Zitiervorschlag: Armand de Boisbeleau de La Chapelle (Hrsg.): "Article XX.", in: Le Philosophe nouvelliste, Vol.2\020 (1735), S. 211-219, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.5063 [aufgerufen am: ].


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Article XX.

Du Samedi, 13. Août au Mardi 16.

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De la Maison de White, 15. Août.

Metatextualität► Je laisse à d’autres les Relations qui concernent l’interêt des Princes, la paix de l’Europe & les revolutions du Ministère : Ces Objets, quelque grands qu’ils soyent en eux-mêmes, ne le sont pas assez pour moi. Au moins dois-je quelquefois m’élever plus haut.

[212] Mon dessein est de dévoiler de temps en temps aux yeux du public, ces Oeuvres de la Providence & de la Nature ; qui ne se developant d’ordinaire qu’avec beaucoup de lenteur, produisent tout à coup les effets les plus surprenans. Tout cela se fait avec tant de silence, & si peu d’efforts, que la plupart des hommes n’y font pas attention. Ces Objets pourtant le meriteroient bien mieux que tant d’autres ; l’occupation ne peut être ni plus agréable, ni plus utile. Le Cœur, l’imagination & l’Esprit y gagnent également. On doit donc me savoir gré de l’Histoire suivante. ◀Metatextualität Il s’y agit d’un jeune homme, né aveugle qui vient de recouvrer la Vûë à l’âge de vingt ans. L’Oculiste fit l’operation le 29. de Juin dernier, & la chose s’est passée 1 à Newington, c’est à dire aux Portes de Londres.

Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Le Sieur Grant, ayant bien observé [213] les yeux du jeune homme, jugea qu’il ne seroit pas impossible de lui rendre la vûe. Il en assura les Parens & les Amis du Patient, au nombre desquels étoit Mr. Caswell, le Ministre du Lieu. A cette Nouvelle, qui se repandit bientôt, tous les Voisins se rendirent dans la Maison pour avoir part au spectacle : l’amitié pour l’Aveugle y entroit pour quelque chose, mais le grand motif étoit la curiosité de voir rendre un nouveau Sens à un Garçon de cet Age. Mr. Caswell, homme d’Esprit & bon Philosophe, prevint la Compagnie sur un point important. Il les pria, qu’en cas que l’Opération reüssit, chacun eût la bonté de garder le silence, afin que le jeune homme pût exprimer naturellement ses pensées sur son nouvel état sans être conduit par d’autres Sensations à l’idée des choses, ou à la distinction des personnes de sa Connoissance que par le son de leur Voix. Outre la Mere, les Freres, & les Sœurs de l’Aveugle il y avoit aussi, dans l’Assemblée, une jeune Voisine dont il étoit amoureux. L’Opération se fit avec autant de savoir que d’adresse.

Au premier rayon de lumière qu’il [214] apperçut, on vit à ses gestes un transport, melé de surprise & de joye, qui faillit à le faire pâmer. Il examine de la tête aux piés l’Oculiste, qui se tenoit debout devant lui, ses Instrumens à la main. S’examinant ensuite lui-même, avec la même attention, il sembla faire la comparaison de ces deux Objets, & lors qu’il en vint aux mains, on crut discerner qu’il n’y trouvoit de différence que dans les instrumens, qu’il prit pour des parties de ces Mains étrangéres.

On le laissa quelque tems dans cet embarras. Enfin la Mere ne se pût contenir. Son cœur étoit trop vivement agité. Elle se jetta au cou de ce cher Enfant, & lui dit, en le baignant de ses larmes, Oh mon fils, dit elle, mon cher fils ! Il la reconnut à la voix, & ne put à son tour, prononcer que ce peu de paroles, Oh ! mon Dieu ! Etes vous ma Mere ? En finissant ces mots, il s’évanouit. On peut juger de l’effet que ceci produisit sur la Compagnie. Chacun courut à son secours, c’étoit à qui temoigneroit le plus d’empressement pour le faire revenir. La jeune Demoiselle, qui l’aimoit, autant qu’elle en [215] étoit aimée, ne fut pas des dernieres. La douleur lui fit jetter un grand cri. Ce son pénétra le jeune homme. Il ne fallut que cela pour le rappeller à la vie. On le vit alors occupé de deux Objets à la fois. Il contemploit la personne, à mesure qu’il en étudioit la voix. Après quelques momens de cette Scène muete, que m’a-t-on fait ? S’écria-t-il. Où m’a-t-on conduit ? Qu’est ce qui m’environne ? Sont ce là les choses dont on m’a si souvent parlé ? Est ceci la Lumiere ? Est-ce ce que vous appellez voir ? Lorsque vous vous disiez que vous étiés bien aise de vous voir les uns les autres, sentiez-vous toûjours le plaisir que je sens à cette heure ? Où est le petit Garçon qui me sert de Guide ? Il me semble à présent que je pourrois aller par tout sans lui. A ces mots il se mit en devoir de marcher. Mais on eût dit qu’il avoit peur de tout ce qui l’approchoit. Dès qu’on s’en apperçut-on lui représenta qu’il feroit mieux de se laisser conduire, comme à l’ordinaire, jusqu’à ce qu’il se fut familiarisé avec sa nouvelle condition. Le Guide fut appellé, & Mr. Caswell, le lui présentant, lui demanda, Quelle chose il croyoit qu’étoit ce Conducteur, avant qu’il l’eût vû ? [216] Il repondit, qu’il se le représentoit comme une Créature du même genre, mais dont l’espece étoit plus rare que la sienne.

