Livre Vingtieme. Anonym [Eliza Haywood] Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Hannah Bakanitsch Mitarbeiter Michaela Fischer-Pernkopf Herausgeber Karin Heiling Mitarbeiter Elisabeth Hobisch Herausgeber Mario Müller Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 17.05.2019

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Anonym: La Spectatrice. Ouvrage traduit de l’Anglois. Quatrieme Volume. La Haye: Frédéric Henri Scheurleer 1751, 80-159, La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois 4 002 1751 [1749-1751] Frankreich
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Livre Vingtieme.

La plûpart des personnes de notre sexe aiment tellement à contempler leur portrait, que je crains qu’elles ne soyent mécontentes de la Spectatrice, de ce qu’elle n’a point encor rendu public, le miroir de la vraie beauté, que Philoclete a eu la bonté de leur préparer.

La curiosité donne certainement de l’impatience, mais je leur conseille de la modérer aussi bien qu’il leur est possible : suivant l’avis que Philoclete leur donne dans sa lettre, qui servoit de couvert à son envoi, & qui mérite également l’attention de celles qui aiment à voir une agréable représentation d’elles-mêmes dans un verre, qui ne ressemble en rien à ceux, dont elles ont accoûtumé de se servir.

A la Spectatrice.Madame,

« Je ne commencerai par aucune excuse, puisque tous vos écrits montrent que vous avez trop à cœur l’honneur & le bien de votre séxe pour prendre en mauvaise part, tout ce qui peut contribuer à son profit, ou à son amusement.

Afin de vous aîder, s’il est possible, dans une entreprise si louable. Je prends la liberté de présenter aux Dames par votre canal un Miroir pour la vraie Beauté, qui ne peut que plaire infiniment à celles qui possédent cette prérogative inestimable.

Je serois fâché de faire aucune peine même à celles qui méritent le moins de considération, mais je voudrois aussi que celles qui sentent qu’elles ont quelque imperfection secrete, prissent garde comment elles se regardent dans ce miroir, de peur que croyant rencontrer un objet agréable, elles n’en voyent un qui les fasse tressaillir de surprise & d’étonnement.

Ce ne sont pas des traits bien tournés ; ce n’est pas un teint dont la blancheur l’emporte sur le lis ; ce ne sont pas des lévres de corail, ou des yeux qui brillent autant que les étoiles, qui peuvent les assûrer qu’elles se verront dans ce miroir comme elles paroissent aux autres.

Toutes ces graces dont le sexe se glorifie, ne suffisent point pour completer cette vraie beauté nécessaire, afin qu’elles se trouvent ici telles qu’elles désirent.

Il n’y a point réellement de vraie beauté, que celle qui est reconnue généralement pour telle ; qui est goûtée d’un chacun, & qui s’attire l’amour & l’admiration de tous ceux qui la contemplent. Maintenant ce n’est point ce qu’on entend ordinairement sous le nom de beauté, parce qu’il y a présque autant de différentes opinions à cet égard, que de différens caractères qui en sont charmés.

Notre fameux Pyndare. Anglois, qui en a été un des plus grands admirateurs, montre cependant avec une admirable justesse l’impossibilité de fixer une régle pour décider de ce qui est beauté, ou ne l’est pas. Fantasque beauté, dit-il, qui change dans chaque pays, ici noire, là brune, plus loin tanée, & ailleurs blanche, qui n’as rien de certain, mais varie continuellement, & te montre aussi inconstante que celles qui te possédent.

Dryden dit aussi très bien dans son poëme de Palemon, & d’Arcite, qu’on ne peut point assigner la cause de l’Amour, quoiquelle n’est point dans le visage mais dans l’esprit de l’amant.

Il faut donc qu’elles ayent cette espèce de beauté qui plaît à toutes les inclinations, pour se regarder avec plaisir dans ce miroir.

Cependant que celles que le public flatte le moins ne craignent pas d’y jetter les yeux, peut-être verront-elles des charmes dont elles n’avoient jamais connu le prix, & si cette découverte ne leur donne point de vanité, elles sentiront du moins un plaisir intérieur, que les paroles ne peuvent pas dépeindre.

Que la petite verole, les maladies, la vieillesse ou les autres infirmités qui inspirent tant de frayeur au beau sexe, ne les empêchent point de considérer leur portrait dans le miroir que je leur présente ; car je suis fort assûré, que celles qui se flattent le moins à cet égard, y verront en le consultant, plus de perfections que les autres, & se reconcilieront aisément avec la nature, puisqu’elle leur a donné des graces infiniment supérieures à celles qu’elle leur a refusées, quel jugement qu’en ayent pû porter des personnes peu sensées.

Mon miroir a encor cette propriété particuliére ; il n’est point comme les autres doublé de vif argent, mais clair, transparent, comme l’innocence & la vérité ; il ne montre pas seulement la personne qui se mire, telle qu’elle est réellement ; mais developpe impartialement tous ses charmes, ou ses imperfections à ceux qui sont de l’autre côté, même à une grande distance.

Or dans ce siécle où le beau sexe semble appliqué à détruire cette véritable beauté qu’il a reçue des mains du Créateur, j’espére que plusieurs paroîtront sans peine devant ce fidèle miroir ; je pourrois compter entièrement sur cette espérance, si j’étois convaincu que les remontrances de la Spectatrice ayent eû leur effet.

Mais quoiqu’il en soit, tous ceux qui désirent le bien de la plus aimable partie de la création ne doivent rien négliger de ce qui peut les mettre mieux en état de plaire.

C’est pour cette raison que je me fais un honneur de participer à vos travaux : je fini ici en vous assûrant que je suis avec le respect & l’admiration la plus sincére. »

Madame,

De vous & de vos dignes associées le très humble & très dévoué serviteur.

Cavendish-Square ce 16. Sept. 1745

Phioclete.

Miroir de la vraie Beauté.

Très humblement présenté à celles, qui après une sérieuse réfléxion sur elles-mêmes, veulent hazarder de s’y regarder, par leur très humble serviteur & sincére admirateur.

Philoclete.

« Approchez-vous, fortunées beautés, qui êtes en si petit nombre ; vous, dont les charmes intérieurs brillent à travers la figure, & ajoûtent de nouvelles graces à celles que la nature vous a données, vénez voir vos aimables traits fidélement représentés. Considérez dans votre portrait des perfections, que tout l’art du peintre ne peut pas imiter, que toute l’éloquence & la passion d’un amant ne peuvent pas décrire.

Et d’abord vous, Vierges pures, qui ne connoissez point encor le mariage & qui ignorez également tout désir tumultueux, & toute impatience pour entrer dans cet état ; vous, qui ne considerez la différence des sexes que pour vous conduire de manière à ne pas encourager la présomption de l’un, ou à provoquer la malice de l’autre : vous qui méprisez les fatuités du siécle & qui contentes de paroître une fois dans les différentes assemblées publiques, les évitez ensuite pour toûjours ; vous, qui n’avez jamais connu de pensée qui dût vous faire rougir ; vous, qui exemtes d’orgueil, d’affectation, de vanité ou de mauvais naturel, partagez votre tems entre vos devoirs & des récreations innocentes ; approchez sans crainte, & regardez cette douceur angelique qui est logée dans tous vos traits : voyez comment la pureté de votre cœur brille dans ses yeux, répand autour de vous la joye & le contentement, & fait une espèce de paradis de tous les endroits où vous paroissez.

Approchez ensuite vous, chastes épouses, dont le cœur pur n’a jamais entretenu de désir criminel : vous, dont les désirs ont été toûjours conformes à la volonté de l’époux que le ciel vous a donné, s’ils ne l’ont pas prévenu ; vous, qui ne désirez de plaire qu’à celui que vous avez juré d’aimer ; vous, dont l’œconomie & la prudence conduisent votre maison, comme si votre fortune étoit double de ce qu’elle est réellement, & qui cependant rendez contents par votre hospitalité tous ceux qui s’approchent de vous ; vous, qui savez rendre avec usure les caresses du plus tendre époux ; & qui ne nourrissez jamais aucune pensée qui tende à nuire à son honneur ou à son intérêt, quoique vous ayez été cruellement provoquée ; vous qui par votre sagesse, ou votre reserve, avez toûjours été à l’abri de toute tentation : ou qui avez montré par votre attachement à la vertu dans toutes les circonstances de votre vie, votre aversion pour toute pensée criminelle ; vous, glorieux modéles de fidélité conjugale, approchez & considerez la dignité qui paroît sur votre front comme sur son throne, & donne du lustre à toute votre personne, ensorte que vous vous attirez l’amour de tous les honnêtes-gens & même l’admiration des plus grands scélerats.

Enfin vous, vénérables matrones, qui vivez dans le veuvage & qui n’êtes pas les dernières en réputation ; vous qui avez passé avec honneur les deux premiers états de votre vie, & qui supportez le dernier avec décence & force d’esprit, regardez ici les graces de votre maintien : vous, dont la mort ne peut pas changer l’affection, vous, qui conservez encor fidélement votre époux dans votre cœur ; vous qui êtes toûjours attachée à la mémoire de votre premier amour, & qui rejettez toute offre suivante, quoiqu’elle soit soûtenue par les titres, les richesses & toute cette perspective brillante, qui enchante votre sexe ; vous, qui redoublez vos soins maternels & votre tendresse pour votre famille, afin qu’elle ne sente point la perte d’un père : vous, dont l’exemple & les sages avis préservent l’innocent & rappellent le vicieux ; vous dont les louanges sincéres donnent une nouvelle force à la vertu, & dont les reproches faits avec douceur donnent au vice de l’horreur pour lui-même ; vous, qui savez mêler la gravité & l’enjouement, & vous acquitter a-vec plaisir des devoirs les plus rigides d’une femme & d’une Chrétienne ; vous, qui repondez au caractère que le Sage nous donne de la femme vertueuse, que ses œuvres lui attirent des éloges aux portes de la ville ; vous allez vous voir vous-mêmes dans ce miroir & être vûes des autres, avec des charmes qui vous dédommageront de ceux que la nature vous a refusés, ou dont le tems vous a privé. Il y aura quelque chose de majestueux dans vos regards, dans vos discours, ou dans vos actions, qui vous attirera l’estime, & vous gâgnera le cœur de tous ceux qui vous considéreront ; vous & toutes celles dont j’ai parlé, vous paroîtrez telles que l’admirable Milton dépeint la mère du genre humain, tandis qu’elle étoit dans l’état d’innocence. Il y avoit de la grace dans tous ses pas, ses régards étoient divins, tous ses mouvemens exprimoient la dignité & l’amour.

