Zitiervorschlag: Anonyme (Claude de Crébillon) (Hrsg.): "N°. 7.", in: La Bigarure, Vol.9\007 (1751), S. 51-56, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4968 [aufgerufen am: ].


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N°. 7.

Ebene 2► Brief/Leserbrief► VOus me demandez, Monsieur, dans votre derniere Lettre, s’il n’y a donc plus d’Ecrivains parmi nous, & pourquoi ils font si peu parler d’eux . . . . A cette question je réponds que, bien loin d’en manquer, on en voit naitre, au contraire, ici tous les jours de nouveaux, & que jamais la Presse n’a tant gémi, chez nous, qu’elle le fait depuis un tems ; Mais malheureusement aussi, ce n’est que pour produire des Ouvrages dont la plûpart font gémir les Lecteurs qui ont tant soit peu de goût. Je vous ai envoyé, pour vous en convaincre, quelques échantillons de ces belles productions aux quelles j’en aurois pu joindre un grand nombre d’autres, telles que sont, La Pipe Cassé’e ; Poème Epi-Tra-Co-Burles-Poissard-Héroïque, en quatre Chants, Le Sixième Sens, & plusieurs autres de cette espece, dont le titre seul annonce l’importance, & la beauté ; Mais outre que ces Ouvrages sont tombez, aussitôt qu’ils ont paru, dans l’oubli & le mépris qu’ils méritoient, j’aurois cru exposer mes Lettres au même mépris, que vous en auriez surement fait vous même, si je les avois remplies de ces Sotises. Comme je connois votre bon goût, je suis per-[52]suadé que la Nouveauté ne vous plait, qu’autant qu’elle se trouve jointe à la beauté, à l’interêt, & à l’utilité. C’est aussi dans cette vuë que j’ai mis de côté quelques bons Livres nouveaux, & quelques jolis morceaux de Poësie, qui ont paru depuis peu, dans le dessein de vous en rendre compte aussitôt que les Avantures galantes, les événements Historiques, & autres bagatelles amusantes (dont vos Dames sont mille fois plus curieuses, que des plus beaux & des plus excellents Livres du monde) m’en laisseroient le tems ; & c’est ce que je vais faire aujourdhui.

Je commence par un Ouvrage qui vient de paroitre, & qui est ici fort recherché à cause du nom de son Auteur. Il est de Mr. Duclos, de l’Academie des Quarante, le quel a succedé à M. de Voltaire dans son emploi d’Historiographe de France, Ecrivain déja connu par de petits Ouvrages Philosophiques, & par son Histoire de Louis XI. Celui-ci est en deux Volumes, & est intitulé : Considerations sur les Mœurs de ce siécle. C’est l’ouvrage d’un Philosophe qui respecte, & qui veut faire renaitre, en quelque façon, la Vertu qui semble être aujourd’hui morte parmi nous, d’un Citoyen qui aime, & fait aimer, la Patrie, d’un Bel-Esprit qui saisit, & qui rend bien les ridicules. La célébrité de l’Auteur fait rechercher ici ce livre, comme je vous l’ai déja dit, Monsieur, avec un empressement qui a peu d’exemples. Il le mérite ; & c’est réellement une Nouveauté interressante.

Ces considerations roulent sur les Mœurs, en général, sur l’éducation, sur la probité, sur la Vertu, sur l’honneur, sur la réputation & la renommée, sur les grands Seigneurs, sur le credit, sur les gens à la mode, sur le ridicule, sur [53] la singularité & l’affectation, sur les gens de fortune, sur les gens de Lettres, & la manie du Bel-Esprit, sur le raport de l’Esprit & du Caractere, sur l’estime, sur le respect, sur le prix réel des choses, &c. Pour vous donner de tout ceci une idée, ou un échantillon qui vous poura faire juger du reste, je joins à cette courte Analyse un extrait de quelques endroits pris au hasard.

Ebene 3► Les Mœurs, dit cet Ecrivain, en parlant d’un particulier, ou de la vie privée, ne sont autre chose que la pratique des Vertus Morales, ou le déréglement de la conduite, suivant que ce terme est pris en bien, ou en mal, mais relativement à une nation ; Cela s’entend de ses coutumes & ses usages ; non pas de ceux qui, indifferents par eux mêmes, sont du ressor d’une Mode arbitraire, mais des usages qui influent sur la manière de penser, de sentir, & d’agir, & qui en dependent. C’est sous cet aspect que je considere les Mœurs . . . . .

Les peuples sauvages sont les plus Criminels. L’enfance d’une nation n’est pas son âge d’innocence. . . . C’est l’excès du désordre qui donna la première idée des Loix. On les doit au besoin, souvent au Crime, & non pas à la prévoyance . . . . .

L’Etat le plus heureux seroit celui où la Vertu ne seroit pas un mérite. Quand elle commence à se faire remarquer, les Mœurs sont déja alterées ; & si elle est devenue ridicule, c’est le dernier degré de la Corruption. . . . .

Les Occupations sont differentes à Paris, & dans la Province. L’Oisiveté même ne s’y ressemble pas. L’une est une langueur, un engourdissement, une existence materielle ; l’autre est une activité sans dessein, un mouvement sans [54] objet. On sent plus à Paris, qu’on n’y pense ; on agit plus qu’on ne projette, on projette plus qu’on ne résout . . . .

