera jamais dit que Scipion achete un moment de plaisir au prix de tout le malheur d’un honnête homme. A ce coup imprévû, le cœur d’Indibilis fut si troublé qu’il ne sut trouver des paroles. Pour toute réponse il se jetta lui-même, comme les autres, aux pieds du Vainqueur, & les baigna de ses larmes. La belle Prisonniere en fit tout autant, non moins surprise, & non moins attendrie. Enfin le Pere recouvrant la voix, rompit le silence. Oh ! divin Scipion, dit-il, les Dieux vous ont donné une Vertu plus qu’humaine. Grand Capitaine, jeune Heros qu’on ne peut – assez admirer ; que cette action vous est glorieuse ! Ma fille sent tout le prix de votre faveur. Elle prie les Dieux qu’ils vous en recompensent. Elle croit que ce sont eux qui vous ont envoyé du Ciel sur la terre. Et les transports de sa joye & de sa reconnoissance vous font plus de plaisir que ne vous en auroit donné la possession d’une personne que vous auriez rendu malheureuse. Le Vertueux Scipion, cacha l’emotion de son cœur, repondit en un mot, Mon Pére, soyez ami des Romains, & se retira. Les Parens de la Dame lui envoyerent ensuite des sommes immenses comme pour en payer la rançon. Il en fit présent à Indibilis, & chargea en souriant les Porteurs de lui dire, que ce qu’il lui donnoit étoit bien peu de chose au prix de ce qu’il lui avoit déja donné, & qu’à son age il étoit plus difficile d’être chaste que d’être généreux. Cinthio m’a paru prendre beaucoup de goût à l’Histoire, mais il m’a dit que de nos jours cette Vertu ne faisoit, dans le monde, que très peu de figure. Il est vrai, lui ai-je repondu, que nous en avons perdu le goût dans la pratique. Cela n’empêche pourtant point que l’on n’en conserve l’idée. On a beau rire & plaisanter ; la solide Vertu se maintient toujours en honneur dans l’estime des hommes. Si l’on se scandalise moins qu’autrefois de voir des perfides qui font tomber dans le piege de pauvres innocentes, & qui se moquent ensuite de leur foiblesse, ce n’est que parce que cela revient trop souvent, & qu’on s’accoutume à le voir. Après tout pourtant, les actions, semblables à celle que je viens de vous raconter, sont les seules qui nous paroissent dignes de l’honnête homme, & nous les trouvons d’autant plus belles, que nous nous sentons moins capables de les imiter. De la Maison de Guillaume. 22. Août. On diroit, que dans une Ville où l’on ne peut-être impunément ridicule, il devroit être impossible d’y voir des gens, qui connoissent un peu le monde, dire à qui que ce soit des injures. Mais il faut croire qu’il y a des Esprits, qui comme les Corps, ne croissent point après un certain age ; car on en trouve qui étoient à vingt ans ce qu’ils sont encore à quarante, & qui vraisemblablement ne peuvent ni ne doivent aller plus loin. Je ne conçois point d’autre raison à donner de ce que Martius qui parle tant n’a point encore appris à parler d’une maniere à être entendu de personne. Il est venu tantôt nous joindre en ce lieu. J’étois avec les Srs. Dactyle Ecrivain d’Epigramme, Comma Grammairien, & la Croix faiseur d’Anagrammes. Nous nous étions retirez tous quatre dans un coin de la Salle, où nous nous entretenions paisiblement d’une Matiere qui nous convenoit. Cette Matiere étoit Ce sujet semble être tiré du bruit que l’on fit autrefois en France, sur ce que l’on attribuoit à l’Academie le dessein de bannir le mot Car de la Langue. Voyez Hist. de l’Acad. I. Tom. pag. 66 de l’Edit. 1730. 8vo. Voiture, Lettre 53. pag. 132. Ed. Paris 1660. 