Ce sont là les seules beautés qui peuvent se considérer avec plaisir, car à l’égard de celles qui ont abandonné la sagesse pour suivre la folie ; qui se sont devouées aux masquara-des nocturnes, & à la fureur du jeu, qui ont oublié les devoirs de leur sexe & de leur situation, & sont à tous égards le revers de celles que j’ai décrites, elles ne doivent point se fâcher contre ce miroir, s’il leur présente des difformités qu’elles n’attendoient pas ; si au-lieu de ces graces & de cet air attirant dans leur teint & leurs traits, elles trouvent des rides que tout le fard Italien ne peut pas effacer, quelque chose de cave & d’abbatu dans leurs yeux, des contorsions sur leur visage, que tout l’art ne peut pas corriger ; qu’elles s’éloignent donc d’ici, de peur qu’une représentation trop fidéle ne les jette dans un accès de frénézie ; du moins qu’elles prennent la précaution de s’approcher avec crainte & par dégrés ; la surprise leur feroit paroître leurs imperfections plus hideusees <sic> ; & si elles s’en apperçoivent insensiblement, elles pourront peut-être, ou s’en délivrer, ou se familiariser avec cette vûe. »

Nous remercions Phioclete au nom de tout notre sexe, de l’agréable description qu’il nous a donnée de ce qu’est la beauté dans une femme, lorsqu’elle se trouve dans les trois états de la vie qui renferment tous les autres.

Il nous est absolument impossible de rien ajoûter sur un sujet qu’il a traité avec autant de nettete <sic> que de précision : il seroit très inutile de s’y étendre davantage, & au-lieu d’y répandre un nouveau jour, on ne feroit que lui ôter celui qu’il lui a donné, le rendre plus languissant & par conséquent moins efficace.

Mais il me semble que j’entends quelques-unes de nos Damees <sic> à la mode de s’écrier ; Que veut dire cet homme ? Pense-t-il que les vertus dont il parle augmenteront le nombre de nos amans ? ne nous exposeront-elles pas au-contraire à la risée de tous les jolis Cavaliers de la Ville ? D’autres d’une humeur plus sérieuse, diront ; que si une femme doit répondre à tous égards au caractère qu’il nous donne de la vraie beauté, on ne trouvera rien de semblable parmi le sexe.

A l’égard des premières il seroit tout à-fait inutile de leur faire aucune réponse : elles la traiteroient avec autant de mépris que le miroir lui-même ; mais à l’égard des autres, je les prie de réfléchir que chaque femme peut avoir cette vraie beauté dont Philoclete a fait la déscription, & qu’il n’y a que les libertins de l’autre sexe qui en doutent.

Il est vrai que toutes ne sont pas également partagées des perfections de l’esprit, non plus que de celles du corps, mais toutes peuvent perfectionner celles qu’elles ont, & la seule tentative les fera paroître moins difformes, même dans le miroir de Philoclete.

Mais j’ai déjà remarqué plusieurs fois, que si nous prenions la moitié des soins pour embellir nos qualités intellectuelles, que nous en prenons en faveur de notre figure, nous paroîtrions à l’un & à l’autre égard avec beaucoup plus d’avantage.

Si mes remontrances, ou celles d’autres personnes bien intentionnées pour mon sexe, ont produit l’effet qu’elles désiroient, c’est ce que j’ignore : cependant nous ne devons pas tout abandonner, un seul moment peut amener à une heureuse fin ce qu’on a tâché de faire durant plusieurs siécles ; quelques fois une seule parole, lachée peut-être sans dessein, a fait plus d’impression que les traités les mieux travaillés.

C’est pourquoi tandis que je suis convaincue en moi-même, que mon entreprise est non seulement destinée à rendre mes lecteurs meilleurs, ou plus sages, mais encor qu’elle peut en venir à bout, je me mettrai peu en peine si je les amuse moins qu’ils ne s’y attendent.

La Spectatrice a tâché jusques ici de mêler le plaisir avec l’instruction ; elle est bien éloignée de suivre aujourd’hui un autre plan, & quoiqu’elle ait traité dernièrement des sujets plus sérieux que ceux qui avoient été l’objet de ses premiers discours, j’espére que les personnes du caractere le plus léger & enjoué me pardonneront aisément, puisque la variété doit toûjours leur plaire, & que j’ai maintenant devant moi quelques lettres qui ne manqueront pas de paroître amusantes, & que nous entremêlerons avec nos spéculations les plus graves, aussi souvent que l’ordre de leur réception nous le permettra.

Nous ôsons nous assûrer que celle que nous allons publier a présent, sera également agréable aux amateurs du plaisir & aux gens sérieux, puisqu’elle les concerne les uns & les autres, & qu’elle est écrite dans un style qui plaira certainement aux personnes de bon goût.

Aux ingénieux Auteurs de la Spectatrice.Mesdames

« Il n’est pas vraisemblable que rien de nouveau, sur tout ce qui mérite d’être lû, échappe à l’examen de la Spectatrice, je regarde donc comme une chose sûre, que vous connoissez très bien un fameux poëme qui parut il y a environ deux ans, & qui est intitulé, les plaisirs de l’imagination. Le sujet est si abondant & l’ingénieux Auteur la <sic> traité avec tant d’exactitude que j’ai constamment attendu de vous quelque chose de rélatif à ce sujet.

Mais comme vous n’avez pas jugé à propos d’en faire mention, permettez que je vous présente quelques pensées de mon propre fond, non sur le poëme en particulier, mais sur le sujet qu’il contient ; du reste vous serez parfaitement en liberté de publier ceci, ou de le supprimer.

L’Imagination est assurément une des plus grandes prérogatives de l’homme, & je ne sçais pas s’il y a rien qui marque aussi clairement sa souveraineté sur les autres créatures.

C’est cet assemblage, ou cette association d’idées, qui nous persuade que nous avons une âme, que cette âme est d’une nature divine & immortelle, puisqu’elle participe foiblement à la toute science du très haut ; car on ne pourroit pas expliquer d’une autre manière cette faculté de voir, qui est au delà de nos sens.

Non seulement nous avons le pouvoir de contempler tout ce que la nature nous présente, mais encor nous pouvons nous élever sur les aîles de l’imagination un monde intellectuel, comme si nous conversions avec des Etres d’une nature supérieure : & connoître des objets qui semblent être au dessus de la chair & du sang.

L’esprit toûjours actif recherche, attend impatiemment des objets nouveaux, suprenants & aimables ; & ce que les sens ne peuvent pas pénétrer, ce que la raison elle-même ne peut pas sonder, l’imagination nous le présente ; par ce moyen le plus pauvre & le plus abject peuvent jouir de la grandeur & de la félicité du plus opulent ; l’amant maltraité peut posséder les charmes qui le font languir, & le captif jouir dans son cachot de toutes les douceurs de la liberté. En effet de quoi n’est-il pas capable lorsqu’il sent son pouvoir, & qu’il écarte tout ce qui peut le distraire.

O le don merveilleux ! O grace favorite du Ciel, qu’on ne peut trop estimer ! que le cœur le plus vif, le plus sensible, ne pourra jamais trop bien reconnoître !

Cependant on peut abuser de cet excellent bienfait comme des autres graces du Ciel, & en faire l’instrument de son malheur, quoiqu’il soit destiné à notre félicité.

Souvenons-nous donc que ces idées qui viennent de l’imagination, peu-vent nous donner du chagrin comme du plaisir, qu’il n’y a point d’infortunes ni de maux comparables aux horreurs que l’Esprit peut se former ; qu’elle nous montre souvent non seulement la mauvaise fortune plus fâcheuse qu’elle n’est réellement, mais encore qu’elle nous réprésente des maux qui n’eurent jamais d’existence au point d’entraîner un trop grand nombre dans la frénésie & le désespoir.

Comment donc éviter ceci, demandera le libertin ? la réponse est aisée, en nous accoûtumant à réfléchir, & à contempler seulement les choses qui méritent l’attention d’une Créature raisonnable.

Si nous appliquons notre cœur à la poursuite d’un objet au-dessous de la dignité de notre nature, si nous nous livrons à des passions vaines & déréglées, en nous formant de leur objet une idée plus agréable qu’il ne mérite, nous risquons à chaque instant d’essuyer un fatal revers ; cette même imagination qui nous avoit occasionné des extases, peut nous inspirer des horreurs proportion-nées, plusieurs en ont fait l’expérience, & je ne crois pas que personne veuille le nier.

Quand nous donnons avec plaisir notre attention aux merveilles de la création & aux belles productions de la nature, alors l’esprit peut être ravi en extase, en contemplant les bénédictions qu’il voit de tous côtés, & n’être que joye & reconnoissance pour son bienfaiteur.

Si l’homme vouloit considérer comme il le devroit, les grandes prorogatives de son espéce, ne verroit-il pas que son âme à moitié divine, n’est pas formée uniquement pour des objets bas, & sensuels ? que s’il fait un droit usage de ses facultés, elles le mettront en état de converser avec les anges & avec Dieu lui-même ; combien ne mépriseroit-il pas toutes les brillantes bagatelles, qui en le leurant par une fausse apparence, peuvent lui faire perdre un bien réel, & le précipiter dans un abîme de malheur !

Il suit de là que si l’imagination est capable de nous procurer le plus grand plaisir que l’âme connoisse, tandis qu’elle est unie à ce corps d’argyle, de même elle peut nous infliger les chagrins les plus amers & les plus terribles angoisses.

Si nous n’accoûtumons pas de bonne heure notre esprit à méditer sur les vertus morales, à subjuguer nos passions, & à faire usage de sa raison, nous nous laisserons naturellement égarer par nos Sens, pour courir après des objets, qui ne nous procureront à l’aide de notre imagination qu’une joye de courte durée.