Les Mœurs font à Paris ce que l’esprit du Gouvernement fait à Londres. Elles confondent & égalisent dans la Societé les rangs qui sont distinguez & subordonnez dans l’Etat. Tous les Ordres vivent à Londres dans la familiarité, parce que tous les Citoyens y ont besoin les uns des autres ; l’interêt les raproche. Les plaisirs font le même effet à Paris. Tous ceux qui se plaisent se conviennent, avec cette différence, que l’égalité, qui est un bien quand elle part d’un principe du Gouvernement, est un très grand mal quand elle ne vient que des Mœurs, parce que cela n’arrive jamais que par leur corruption . . . . .

Le François est le seul peuple dont les Mœurs peuvent se dépraver sans que le cœur se corrompe, & que le courage s’altere ; qui allie les qualitez Héroïques avec le Plaisir, le Luxe, & la Molesse. Ses Vertus ont peu de consistance ; ses Vices n’ont point de racines. Le Caractere d’Alcibiade n’est point rare en France . . . . Si l’on a vu quelque fois parmi nous des crimes odieux, ils ont disparu, plutôt par le caractere National (qui est l’inconstance) que par la sévérité des Loix . . . . .

Quelques opinions consacrées parmi nous paroitront absurdes à nos neveux. Il n’y aura parmi eux que les Philosophes qui concevront qu’elles ayent pu avoir des partisans. Les hommes n’exigent point de preuves pour adopter une opinion. Leur esprit n’a besoin que d’être familiarisé avec elle, comme nos yeux avec la Mode. . . . .

Le Respect d’obligation n’est dû qu’à ceux à [55] qui l’on est subordonné par devoir, aux vrais Superieurs, que nous devons toujours distinguer de ceux dont le rang seul est superieur au notre. Le Respect qu’on rend uniquement à la Naissance, est un simple devoir de bienscéance. C’est un homage volontaire qu’on rend à la memoire de gens qui ont illustré leur nom, homage qui, à l’égard de leurs descendants, ressemble, en quelque sorte, au Culte des Images, aux quelles on n’attribue aucune Vertu propre, dont la matiere peut être méprisable, qui sont quelque fois des productions d’un Art grossier que la piété seule empêche de trouver ridicules, & pour lesquelles on n’a qu’un respect de relation. . .

Les hommes sçavent que les politesses qu’ils se font ne sont qu’une imitation de l’estime. Ils conviennent, en général, que les choses obligeantes qu’ils se disent ne sont pas le langage de la Verité ; & dans les occasions particulieres ils en sont les dupes. L’Amour-propre persuade grossierement à chacun que ce qu’il fait par décence, on le lui rend par justice. . . .

Le plus malheureux effet de la politesse d’usage est d’enseigner l’art de se passer des Vertus qu’elle imite. Qu’on nous inspire, dans l’éducation, l’humanité, & la bienscéance, nous aurons la politesse, ou nous n’en aurons plus besoin . . . .

A-peine un homme paroit-il, dans quelque carriere que ce soit, pour peu qu’il montre des dispositions heureuses, quelquefois même sans cela, que chacun s’empresse de le servir, de l’annoncer, & de l’exalter. C’est toujours en commençant qu’on est un Prodige. D’où vient cet empressement ? Est-ce générosité, bonté, où justice ? . . . Non, c’est Envie, souvent ignorée [56] par ceux-mêmes qu’elle excite. Dans chaque carriere il se trouve toujours quelques hommes superieurs. Les subalternes, ne pouvant aspirer aux premieres places, cherchent à en écarter ceux qui les occupent en leur suscitant des rivaux. ◀Ebene 3

Metatextualität► Voila, Monsieur, des reflexions bien solides & bien judicieuses, mais qui paroitront aussi bien sérieuses & bien Philosophiques aux Amateurs de la Bagatelle. C’est un genre d’écrite que nos meilleurs Auteurs semblent vouloir remettre aujourd’hui, la mode à tel qu’il y étoit du tems des la Rochefoucault, des la Bruyere, & de plusieurs autres excellents & célébres Ecrivains, dont les Ouvrages, quoique un peu vieillis, ne sont toute fois encore ni moins estimez, ni moins estimables, qu’ils l’étoient de leur tems. Pour moi, je vous avouerai que je préfére ce genre d’écrire à tout autre ; & je ne crois pas être seul de ce goût. Car enfin, qu’est ce qu’un Ecrivain qui ne travaille simplement que pour nous amuser, & nullement pour nous instruire ? De quelle utilité son travail peut-il être pour un Etat, & pour nous, s’il n’a pas pour but de nous rendre meilleurs que nous sommes, & aussi honêtes gens que nous pouvons, & que nous devrions tous l’être ? C’est aussi celui qu’il paroit que M. Duclos s’est proposé dans son Livre qui, par cette raison, doit être recherché de toutes les personnes qui estiment, qui aiment, & qui travaillent à acquerir la Vertu. ◀Metatextualität

J’ai l’honneur d’être &c.

Paris ce 13. Avril 1751.

◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2

Jeudi ce 22 Avril 1751.

◀Ebene 1