6 la Bruyere : Caract. Chr. 14. Tom. 2. pag. 236. Ed. Amst. 1731.la Particule Car dont nous examinions la Vertu. Martius qui nous connoit, & que nous connoissions tous, s’est approché, en nous demandant sur quoi rouloit la Conversation ? Car Messieurs, a-t-il ajoûté, vous saurez que ai eu le bonheur de passer tout le reste du jour parmi les Etoiles de la premiere grandeur, & de ne voir que des gens de Lettres. Je serois bien aise de consommer ce bonheur, de finir la journée par un Période semblable à celui qui l’a commencée ; & par conséquent de participer au plaisir de votre Société. Je lui ai dit de quoi nous parlions. En vérité Messieurs, a-t-il répliqué, le choix de votre sujet est modeste. Voulez vous bien me permettre de donner un peu plus d élévation à vos recherches ? Je vous propose respectueusement d’examiner à fond le mot d’autant que : Car quoi que ce ne soit qu’un seul mot, à ce que je crois vu moins, cependant il sera plus grand, & plus digne de nous d’en traiter, parce que d’autant est une particule de quantité, & que le dejoint au que en fait une particule de comparaison. Mr., lui a reparti le Sr. Comma, qui parle toujours du plus grand serieux, je prendrai la liberté de vous dire que certaine promptitude d’imagination vous a jetté dans l’erreur, & vous fait parler à la volée, faute de bien connoitre les parties de l’Oraison : & c’est-là ce qui arrive à toutes les personnes qui n’ont pas assez étudié la particule Car. Vous avez prononcé ce Car sans tirer aucune consequence, ce qui est pourtant le grand usage de cette Particule. Quant à l’Observation que vous avez faite, sur la Quantité & sur la Comparaison dans les Syllabes de d’autant que, elle ne vaut pas un fêtu. Mais c’est le defaut ordinaire des gens, qui ont beaucoup d’esprit d’être incorrects, malheur dans lequel ils ne tombent que pour se servir indiscretement du mot Car. Feuilletez tous les Livres de Controverse, & je gage que vous y verrez que toutes les Disputes se reduisent uniquement à savoir, si le Car a été bien placé, ou si ceux qui l employent, ne l’ont pas fait venir par force, plutôt parce qu’ils en avoient besoin que parce qu’ils en connoissoient bien l’usage : En faut il un exemple ? L’exemple de l’Original ne pouvant être traduit en François, j’y ai substitué celui-ci, qui est tout aussi bon qu’un autre dans la bouche d’un Pedant sans Esprit & sans goût. Ces paroles de Voiture sont tirées de sa Lettre 53. ubi sup.je le tirerai de la fameuse Lettre de Voiture à Mlle. De Rambouillet. « Vous ne parlez point des choses qui me regardent. En trois ou quatre pages, à peine vous souvient il une seule fois de moi : & la raison en est car. Considerez moi davantage une autre fois s’il vous plaît : & quand vous entreprendrez la défense des affligez, souvenez vous que je suis du nombre. Je me servirai toujours de lui-même pour vous obliger à m’accorder cette grace : & je vous assure que vous me la devez. Car je suis, Mademoiselle, votre &c. » Vous voyez bien que car est mis là deux fois pour badiner seulement, & point du tout pour raisonner. Martius étourdi de tout cela, lui a répondu qu’il admiroit cette profonde érudition, & qu’il n’avoit pas lui-même assez de savoir pour bien comprendre à quoi tendoit ce qu’on venoit de lui dire. Cette spirituelle Dispute, qui a duré encore longtemps m’a fait faire réflexion sur la différente capacité des hommes, & je n’ai pû remarquer, sans surprise, que l’on puisse pecher contre le bon sens avec tant de diversité, que les uns le font comme en triomphe, pendant que les autres ne le font en quelque façon qu’en tremblant. Martius est comme un Aveugle qui pour marcher leve la jambe beaucoup plus haut que les au-tres, & Comma ressemble aux courtes Vuës qui craignent de mettre un pied devant l’autre. Le premier est un ignorant dont la sottise divertit, & qui ne se decontenance de rien : Au lieu que le second, qui croit savoir quelque chose se déferre si aisement qu’on n’a pas le courage d’en rire. Leur Conversation m’a confirmé dans la pensée que l’Etude ne fait que fortifier nos dispositions naturelles. L’Impertinent en tire le malheureux desavantage d’avoir plus de moyens differens de montrer ce qu’il est ; & l’homme de bon sens n’en devient que plus judicieux par le bon usage qu’il fait de ses lumieres aquises.