L’ingénieux Auteur du Poëme dont j’ai parlé, & qui a donné occasion à cette lettre, se proposoit sans doute de nous engager à régler nos pensées. Je suis infiniment charmé de cette agréable épisode où il montre comment le plaisir suit toûjours la vertu, & que si l’homme abandonne celle-ci, il sera sûrement privé de l’autre.

Je respecte les talens de cet Auteur, mais je ne crois pas qu’il ait dépeint avec des couleurs assez fortes toutes les horreurs que l’imagination nous présente, quand elle est privée de cette aimable Société ; ce tableau n’auroit peut-être pas convenu au titre de son Poëme ; mais au-lieu de l’intituler, les plaisirs de l’imagination, ce qui ne renferme qu’une partie de la question, s’il l’avoit nommé la force de l’imagination, il auroit eû un champ assez vaste pour dévélopper les grands talens dont le Ciel l’a doué, en nous montrant cette faculté dans toute son étendue.

Je suis fâché que l’appréhension de paroître trop sérieux à quelques-uns de ses Lecteurs, l’ait engagé à omettre ce qui auroit rendu son Ouvrage complet ; je crois même qu’il se propose de tracer dans une seconde partie sous leurs propres couleurs, tous les désordres qui résultent d’une imagination déréglée.

En même tems, Mesdames, je crois que rien ne seroit plus digne de la plume d’une Spectatrice, que de mettre par écrit des régles pour préserver de tout danger de cette nature les esprits qui ne sont pas sur leur garde.

A mon avis, la première seroit de n’avoir jamais trop d’attachement pour aucun bien de cette vie, ni pour la vie elle-même.

De bannir du cœur toute sorte d’arrogance, & de prendre une résolution fixe de se soûmettre gayement aux décrets du sort, ce qui contribuera encore considérablement à faire de l’imagination une source de plaisir.

Mais par-dessus tout, de ne jamais s’inquiéter sur l’avenir ; quoique nos premières idées à cet egard puissent être agréables, il est présque impossible que d’autres d’une différente nature ne leur succèdent, ou du moins ne viennent se joindre aux premières pour troubler notre repos.

Quoique ces maximes puissent paroître difficiles, un Esprit qui commencera à en faire l’essai, avant qu’il se soit livré à aucune passion véhémente, ou qu’il se soit laissé corrompre par de mauvaises habitudes, les mettra fort aisément en pratique.

L’avis, Mesdames, que vous avez déjà donné, peut beaucoup contribuer à une œuvre si désirable ; nous occuper toûjours d’une manière louable, ou du moins innocente, sera un moyen infaillible de fermer en bonne partie l’entrée de notre cerveau à toute fantaisie impertinente.

Mais comme il y a des passions qu’aucune occupation n’empêchera de s’introduire dans notre cœur, nous ne devons pas leur laisser prendre le dessus, mais étouffer dans leur enfance toutes ces émotions de plaisir lorsqu’on se flatte de réüssir, ou d’angoisse lorsqu’on craint d’échouër. L’un & l’autre sont également dangereux, parce qu’ils se suivent ordinairement.

Même l’amitié, la plus noble, la plus pure & la plus exaltée passion de l’ame, doit avoir ses bornes. Et pour parler le langage de la Théologie, lorsque nous aimons la Créature plus que le Créateur, nous pouvons nous attendre à de violentes afflictions qui tomberont sur nous-mêmes, ou sur la personne que nous aimons trop tendrement ; mais en mettant de côté les préceptes de la réligion, la raison & l’expérience nous apprennent suffisamment, que notre imagination nous remplira d’inquiétudes, chaque fois que nous serons absens de la personne qui est l’objet de notre tendresse.

Nous devrions donc tâcher de régler nos affections & nos inclinations même les plus louables, ensorte qu’une trop grande application à remplir un devoir ne nous fit pas négliger les autres, comme les plus honnêtes-gens n’y sont que trop sujets ; car la devotion elle-même peut devenir une faute, quand on la porte à un excès de superstition, ou d’enthousiasme.

Enfin quiconque donne trop de liberté à son imagination, risque d’en sentir les horreurs comme les plaisirs ; & quoiqu’il n’y ait point de satisfaction égale à celle de contempler des objets estimables, cependant quand on s’y livre avec excès, on éprouve souvent un cruel revers, & on se remplit l’esprit d’appréhensions sans sujet.

Je serois cependant fâché, que sur ce que j’ai dit, on voulût se priver des plaisirs de l’imagination. Sentons tout le prix des biens que l’Au-teur de notre Etre nous à donnés ; mais n’en abusons pas, ne les prostituons pas à des fins qui en sont indignes ; bornons nos contemplations à des objets semblables à ceux que le Poëme qui est devant moi nous indique ; étudions la Philosophie naturelle & la morale, nous y trouverons assés de quoi entretenir & charmer le plus grand génie, & si nous n’allons pas plus bas, nous ne sentirons jamais les malheurs de l’imagination.

Je n’ai voulu qu’avertir les personnes qui aiment la solitude & à réfléchir, qu’elles ne doivent pas arrêter leur imagination sur des objets qui ne peuvent leur être d’aucun avantage, mais plûtôt qu’elles doivent toûjours avoir dans l’esprit la priére du Docteur Young dans le prémier livre de son excellent Poëme, intitulé la Complainte ou réflexions faitet dans la nuit sur la vie, la mort & l’immortalité , voici comment il s’exprime. Enseigne à ma raison à bien raisonner, fais que ma volonté soit toûjours droite.

Il est certain que si notre raison gouverne constamment notre volonté, notre imagination sera toûjours calme, & nous présentera des objets agréables ; nous ferons un bon usage de ce don divin que le Ciel à laissé entiérement à notre conduite, ce qui nous rendra peu inférieurs même aux Anges.

Mais je crains d’être trop long & de paroître ennuyeux ; si cette lettre ou quelques ouvertures que vous pourrez en tirer, vous sont ou à vos Lecteurs de la moindre utilité, vous pouvez être assurées, que ce sera un sujet abondant de réflexions agréables pour l’imagination de celui qui est avec toute la considération possible. »

Mesdames,

Votre très humble & très obéïssant Serviteur.

Acasto.

Oxford ce 20. Sept. 1745.

Je crois que les plus grands admirateurs du Poëme de Mr. Akinside ne s’offenseront point de ce qu’Acasto à dit à ce sujet ; c’est sans doute un excellent ouvrage, vraiment poëtique, élégant, plein de nobles sentimens & qui tend hautement au but que l’Auteur se propose ; qui est de mettre l’âme dans une heureuse harmonie, de la tirer de sa léthargie pour lui donner une juste idée des obligations immenses dont elle est rédévable à la Divinité.

Il faut cependant convenir, que ce Poëme auroit été d’une utilité plus générale, si l’Auteur avoit tracé avec la même force les maux que l’imagination a le pouvoir de nous infliger, comme les plaisirs qui en naissent.

La raison en est naturelle & n’a pas besoin d’explication ; puisque les seuls esprits rafinés & délicats peuvent sentir ceux-ci, pendant que tous peuvent éprouver plus ou moins les autres.

Une personne d’un entendement foible, qui tâchera de prendre un vol trop haut, participera souvent au sort d’Icare, & au lieu des merveilles qu’elle voudra découvrir, elle tombera tout d’un coup dans un abîme de confu-sion & de perplexité, d’où il lui sera impossible de se tirer.

D’où vient la folie, d’où vient le désespoir avec tout ce train d’horreurs sans nom, si non des idées que l’imagination se forme !

Quand l’imagination est excitée par des désirs, ou des passions déréglées, comme Acasto l’observe très bien, à quelles affreuses extravagances ne peut-elle pas nous porter ? à des actions dont nous frémissons en effet, mais que nous ne nous faisons aucun scrupule de commettre en imagination ; à former des souhaits criminels, à satisfaire en idée notre amour & notre vengeance, jusqu’à ce que de nouvelles idées s’élévent dans notre cerveau âgité, & qu’un triste revers nous surprenne, & éclate à nos yeux, lorsque nous l’attendons le moins ; alors doublement malheureux, nous sommes dans cet état que Milton décrit si bien, de nos premiers parens après la perte de leur innocence.

Ils s’assirent pour pleurer, non seulement des larmes leur tomboient des yeux, mais ce qui est encore pis, un orage commença à s’éléver dans leur sein ; des passions violentes, la colére, la haine, la défiance, les soupçons, & la discorde vinrent ébranler l’état intérieur de leur âme, autrefois calme & qui ne respiroit que paix, mais maintenant agitée & turbulente ; leur entendement & leur volonté n’écoutèrent plus de régle, mais l’un & l’autre assujettis désormais aux appetits sensuels, qui de subalternes s’érigerent en souverains, & usurperent l’autorité sur la raison.

Mais quoiqu’une imagination pervertie, ou portée trop loin, puisse être pernicieuse à certains esprits, le Poëte en réprésentant les plaisirs qui en naissent, si on en use bien, ne peut pas être condamné ; parce que suivant moi, il borne entiérement ces plaisirs à la contemplation de la Divinité, & des beautés de la nature si merveilleuses, si diversifiées, & à une louable imitation de tout ce qui se présente de grand, d’aimable, ou de nouveau ; ce sont-là, comme il le dit très bien, les trois principales qualités qui frappent l’esprit, & donnent lieu à l’imagination de se dévélopper.

Cette belle allégorie de son second livre, où il introduit le génie de l’es-péce humaine, censurant les conceptions bornées de ses enfans, & l’injustice de leurs murmures contre la Providence, à cause de quelques malheurs particuliers, nous donne une leçon instructive de force d’esprit, d’humilité, de résignation à la volonté divine, qui conduit chaque individu au bonheur du tout.

Sa citation de Platon dans les notes marginales sur ce passage, est aussi très bien choisie, & sert non seulement à expliquer le sens de son Poëme, mais encore à lui donner une nouvelle force ; il seroit à désirer que plusieurs qui se disent Chrétiens, voulussent considérer sérieusement ce qu’a dit ce Philosophe Payen, ils apprendroient à rendre leurs sentimens & leur conduite plus conformes à la dignité de leur nature.