Tout le monde accourut au bruit de l’operation. La foule fut bientôt si grande, que le Patient, s’en trouvant incommodé, demanda au Ministre, combien de gens il avoit encore à voir ? Celui-ci lui répondit en soûriant, qu’il entroit dans sa peine ; que tant d Objets nouveaux lui devoient être incommodes, & qu’il devoit souffrir qu’on le reduisit à son premier état, en lui couvrant la vuë, jusqu’à ce quelle se fut fortifiée. Souvenez vous, ajouta-t-il en continuant de lui adresser la parole, que vous n’apprites pas tout d’un coup à marcher. Ce ne fut que par degrès, & peu à peu que vous aquîtes la force du Mouvement que vous possédez à cette heure. Il en doit être de même des yeux. Le transport, où vous êtes d’en avoir reçu l’usage est trop violent. Il pourroit aussi vous être funeste. Votre vuë n’est pas encore assez forte pour soutenir sans danger, les vives impressions de la Lumiére. Ces impressions même ne peuvent que vous être un peu douloureuses. Resolvez-vous à la perdre pour quelque temps afin de la pouvoir conserver. Ce fut avec bien de la [217] repugnance qu’il se laissa bander les yeux. Quand il y eut consenti, la chose fut faite, & on le mit dans une Chambre obscure, où on le tint jusqu’à ce qu’on pût lui donner l’entiere liberté des Organes ; ce qui ne devoit se faire qu’avec les précautions requises.

Pendant son nouvel aveuglement, il ne cessa de faire les plus tristes lamentations. Il faisoit d’ameres plaintes de son Etat. Il acusoit ses Parens de s’être joué d’un malheureux, & d’avoir usé d’enchantement ou pour lui faire croire qu’il voyoit, ou pour lui faire croire qu’il ne voyoit point. Oui, disoit-il dans sa douleur, si ce qui m’est arrivé n’est qu’illusion, si le bonheur, dont j’ai jouï pendant quelques momens, ne revient plus, j’en perdrai l’esprit, si tant est même que je ne l’aye pas déjà perdu. Plus calme en d’autres temps, il tâchoit de se rappeller le nom des differentes personnes qu’il avoit vuës après l’opération, & vous l’entendiez agréablement inventer des termes pour dire ce qu’il avoit remarqué de nouveau durant ce court intervalle.

Le dixiéme de ce mois fut choisi pour lui rendre tout-à-fait la lumiére. On [218] crût qu’il seroit à propos d’en donner le soin à sa Maîtresse. Elle lui en deviendroit plus chère, & les transports seroient plus aisément modérez par une bouche qui eut toujours tant de pouvoir sur son Cœur. Elle accepta Volontiers l’office, & s’approchant de lui pour le faire, Mon Cher, lui dit-elle, je m’en vais vous ôter le Bandeau, je tremble en le faisant. Peut-être devrois-je vous le laisser. Des nôtre Enfance je vous ai tendrement aimé aveugle. Vous m’avez aimée avec la même tendresse sans m’avoir jamais vuë. Voilà ce qui fait ma crainte. Vous allez apprendre ce que c’est que la beauté. Cette connoissance exposera vôtre Coeur à mille tentations, & je cours risque de vous perdre sans espoir de retour. Avant que je m’expose à ce danger, dites moi, je vous prie par où l’Amour, que vous me portez entra dans votre Cœur ; car c’est ordinairement par les yeux qu’il s’y glisse.

Ma Chere Lidie, repondit le jeune Amant, si la vuë me doit priver des doux mouvemens, que j’ai toujours sentis, lorsque j’entendois vôtre voix ; si je ne dois plus distinguer vos pas de ceux d’une autre personne, quand vous approcherez de moi ; S’il me faut troquer les plaisirs que je [219] goûtois avec vous contre la surprise qui me saisit dans le peu de temps où j’ai vû, ou si quelque chose peut jamais me faire oublier que vous fûtes le premier Objet aimable qui s’offrit à mes yeux ; je n’ai que faire de ces yeux, qui feroient un ingrat, & qui me priveroient de tout mon bonheur. Arrachez-les, ma chere Lidie ; je ne les ai souhaitez que pour le plaisir de vous voir. Je n’en veux point s’ils peuvent me rendre infidéle.

Lidie rassurée ne songea plus qu’à se divertir de l’ignorance de son Amant, & lui fit quelques questions dont il se tira comme il pût. Dans toutes ces réponses, on ne remarqua guére d’autres idées de tendresse, que celles qui se communiquent au cœur par l’Oreille. Il finit en protestant, que quand il verroit Valence & Barcelone, il n’aimeroit jamais que Lidie. A la chaleur avec laquelle on se dispute ces Villes, elles passoient dans son Esprit pour les deux plus belles Dames qu’il y eut en Europe. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Newington est un joli petit Village à environ 2. Milles de Londres. La Cure, dont il s’agit dans cet Article, est réelle, & fit beaucoup de bruit dans la Ville, de même que beaucoup d’honneur à l’Oculiste, dont elle augmenta considerablement la Reputation & la Pratique.