La Philosophie est à la vérité notre grande ressource dans nos appréhensions, ou dans nos maux, & quand nous avons parcouru tout ce qu’on a dit dans tant de volumes sur le renoncement à soi-même, & sur une religieuse patience, il faut enfin y revenir ; quoique Lucrece soit blamable à plusieurs égards, on doit l’estimer à celui-ci. Mr. Dryden, qui lui a rendu certainement justice, a rappellé plus d’une fois quelques lignes de ce grand Auteur ; il ne sera point hors de propos de les transcrire ici, puisqu’elles méritent l’attention de tous mes Lecteurs, & que quelques-uns d’entr’eux peuvent ne les avoir jamais rencontrées.

Oh ! si la folle race des humains, qui ont toûjours l’esprit accablé de soucis, pouvoit trouver aussi bien la cause de cette inquiétude, & de ce fardeau qui est logé dans leur sein, ils changeroient sans doute leur train de vie, & ne vivroient plus comme aujourd’hui, sans savoir ce qu’ils doivent souhaiter, ou désirer. Toûjours inquiets en ville & à la campagne, ils cherchent un lieu où ils puissent déposer leur fardeau. L’un ne trouve point de repos dans son palais, il sort & croit bonnement laisser ses soucis après lui, mais le repos le fuit aussi en plein air, & il retourne bientôt chez lui. Un autre veut se retirer à sa maison de campagne, il pique, il est tout de feu ; mais il n’a pas plûtôt passé le portail de cette maison, qu’il commence à s’étendre, à bailler & à s’ennuyer ; bientôt il revient en ville avec la même impatience qu’il l’avoit laissée. Ain-si chacun s’agite continuellement pour s’éviter lui-même & se délivrer de ses maux ; mais l’accès revient & le tourmente comme auparavant. Plus d’espérance d’aise & de repos, le malheureux ignore même ce qui l’incommode ; s’il le connoissoit, il s’épargneroit beaucoup de peines inutiles, il verroit que le monde ne mérite pas tant de soins, il remonteroit à la cause de tout ce qu’il voit, il étudieroit profondément la nature & les loix de la nature.

En effet quiconque prend ce dernier parti trouvera dans son imagination une source de plaisir ; mais celui qui le négligé, se sentira tourmente <sic> constamment par des maux réels, ou imaginaires.

Chaqu’un sçait qu’une imagination vive & forte à la propriété d’amplifier tout, même au-delà de la nature ; elle ne se contente pas de grossir les malheurs réels, elle en crée même des nouveaux, & qui ne peuvent jamais arriver.

Il arrive aussi fort souvent, qu’en voulant éviter un mal imaginaire on tombe dans un mal réel ; cette illusion à même été quelques fois si forte que ni les remontrances de nos amis, ni no-tre propre raison, n’ont pû effacer des impressions qu’une soudaine fantaisie avoit fait naître dans notre esprit.

J’ai oui dire qu’un homme ayant songé que sa maison étoit en feu, ne put pas se persuader après son reveil que son songe ne fût pas réel ; il croyoit sentir de la fumée, & la frayeur lui ôtant toute considération, il ouvrit brusquement sa porte, & cria au secours ; ses voisins s’alarmerent d’abord, sa maison se remplit de peuple, & parmi la foule, de quantité de ces misérables, qui attendent l’occasion de profiter dans les calamités de cette nature, sous prétexte d’offrir leur assistance.

On fit la revûe de toutes les chambres, & il fut enfin convaincu qu’il avoit été la dupe de son imagination ; on ne vit, ni feu, ni la moindre apparence qu’il y en eût ; mais pendant que le pauvre malheureux étoit occupé à examiner une chambre, les pillards depouilloient les autres, jusqu’à ce qu’ils eussent laissé bien peu de chose pour devenir la proye des flammes, s’il y en avoit eû réellement ; ils profitèrent du désordre pour faire leur coup, person-ne ne sçût qui c’étoit, & il lui resta à peine le moindre meuble, & un lit pour se coucher.

Dès qu’il s’apperçût de son infortune, cette même imagination qui étoit la cause de son malheur, le lui représenta encore plus terrible, quoiqu’il lui restât un domaine en terres suffisant pour son entretien & qui étoit à l’abri des flammes comme des voleurs.

Il pensa donc qu’il alloit périr de misère ; sa raison succomba sous les terreurs de cet état ; entraîné par ces noires idées, il se jetta à Corps perdu par sa fénêtre, de la hauteur de deux étages, & se cassa la tête sur le pavé.

Triste exemple de ce qui peut résulter d’une imagination déréglée si le fait est vrai, ce que je ne prétends pas affirmer, quoiqu’il n’y ait rien de contraire à la vraisemblance.

L’histoire des tems passés nous présente une nuée de témoignages, que non seulement des particuliers, mais des nations entières se sont tellement infatuées pars des idées qu’elles s’étoient forgées, qu’elles se sont précipitées avec un zèle & un empressement extrêmes dans les plus grands maux, dans le tems qu’elles vouloient éviter les dangers les moins considerables, & peut-être les plus chimériques.

Que ceux qui émeuvent la populace, ayent une fois l’imagination échauffée, que ce soit, ou non, avec raison & justice, l’infection se communique d’abord à la multitude, comme s’exprime un Poëte.

Puissante multitude ! tu abréges toutes les disputes ; le pouvoir est de ton essence, l’esprit un de tes attributs ; la fidélité, ni la raison ne peuvent point t’arrêter, tu franchis en ton chemin toutes les éternelles vérités. Cependant les applaudissemens du peuple, les éloges bruyants de tant de têtes étourdies sont variables comme les vents ; toûjours violents & souvent sans cause ; esclaves du hazard, ils sont enflés avec le flux de la prospérité, mais ils descendent comme elle, & laissent leur lit à sec.

Mais en supposant qu’il ne nous arrive aucune infortune, outre celles que notre imagination nous suggére, cette seule raison devroit tenir toute personne sensée sur ses gardes.

Pour m’expliquer, je ne voudrois pas qu’on confondit la contemplation avec la faculté d’imaginer, qui touche de trop près à la fantaisie & à la fiction, pendant que l’autre est sous le gouvernement de la raison & guidée par la vérité.

L’excellent Auteur, qui a donné occasion à nos remarques & à la lettre d’Acasto, s’étend beaucoup sur les éloges de l’imagination ; puisqu’elle produit le sublime dans la Poësie, la musique, & la sculpture, il est incontestable qu’elle nous aide & nous inspire, même lorsqu’il faut imiter ; mais nous devrions observer, que chaque science doit plaire à l’esprit, au-lieu de l’effrayer. Quand le fameux Apelle voulut peindre un misérable expirant à la torture, cette imagination qui l’avoit tant aidé sur d’autres sujets agréables, lui manqua ici ; il essaya souvent, mais en vain ; jusqu’à ce qu’enragé de ne pouvoir réussir, il jetta sur le tableau sa palette, qui étoit barbouillée de différentes couleurs, & qui tombant sur le visage de l’homme qu’il avoit voulu peindre, donna à ses traits un air de désespoir, que l’imagination de ce fameux Peintre n’avoit pas pû lui présenter.

On a beau alléguer que l’imagination contribue beaucoup aux ouvrages d’imitation ; quand même elle ne feroit aucun mauvais effet sur l’esprit, lorsque l’ouvrage est terminé, elle sera toûjours dangereuse, quand ou <sic> ne pourra pas l’occuper, parce qu’étant si active elle doit avoir de l’employ d’une manière, ou d’une autre ; & si on n’a pas soin de lui en donner qui la conduise au bonheur, il est plus que possible qu’elle en trouvera d’elle-même qui la conduira au trouble & à la misére.

Le Marquis du Parc dans son excellent traité intitulé, Regles pour la conduite de l’esprit, donne cette maxime parmi plusieurs autres.

« Quand vous vous rétirerez des affaires, ou de la vie active qu’on mene dans le monde, pour vous livrer à la réflexion & à la méditation, choisissez des objets qui puissent vous instruire, ou vous amuser ; tâchez, autant qu’il vous sera possible, d’éviter tout désordre dans vos idées, toute image vague confuse ; car votre conduite à l’avenir dépend en bonne partie de pouvoir conserver une imagination distincte, pure & enjouée. »

L’Imagination, dit un autre Grand Auteur, est la source, d’où procédent tous les mouvemens de la vie ; elle produit la contemplation, celle-ci produit le dessein, & le dessein se montre par les actions, ensorte que si le tronc est vicieux & corrompû, toutes les branches seront naturellement impures.

On n’en peut jamais trop dire pour empêcher les hommes de se livrer à des pensées sombres & chagrines ; car si on les favorise le moins du monde, elles s’enracineront infailliblement dans l’esprit, & formeront les images les plus horribles & les plus effrayantes.

La Spectatrice est donc obligée de se joindre à Acasto pour désirer, que la même main obligeante, qui a dépeint si élégamment les plaisirs de l’imagination, nous eût donné une peinture des peines qu’elle peut nous procurer, lorsqu’on ne retient pas cette qualité active dans de justes bornes & sous le gouvernement de la raison.

Mais en cas que cet Auteur ne juge pas à propos de traiter ce sujet, ou qu’il en soit détourné par quelqu’autre occupation, Mira, notre digne Présidente, nous avertit qu’un de ses amis, qui a toute la capacité nécessaire pour cette entreprise, écrit actuellement un Poëme sur ce sujet ; elle nous assûre que le Poëme ne peut manquer d’être fort touchant parce que l’Auteur lui-même a senti fort rudement les angoisses qu’il veut décrire.

S’il ne sort de la presse, avant qu’il ait terminé cet ouvrage, aucune piéce de ce genre, que sa modestie lui fasse paroître meilleure que son Poëme, nous nous flattons que nous aurons le plaisir de le communiquer au public dans l’un de nos discours suivans.

Mais je crains que nos correspondans ne s’imaginent actuellement qu’on les néglige. Je vais donc, suivant ma coûtume, publier les différentes lettres que j’ai reçûes, du moins celles qui nous paroissent mériter d’être insérées dans cet ouvrage. S’il nous arrive jamais de nous méprendre à cet égard, je m’assûre que le public nous pardonnera, puisque notre faute ne sera pas volontaire & que nous serons toûjours prêtes à rectifier nos erreurs sur les remontrances franches & judicieuses de nos Lecteurs.

La Lettre suivante est une plainte fondée sur un sujet très commun. On ne doit pas douter que plusieurs personnes de notre Sexe, ne puissent se joindre avec autant de raison à celle qui nous écrit maintenant ; quoiqu’elles se soyent soumises à leur sort avec silence, & dans le tems qu’elles prévoyoient la perte éternelle de leur repos.

A la Spectatrice.Madame,

« Les bons avis que vous avez donnés à notre Sexe, & la tendresse que vous avez toûjours exprimée pour notre bonheur dans le monde, m’enhardissent à devenir une de vos correspondantes, quoique, Dieu le sçait, je sois bien peu qualifiée pour écrire à une personne de votre délicatesse, beaucoup moins à me faire imprimer.

J’espére cependant que vous excuserez en faveur du sujet la manière dont je m’exprimerai ; & comme je n’ai point d’autre vûe en publiant ma malheureuse histoire, que de préserver du même sort d’autres personnes, & de vous donner occasion de vous étendre sur une cruauté qui n’est que trop pratiquée, & pas autant condamnée qu’elle le mérite, il y auroit de l’injustice à me blâmer de vous avoir écrit cette lettre.

Permettez-moi donc, Madame, de vous apprendre, sans autre Apologie, que je suis la fille unique d’un homme qui, par son industrie & ses grands succès dans le commerce, à amassé un bien très considérable ; j’étois fort jeune lorsque ma mère mourut, & il me dédommagea de cette perte en prénant un soin extraordinaire de ma personne & de mon éducation ; il alla même au-delà de ce que les personnes de son rang font pour leurs enfans, & sur tout pour des filles ; mais comme j’étois son tout, qu’il se déclaroit fortement contre un second mariage, & par conséquent que je devois hériter tout ce qu’il laisseroit en mourant, il disoit par tout qu’il vouloit m’élever de façon que je ne fusse point une tache à ma fortune.

Il persévera dans cette résolution jusqu’à ce que je fusse arrivée à l’âge de quinze ans, ou environ, que je commençai à appercevoir chez lui de l’altération ; quoique les richesses continuassent à s’accumuler sous ses mains, & qu’il ne lui arrivât aucun échec dans ses entreprises, il devint extrêmement menager, & enfin tout-à-fait avare ; il retrancha le nombre de ses domestiques, les plats de sa table, & se refusa même à son souper une bouteille de vin, quoiqu’il eût souvent déclaré qu’il ne lui seroit pas possible de s’en passer.

Il ne faut pas douter que je n’eûsse part à cette nouvelle œconomie ; on diminua mon argent ordinaire de poche ; je n’eus que rarement des habits neufs, & qui coûtoient moins que les précédens ; on ne me permit plus d’aller à la Comédie, à l’Opéra ou à aucune autre assemblée publique ; ce n’est pas qu’il eût de l’aversion pour ces amusemens ; mais il regardoit alors comme autant d’ex-travagances toutes les dépenses qui alloient au-delà des nécessités de la vie.

Vous pouvez, Madame, vous imaginer que ce changement dut être une extrême mortification sur moi, & il l’auroit réellement été, si mon cœur n’avoit pas été occupé alors de pensées qui ne me laissoient point d’attention pour aucun autre objet.

Le fils d’un Gentilhomme de Leicester Shire, qui logeoit dans notre maison chaque fois qu’il venoit en ville, trouva quelque chose dans ma personne qui lui parut digne du plus sérieux attachement ; & de mon côté je n’avois jamais vû avant lui aucun homme, dont l’idée pût me donner la moindre peine, ou le moindre plaisir.

Enfin comme nous avions l’un pour l’autre une affection mutuelle, il obtint aisément de moi qu’il pourroit en informer nos parens ; son père supposant que j’étois un très bon parti en écouta très favorablement la proposition ; & le mien n’avoit point d’objection à faire, puisque le jeune Gentilhomme devoit hériter d’un gros bien en terres, & qu’il avoit l’approbation universelle de tous ceux qui le connoissoient.

Nous instruisimes donc nos parens & nos amis de cet amour, dont nous avions fait auparavant un secret aux yeux du public, & ils pensoient tous que notre union qu’on attendoit bientôt, seroit à tous égards très bien assortie.

Pour nous nous ne pensions qu’à notre bonheur à venir, sans nous imaginer qu’une affaire si bien approuvée de ceux qui pouvoient disposer de nous, dût échouer.

Mais hélas ! nous vîmes bientôt que nous nous étions mépris, & que ce prospect enchanteur qui avoit parû devant nos yeux n’étoit qu’une illusion, qui aggravoit encore le poids de notre infortune ; l’article important pour notre bonheur manquoit encore, quoique nous n’y eussions jamais fait attention ; notre ambition & tous nos vœux se concentroient dans la possession l’un de l’autre, & nous ne portions pas plus loin nos vûes.

Après que notre liaison eut duré quelque tems, le père de mon amant demanda au mien quelle dot il se proposoit de me constituer, afin qu’il pût donner l’ordre à son Notaire de dresser le contrat, & d’y insérer pour moi un douaire convenable. Mon père de son côté répondit, qu’il ne falloit point s’inquiéter à ce sujet ; que comme je devois avoir après son décès tout son bien, il ne jugeoit pas à propos de se priver pour ma dot d’une somme, dont il pourroit avoir besoin pour son commerce, & que mon amant ayant de si bonnes terres pouvoit fort bien s’en passer.

Je vous laisse à deviner combien cette replique surprit le bon Gentilhomme ; ils eûrent ensemble un long débat ; mais l’un trouvant très déraisonnable que son fils dût se marier sur de telles conditions, & l’autre étant déterminé à ne point se priver en ma faveur d’aucune partie de son argent, ils rompirent en se récriant réciproquement contre l’injustice l’un de l’autre.

Le père de mon amant lui dé-fendit alors de me voir, ou de m’écrire, & on me disoit continuellement que je devois le mépriser, puisque tout l’amour qu’il avoit affecté pour moi, avoit uniquement objet la dot qu’il s’attendoit de recevoir.

Je vous avoue, Madame, que mon orgueil en fut d’abord alarmé, mais ce cher jeune homme à qui je faisois cette injure, me convainquit bientôt de sa fidélité, & qu’il sentoit pour moi une tendresse désintéressée, en faisant tous ses efforts pour me persuader de nous marier en secret ; mais voyant que je ne voulois pas y consentir, il offrit de me conduire publiquement à l’Autel, quoiqu’il dût encourir pour toûjours la disgrace de son père, & se voir privé de tout ce qu’il devoit posséder.

Cette proposition me parut plus extravagante que la première ; & toute jeune que j’étois, quoique j’aimasse beaucoup comme j’aime encore, je ne pouvois penser à satisfaire notre amour en nous rendant l’un & l’autre malheureux, peut-être pour toujours. Je l’obligeai donc de se contenter de me voir de tems en tems chez un ami, où nous nous rendions secrétement, jusqu’à ce qu’il plût au Ciel de faire quelque altération dans notre sort, en changeant le cœur de l’un ou de l’autre de nos parens.

Nous nous fîmes cependant une promesse solemnelle, de n’écouter jamais aucune offre de mariage, & de nous conserver l’un à l’autre notre cœur & notre main malgré toutes les tentations.

Trois années se sont écoulées depuis. Dans cet intervalle on lui a proposé différens partis fort avantageux, qu’il a tous rejettés, avec une fermeté qui montre son honneur comme son amour.

Mais maintenant, chére Spectatrice, voici la plus choquante & la plus terrible partie de mes infortunes ; il ne suffisoit pas à mon cruel père de m’arracher au seul homme que j’aimois, & que j’aimerai jamais ; il ne lui suffisoit pas de me reprocher de la manière la plus amère, de ce que je ne me joignois pas à lui pour médire d’un homme, qui me paroissoit mériter les plus grands éloges ; il ne lui suffisoit pas de m’ôter cette affection paternelle qu’il m’avoit toûjours témoignée, & de me traiter durant ces trois années plûtôt comme un <sic> étrangère que comme son enfant ; tout ceci, dis-je, ne suffisoit pas, il faloit encore y ajoûter une infortune, qui ne finira qu’avec ma vie.

En un mot, Madame, il ma pourvu d’un Epoux, & si je ne consens pas à ce mariage, je dois être mise à la porte, sans la moindre ressource & sans aucune espérance d’avoir rien de lui à sa mort ; au-lieu des bénédictions d’un père, je ne dois recevoir que des madédictions durant sa vie & dans son lit de mort. Tandis que j’écris ceci, mon cœur frissonne au terrible souvenir de ce qu’il m’a dit à ce sujet, & en voyant combien il m’est impossible d’éviter ce qui me rendra non seulement malheureuse au-delà de l’expression, mais encore perfide & ingrate envers le cher & digne objet de mes prémiers vœux.

Plusieurs de nos parens s’apper-cevants de mon aversion pour cet odieux mariage, se sont servis de tout leur crédit sur mon père, pour qu’il ne fit aucune violence à mes inclinations ; mais il est toûjours inflexible, & leurs sollicitations ne font que l’engager à presser mon infortune, parce, dit-il, qu’il ne veut pas être long-tems inquiété sur un dessein qu’il a fermément résolu d’exécuter.

Son grand motif, c’est que l’homme à qui j’ai eû le malheur de plaire, n’exige point de dot, & peut lui être très utile dans ses affaires.

Voilà les qualités pour lesquelles on le préfére ; ce sont-elles qui le font paroître un parti convenable aux yeux d’un avare père ; quoique pour tracer impartialement son caractère, & sans consulter aucune des raisons, que j’ai de le haïr, la personne la plus désintéressée doive convenir que sa figure est fort désagréable, qu’il a le malheur d’être manchot, qu’il a dans la Physionomie quelque chose d’aigre, & qu’il a trois fois mon âge ; je ne dis rien de son caractére, parce que je ne le connois pas suffisamment pour en juger ; mais le public ne lui est pas favorable.

Je ne dis pas ceci, Madame, comme si ce seul motif me déterminoit actuellement, car je le détesterois également, quand même il seroit, au-lieu du plus désagréable, le plus aimable homme que le Ciel ait jamais formé, s’il tâchoit d’ébranler la constance que j’ai promise à ma première passion.

Cependant, malheureuse que je suis ! je vais faire tout ce que pourroit exécuter la personne la plus fausse, & la plus perfide de mon Sexe ; c’est dans ce point de vûe que je paroîtrai à tous ceux qui savent les protestations d’un amour éternel, que j’ai faites à celui que je vais rendre malheureux pour toûjours. On travaille à mes habits de noce, (plût à Dieu que ce fût mon drap mortuaire) & je dois dans peu de jours être entraînée dans un lit nuptial, qui me paroit plus terrible que le sépulchre.

La seule consolation que j’aie sous cette cruelle épreuve, est l’espérance que mon histoire vous engagera à vous servir des talens que vous avez pour la persuasion, en disant quelque chose qui puisse faire impression sur d’autres pères, car pour le mien je n’espére pas que toute l’éloquence d’un ange pût le toucher : toute malheureuse que je suis, je souhaite que personne ne partage mon sort, quoiqu’il n’y en ait que trop qui ont eû & qui auront la même destinée. Que ce nombre puisse diminuer, c’est ce que souhaite très sincérement. »

Ma bonne Dame,Votre très infortunée Servante,

Monyme.

« P.S. Jeudi prochain est le jour fixé pour que je recoive l’arrêt de mon sort, si je puis survivre jusqu’à ce jour ; ayez compassion de moi c’est tout ce que vous pouvez faire en ma faveur. »

Le cœur le moins sensible au malheur des autres, ne peut qu’être touché de la plus tendre compassion pour la situation de Monyme, & il n’est pas possible à une personne raisonnable de réfléchir à la conduite de son père sans le trouver très blamable.

N’est-ce pas une chose bien extraordinaire, & en même tems contre la nature, que des pères, qui aiment avec passion leurs enfans tandis qu’ils sont jeunes, puissent ensuite les rendre misérables pour toûjours, uniquement afin de satisfaire un sordide intérêt.

Il est vrai que la plûpart de ceux qui forcent ainsi les inclinations de leurs enfans, ayant passé l’âge de sentir de douces émotions, croyent agir pour leur plus grand bien, tandis qu’ils les obligent à sacrifier l’amour à l’ambition ; mais le père de cette jeune Dame a porté l’avarice, plus loin qu’on ne le fait ordinairement, & il semble que ce n’est pas tant pour le bien de sa fille, comme pour son propre intérêt en gardant son argent, qu’il a rompu son union avec un homme qui lui étoit si cher, pour l’obliger de donner sa main à un autre, qu’elle ne hait pas moins.

Détestable penchant ! à quel excès nous porte-t-il ! tout sentiment noble, généreux ou humain est éteint au dedans de nous, quand une fois il s’empare de notre âme ; nous paroissons même avoir renoncé au sens commun, & nous agissons directement contre ce que nous pensons & que nous désirons.

Nous hazardons de perdre nos biens dans la vaine espérance de les doubler ; nous renonçons à notre probité dans la vûe d’acquérir de l’honneur ; nous descendons aux actions les plus basses & les plus méprisables dans l’attente de devenir grands, en un mot il n’y a point d’extravagances dont un homme dévoué à l’avarice, ou à une fausse ambition, ne se rende coupable ; dans le même tems qu’il poursuit la bonne fortune, il pousse hors de son chemin la Déesse qu’il adore.

Il y a dans cette passion plus que dans les autres, un endurcissement de cœur impénétrable à tous les assauts de la nature, & infléxible aux remontrances de la raison & de la Réligion.

Notre excellent Dryden fait très bien dire à Jupiter, dans sa Comédie d’Amphytrion. Quand j’ai fait cet or, j’ai fait un Dieu plus grand que Jupiter, & je me suis dépouillé de ma toute puissance.

Un autre Poëte qui n’étoit pas moins spirituel, & peut-être plus original, en parlant de l’or, nous dit. Que l’argent est la balance commune de tout ce qui se mesure, se pèse & se dit ; jusques dans les affaires de l’Eglise & de l’Etat. C’est une beauté toûjours dans sa fleur, qui pousse & fleurit à quatre-vingts ans. C’est vertu, esprit, mérite, & tout ce que les hommes traitent de sacré & de divin, car qu’est ce qui constitue le mérite d’une chose, si ce n’est l’argent qu’elle rapportera ?

S’il étoit possible à un esprit généreux de se divertir à contempler la dépravation de la nature humaine, combien ne riroit-il pas de voir un malheureux se glorifier de sa finesse, & de sa parfaite connoissance du monde, comme il s’imagine, pendant qu’il est peut-être la Dupe de ceux qui exaltent son bon sens, & qu’il devient la proye des plus grands fripons.

Enfin il n’y a pas de chemin qui conduise plus droit à la mendicité que l’avarice ; cependant le sort de plusieurs milliers ne suffit pas pour empê-cher les autres de tomber dans le même piége ; ils en voyent quelques-uns qui ont eû le bonheur d’amasser de grosses sommes, & ils s’imaginent tous qu’ils sont capables de parvenir au même but.

Malheureuse stupidité ! pour un qui réussit, mille se ruinent !

Mais pour revenir à la malheureuse Monyme ; la Spectatrice souhaiteroit sincérement d’avoir été plûtôt instruite de sa situation ; toutes les remontrances & les avis viendroient à présent trop tard, si son sort est réellement décidé, comme elle le dit dans sa lettre.

Autrement il n’y auroit point de membre de notre Société, jusques à Euphrosine elle-même, qui est un parfait modèle d’obéissance filiale, qui ne fût d’avis, que Monyme, dans sa situation & après un précédent engagement, pouroit refuser d’en former un suivant, sans s’attirer les justes censures du public.

Nous ne lui aurions pas donné conseil d’épouser son jeune Amant ; c’auroit été attaquer directement l’autorité paternelle, & faire une brêche inex-cusable à son devoir ; mais nous pensons en même tems qu’elle auroit pû légitimement persister dans son refus du second.

Elle se seroit suffisamment acquittée de son devoir en résistant à son inclination ; & en continuant dans la résolution de tout souffrir plûtôt que de se donner à un homme qu’elle ne pouvoit pas aimer, elle auroit donné un témoignage de son amour & de sa constance en faveur d’un Amant qui en paroit si digne ; pendant qu’en se conduisant comme elle a fait, elle s’est non seulement enveloppée elle-même, mais encore l’objet de son affection, dans une calamité, qui durera vraisemblablement autant que leur vie.

Je sçais bien que quelques personnes qui poussent la prudence à l’excès, diront, qu’elle n’avoit point d’autre parti à prendre, (& elle étoit sans doute de la même opinion) ; que si son père avoit exécuté ses menaces, en la mettant à la porte, elle auroit été exposée aux insultes & à toutes les misères de la pauvreté. Mais j’ai de la peine à croire que sa condition eût jamais été si désespérée, quand même son père l’auroit réellement abbandonnée : elle avoit sans doute des parens & des amis ; quelques-uns d’entr’eux auroient vraisemblablement pris compassion d’une jeune personne qui n’avoit besoin de leur assistance, que parce qu’elle avoit trop d’attachement à l’amour & à son honneur ; ou si toute espérance de cette nature lui avoit manqué, comme il y a réellement fort peu d’exemples d’affection naturelle dans ce siécle de fer ; cette éducation qu’elle confesse d’avoir reçûe, auroit pû certainement lui fournir quelque moyen de subsister.

Et nous ne pouvons pas croire sans manquer de charité, que son père ne se fût pas appaisé avec le tems, au point de la reprendre chez lui, s’il ne vouloit pas consentir à ce qui auroit pû rendre son bonheur plus parfait.

Mais quand l’union indissoluble du mariage est une fois formée, quelque désagréable qu’elle puisse être au commencement, c’est le devoir de ceux qui sont unis de cette manière de travailler à leur bonheur réciproque ; toutes les réflexions suivantes, tous débats ne servent qu’à rendre l’infor-tune plus fâcheuse, & à donner un nouveau poids à un fardeau qui n’est déjà que trop accablant.

Nous espérons donc que le bon sens de Monyme la mettra en état de travailler à écarter tout ce qui pourroit la rendre mélancolique, ou faire de la peine à son Epoux ; vertu, religion, réputation, raison & son propre intérêt, tout concourt à l’exiger d’elle ; c’est en suivant ce que ces motifs lui dictent qu’elle trouvera uniquement du repos & de la consolation. C’est-là tout ce que nous pouvons lui dire sur sa situation.

Nous allons maintenant présenter à nos lecteurs une piéce que nous pouvons faire passer pour très curieuse, puisqu’elle nous vient d’un des meilleurs juges du siécle ; quoique pour éviter peut-être les complimens qu’on lui feroit à ce sujet, il se cache sou un nom supposé.

A la Spectatrice.Madame,

« Vous trouverez ci-jointe une piéce d’antiquité, qui vous paroîtra, comme je l’espére, digne d’être insérée dans votre ouvrage, où vous mêlez si bien l’utile avec agréable <sic> ; il faut supposer que c’est un fragment, que le fameux Ovide écrivit vraisemblablement dans son exil : effectivement il tient beaucoup du style de ce tendre Poëte, le latin de l’original est extrémement pur ; comme on le parloit dans ce siécle qui est de tous celui où la belle litterature ait le plus fleuri.

J’ôse repondre que vous ne penserez pas qu’il ait beaucoup perdu par la traduction, quand vous saurez, qu’il a été mis en Anglois par le Docteur Atterbury, le dernier Evêque de Rochester, comme un illustre Seigneur de qui je l’ai reçu, m’a fait l’honneur de m’en assûrer. Je suis,

Madame,

Avec la plus grande consideration,Votre très humble, & très obéïssant Serviteur.

Antiquaire.

Du Caffé de Giles ce 29. Oct. 1745.

Viennent ensuite les papiers que ce correspondant nous a fait la faveur de nous communiquer, & qui méritent nos sincéres remercimens.

Auguste Cesar a Livie Drusille. Premiere Lettre.

« Ne soyez point étonnée, ô trop aimable femme de Tibere, en recevant une lettre d’Auguste ; une puissance supérieure à la mienne m’oblige à implorer auprès de vous cette pitié & cette protection, dont tant de millions me sont redevables. La situation actuelle de mon cœur me dépouille de ma dignité précédente ; je ne me glorifie plus d’être le Maître du monde, à moins que je ne puisse me vanter en même tems d’être le Maître de votre cœur. Je vous ai vûe, trop adorable Livie, & si vous vous connoissez, ou si vous avez remarqué le moins du monde la confusion de mes regards dans cette fatale entrevûe, je n’ai pas besoin de vous dire que j’aime : j’aime avec une passion digne de vos charmes, & de celui qui la loge dans son sein ; une passion que Livie seule peut inspirer, & Auguste sentir. L’Inventeur du Taureau d’airain (*(*) Perillus qui fut l’inventeur du taureau d’airain, y fut renfermé le prémier, par les ordres de Phalaris Tyran d’Agrigente.) éprouva avec justice les souffrances qu’il avoit eû la cruauté de préparer pour d’autres ; mais pour moi en faisant un établissement (*(*) Piéces de Théatre, qu’il a le prémier établies suivant Heylin & d’autres Auteurs.) qui puisse instruire mon peuple & l’amuser, j’ai éprouvé un sort (+(+) Ce fut au Théatre, qu’Auguste vit Livie pour la première fois.) qui n’est pas moins cruel que le sien.

C’est à votre cœur seul à annuler la Sentence de ce Dieu, dont j’ai peut-être trop méprisé l’autorité jusqu’à présent, & à me rendre aussi heureux que je suis maintenant infortuné.

Pensez donc, pensez, divine Livie, que vous devez quelque chose à mes souffrances, & encore plus à mon caractére, & vous ferez alors tout ce qui vous est possible pour votre Amant & votre Empereur.

Auguste Cesar.

Livie Drusille a Auguste Cesar,Son Seigneur et Empereur. II. Lettre.

« Vous m’ordonnez, ô puissant Cesar ! de recevoir sans surprise l’honneur de votre Lettre ; il est impossible pour moi de vous obéir ; Je me persuadois que la maison d’où je sors, l’innocence de ma conduite, les services & le caractére de mon Epoux, & ma réputation encore pure, m’auroient mise à l’abri des plaisanteries qu’on pratique avec succès auprès des femmes d’un différent caractére ; d’ailleurs ce que je dois à mon Empereur, ne me permet pas de croire que cette foible beauté que le Ciel m’a donnée, puisse faire une sérieuse impression sur un cœur, qui doit être tout entier à la gloire & à Scribonie (*(*) La femme d’Auguste.). C’est pourquoi quand je vœux concilier cette déclaration, soit avec votre caractére soit avec le mien, je suis également dans l’embarras ; plus je considére ce que vous êtes, ou ce que je suis, plus je suis confondue, ô très sacré Empereur, ayez donc pitié de ma foiblesse, & cessez d’embarrasser de vaines idées un esprit, qui a trouvé jusques ici sa félicité à être content, & qui ne souhaite rien avec tant d’ardeur que de garder un juste milieu entre une extrême ambition & une trop grande bassesse. »

Livie Drusille.

Auguste Cesar a Livie Drusille. III. Lettre.

Est-il donc possible que vous, qui y avez le plus grand intérêt, soyez aveugle aux Symptômes d’une passion, que tous mes soins n’ont pû cacher aux remarques de ma cour ? Marcellus, Agrippa, Mecenas, Drusus, tous voyent que leur Empereur n’est plus ce qu’il étoit ; Livie manquera-t-elle seule de pénétration ? Non, non, belle dissimulée, ces yeux qui ont percé de mon cœur doivent le voir à découvert ; vous n’êtes pas moins convaincue du ravage qu’ont fait vos charmes, que je le suis de leur force ; & vous feignez seulement d’ignorer des maux, que vous êtes bien déterminée à ne pas plaindre ; je me flattois cependant, que vous auriez mis quel-que différence entre moi & les autres hommes, & que vous m’auriez repondu avec la même franchise & la même sincérité que je vous ai écrit. Souvenez-vous, Livie, que je suis Auguste, & comme tel que je puis me faire obéïr, même de vous ; & que si je mets à part mon autorité, mes priéres devroient néanmoins avoir autant de force que mes ordres ; je n’exigerai cependant de vous que l’aveu d’une vérité, dont vous devez être assûrée, soit par le sentiment de vos charmes, soit par les protestations de celui qui ne pourroit chercher à vous surprendre, sans faire une injure à la dignité de son rang ; & en second lieu, que vous examiniez sérieusement votre propre cœur, & me fassiez connoître ce que vous pensez du retour qui est dû aux sentimens que vous m’avez inspiré. »

Auguste Cesar.

Livie Drusille a Auguste Cesar,Son Seigneur et son Empereur. IV. Lettre.

Puis donc que mon Empereur insiste que je me regarde comme quelque chose digne de son attention, je n’ôse plus douter de l’honneur qu’il me fait, & ce n’est peut-être pas une des moindres merveilles de son pouvoir, qu’il m’oblige à manquer à toutes ces régles de modestie & d’humilité que j’ai toûjours observées, & à reconnoître non seulement que je regarde la considération qu’il daigne me témoigner comme la plus grande gloire qu’une mortelle puisse recevoir ; mais encore que cette conviction me fait un plaisir au-dessus de toute expres-sion. Ouï, puissant César, mon âme entiére n’est occupée que de la certitude de votre affection, & mon imagination a de la peine à contenir ses ravissemens ; je connois maintenant cette beauté, dont j’avois eû auparavant une si chetive idée, & je benis le Ciel de ce qu’il m’a donné des charmes capables de plaire au Maître de l’Univers. Mon Empereur me demande-t-il donc quelle recompense je dois à une si grande condescendance ? Assûrément il n’y a rien que je doive & que je veuille refuser ! Ne joindrai-je pas à l’amour & au respect que vous doivent tous vos sujets, une serveur & un zèle proportionnés à l’étendue de mes obligations ? Me prosternerai-je jamais en terre, ou éléverai-je les yeux au Ciel, sans invoquer les Dieux pour qu’il leur plaise de repandre des bénédictions sans fin sur votre vie & votre régne ? Mes espérances, mes craintes, mes vœux, mes dévotions ne seront-elles pas toutes concentrées dans Auguste? Ce nom sacré sera-t-il pas toûjours sur mes lévres & dans mon cœur ? Ce sont-là, à la vérité de foibles témoignages de cette gratitude qui loge dans mon sein ; mais, hélas ! c’est tout ce que le destin met en mon pouvoir, j’espére donc que vous me ferez la grace de l’accepter. »

Livie Drusille.

Auguste Cesar a Livie Drusille. V. Lettre.

« Quand je compare la première partie de votre lettre avec la dernière, j’y trouve des contradictions que je ne puis pas concilier, bien loin de cette candeur & de cette sincérité que je souhaitois & que j’attendois de Livie, si vous voyez réellement avec plaisir mon amour, seriez-vous uniquement pour vous-même, & ne me laisseriez-vous que les peines d’une pas-sion qui dureroit sans espérance ? Et appellez-vous gratitude de laisser à d’autres la recompense, que je dois recevoir de votre main ? Qu’avez vous besoin, belle Livie, d’incommoder les Dieux par vos demandes en ma faveur, tandis qu’ils ont remis à vous seule le pouvoir de me rendre heureux ? Non, belle dissimulée, non ; faire de semblables oraisons, ce seroit se moquer du Ciel & de moi. Je ne demande que ce que vous pouvez donner ; & si comme vous dites, vous ne devez, ni ne pouvez me rien refuser, pourquoi limitez-vous immédiatement ensuite ma satisfaction à la moitié de ce que je voudrois obtenir ? je crains même que ceci ne soit uniquement en imagination ; car si j’avois sur votre âme cette influence dont vous me flattez, elle agiroit certainement avec trop de pouvoir sur le beau corps qu’elle anime, pour me laisser long-tems sans être heureux ; enfin, ma chére Livie, la passion que je sens pour vous n’est pas de cette nature æthérée qui ne se repait que d’ombres ; il faut que je vos posséde toute entiére ; car si vous connoissez votre Empereur, vous devez aussi sçavoir qu’il n’est pas accoûtumé à se contenter d’une conquête imparfaite.

Auguste Cesar.

Livie Drusille a Auguste Cesar,Son Seigneur et son Empereur. VI. Lettre.

« Pourquoi, cruel César ? s’il peut m’être permis de refuser mon Empereur, pourquoi vous plaisez-vous à reduire votre Esclave à un dilemme, dont il lui est impossible de se débarrasser ! Auguste n’avoit pas accoûtumé de taxer ses sujets au-delà de leurs forces ; ô pourquoi demande-t-il à Livie seule ce qui lui est impossible ? Mon âme & toutes ses facultés sont entiérement dévouées à mon Empereur ; ce qui me reste donc appartient à un autre : ne suis-je pas la femme de Tibére ? Puis-je remonter à ce tems qui m’a fait sienne ? Puis-je rappeller à moi ce soufle avec lequel je lui ai juré une fidélité inviolable ? Mes vœux ne sont-ils pas enrégistrés dans le sein de Junon (*(*) La Déesse du mariage.) ? Et la sacrée Tabelle (+(+) Rouleau de parchemin dans lequel on inscrivoit tous les mariages de considération.) n’en rend-elle pas témoignage ? O ! mon Seigneur & mon Empereur sçait fort bien qu’il ne me reste plus rien à donner ; & tout ce que je puis faire est de me plaindre en secret, de ce qu’il ne m’est pas possible de recevoir un honneur, qui m’auroit rendu la plus heureuse, comme la plus enviée de mon Sexe. »

Livie Drusille.

Auguste Cesar a Livie Drusille. VII. Lettre.

« C’est fort bien, ô beauté divine ! Ce feu de Cesar doit donc avoir à combattre le froid de Livie ; vous êtes résolue de me résister, & dans ce dessein vous avez pris toutes les armes que votre vertu obstinée peut vous fournir ; mais ne vous souvenez-vous pas que le Dieu que je sers est invincible ? Vous avez à la vérité subjugué Auguste, mais vous ne pourrez pas subjuguer la Divinité qui l’anime. Cessez donc une guerre si inégale, & soyez convaincue que vous aurez plus de gloire à céder dans cette occasion ; le Proconsul des Gaules est votre Epoux, j’en conviens, mais il sçait ce qu’il doit à son Empereur, & si vous réfléchissez sérieusement sur ce qu’est Cesar, vous avouerez qu’il peut se dispenser des formalités.

Mecenas qui est le porteur de cette lettre, vous en dira plus que je ne puis vous écrire ; il a ordre de ne pas vous quitter que vous n’ayez pas promis que vous favoriserez de votre présence, un divertissement (*(*) L’Histoire nous apprend que cette fête fut la plus splendide qu’on eût jamais vûe ; il y avoit mille barques dorées, illuminées & ornées de superbes flammes, avec des devises curieuses, qui marquoient le pouvoir de l’amour & de la beauté ; tous les grands de Rome y assisterent, la fête dura toute la nuit, pendant que la musique jouoit sur les deux bords du fleuve.), que j’ai préparé sur le Tibre, à l’honneur du jour qui vous a vû naître, pour le bonheur de tous ceux qui vous voyent, mais particuliérement

d’Auguste Cesar.

C’est-là, à ce qu’il paroît, tout ce que cet illustre Seigneur mit entre les mains d’Antiquaire, ou du moins ce que ce dernier à eû la bonté de nous communiquer ; l’histoire de ces illustres amans est trop bien connue pour que nous ayons besoin de rien ajoûter à ce sujet ; il n’est pas nécessaire non plus que nous donnions notre opinion sur l’élégance & l’esprit qui brillent dans ces lettres ; tous nos lecteurs de goût doivent être charmés de l’amour & de la dignité qui paroissent dans celles d’Auguste, & avouer que celles de Livie conviennent parfaitement au caractére de cette Dame, autant rusée que polie.

Plusieurs de nos lecteurs auroient sans doute vû avec plaisir la continuation de la correspondance entre deux personnes, qui font une figure si considérable dans l’histoire Romaine, par quels artifices Livie, après avoir été la maîtresse d’Auguste, l’engagea à répudier Scribonie, qui étoit sa femme depuis plusieurs années, & non seulement à la placer sur le trône impérial, mais encore, comme il n’en eut point d’enfans, à adopter le jeune Tibére, qu’elle avoit eû de son Epoux pour son successeur, au préjudice de ses propres parens, qui en étoient plus dignes.

D’autres, au-contraire, auroient peut-être mieux aimé que j’eusse supprimé la piéce entiére ; ils diront que si un dessein inexcusable vient à réussir, on doit plûtôt taire toute l’histoire que la publier, de peur que d’autres n’ôsent tenter la même entreprise, & que par dessus tout la Spectatrice, qui aspire à régler la conduite de son propre sexe, ne devroit pas rappeller un caractére vicieux, aussi fortuné que celui de cette Impératrice Romaine.

Il y a des hommes, diront-ils, qui prétendront avoir une passion aussi violente que celle d’Auguste, sans la sentir, ou sans avoir rien de sa sincérité ; & on ne peut pas nier qu’il n’y ait des femmes qui s’imaginent avoir des charmes aussi puissans que ceux de Livie, pour retenir ceux qu’elles désirent d’engager : & alors, s’écrieront-ils, qu’il y a peu de vraisemblance qu’on puisse les empêcher de poursuivre les mêmes mesures, quand elles seront animées par l’amour, ou par l’ambition !

Je souhaiterois sincérement que la vanité qui n’est que trop attachée à notre sexe, comme il faut en convenir, ne donnât point de poids à une difficulté de cette nature ; on auroit beau dire à une jeune Dame que son amant favori n’a point pour elle la tendresse, l’estime réelle & la constance d’Auguste, ou que sa beauté, son esprit & ses talens sont à tous égards fort au-dessous de ceux de Livie, il sera à peine possible de la convaincre d’une vérité si opposée aux deux penchans favoris de son âme.

Cependant on ne doit pas imposer silence à l’histoire, parce qu’elle contient des faits qui ne doivent pas être imités ; & il ne faudroit pas ôter aux personnes de bon goût l’agréable amusement de lire les anciens, parce que nous y trouvons des caractéres odieux, que nous voudrions qui n’eussent jamais existé.

Une femme de qui le cœur est gardé par la raison & la religion, ne se livrera jamais à l’influence d’un mauvais exemple ; & celle qui rejette bien loin ces divins secours, n’a pas besoin qu’on lui dise que Livie à prospéré & s’est élévée, en cédant à une flamme illégitime.

Quand nous sommes une fois privés de ces secours il ne faut hélas qu’une bien petite tentation, comme notre inimitable Shakespear le dit fort bien : Comme la débauche même sous un déhors Angélique n’ébranlera jamais la vertu, de même, si elle étoit unie à un ange du Ciel, elle fuiroit les charmes d’un lit céleste pour se repaître d’ordures.

Ce seroit un grand bonheur s’il n’y avoit point d’exemples d’une datte postérieure à ceux d’Auguste & de Livie, qui justifient la fragilité des deux Sexes ; mais comme les vertus des anciens Romains sont assés décriées, parce qu’elles sont hors de mode, la même raison devroit faire rejetter leurs vices, puisqu’ils sont du vieux tems.

Parmi nos lettres nous en trouvons une, qui nous vient d’un ancien correspondant, & qui roule sur la présente situation des affaires ; mais tout impatient qu’il paroit que nous y donnions notre attention, il faut qu’il nous excuse. Si nous ne la publions que suivant l’ordre de sa datte, il peut compter, malgré toute l’aversion que nous sentons pour nous mêler de politique, que nous l’insérerons dans notre ouvrage avec quelques remarques de notre fond sur ce qu’il a avancé.

Lindamire peut s’attendre aussi à la même indulgence, quoique nous ne sachions pas, si tout bien considéré elle mérite cette preuve de notre complaisance, mais nous soumettrons toûjours des querelles particuliéres à l’intérêt du public.

Peut-être quelques personnes se trouvent-elles dans une circonstance semblable à celle qui a occupée sa plume, c’est pourquoi, je ne manquerai pas d’insérer dans un endroit convenable ses sentimens sur ce sujet ; à l’égard des accusations qu’il lui a plû de porter contre la Spectatrice, c’est notre affaire d’y répondre aussi bien qu’il nous sera possible, en laissant au redoutable tribunal du public la décision de ce différent.

Fin du Vingtiéme Livre.

Livre Vingtieme. La plûpart des personnes de notre sexe aiment tellement à contempler leur portrait, que je crains qu’elles ne soyent mécontentes de la Spectatrice, de ce qu’elle n’a point encor rendu public, le miroir de la vraie beauté, que Philoclete a eu la bonté de leur préparer. La curiosité donne certainement de l’impatience, mais je leur conseille de la modérer aussi bien qu’il leur est possible : suivant l’avis que Philoclete leur donne dans sa lettre, qui servoit de couvert à son envoi, & qui mérite également l’attention de celles qui aiment à voir une agréable représentation d’elles-mêmes dans un verre, qui ne ressemble en rien à ceux, dont elles ont accoûtumé de se servir. A la Spectatrice.Madame, « Je ne commencerai par aucune excuse, puisque tous vos écrits montrent que vous avez trop à cœur l’honneur & le bien de votre séxe pour prendre en mauvaise part, tout ce qui peut contribuer à son profit, ou à son amusement. Afin de vous aîder, s’il est possible, dans une entreprise si louable. Je prends la liberté de présenter aux Dames par votre canal un Miroir pour la vraie Beauté, qui ne peut que plaire infiniment à celles qui possédent cette prérogative inestimable. Je serois fâché de faire aucune peine même à celles qui méritent le moins de considération, mais je voudrois aussi que celles qui sentent qu’elles ont quelque imperfection secrete, prissent garde comment elles se regardent dans ce miroir, de peur que croyant rencontrer un objet agréable, elles n’en voyent un qui les fasse tressaillir de surprise & d’étonnement. Ce ne sont pas des traits bien tournés ; ce n’est pas un teint dont la blancheur l’emporte sur le lis ; ce ne sont pas des lévres de corail, ou des yeux qui brillent autant que les étoiles, qui peuvent les assûrer qu’elles se verront dans ce miroir comme elles paroissent aux autres. Toutes ces graces dont le sexe se glorifie, ne suffisent point pour completer cette vraie beauté nécessaire, afin qu’elles se trouvent ici telles qu’elles désirent. Il n’y a point réellement de vraie beauté, que celle qui est reconnue généralement pour telle ; qui est goûtée d’un chacun, & qui s’attire l’amour & l’admiration de tous ceux qui la contemplent. Maintenant ce n’est point ce qu’on entend ordinairement sous le nom de beauté, parce qu’il y a présque autant de différentes opinions à cet égard, que de différens caractères qui en sont charmés. Notre fameux Pyndare. Anglois, qui en a été un des plus grands admirateurs, montre cependant avec une admirable justesse l’impossibilité de fixer une régle pour décider de ce qui est beauté, ou ne l’est pas. Fantasque beauté, dit-il, qui change dans chaque pays, ici noire, là brune, plus loin tanée, & ailleurs blanche, qui n’as rien de certain, mais varie continuellement, & te montre aussi inconstante que celles qui te possédent. Dryden dit aussi très bien dans son poëme de Palemon, & d’Arcite, qu’on ne peut point assigner la cause de l’Amour, quoiquelle n’est point dans le visage mais dans l’esprit de l’amant. Il faut donc qu’elles ayent cette espèce de beauté qui plaît à toutes les inclinations, pour se regarder avec plaisir dans ce miroir. Cependant que celles que le public flatte le moins ne craignent pas d’y jetter les yeux, peut-être verront-elles des charmes dont elles n’avoient jamais connu le prix, & si cette découverte ne leur donne point de vanité, elles sentiront du moins un plaisir intérieur, que les paroles ne peuvent pas dépeindre. Que la petite verole, les maladies, la vieillesse ou les autres infirmités qui inspirent tant de frayeur au beau sexe, ne les empêchent point de considérer leur portrait dans le miroir que je leur présente ; car je suis fort assûré, que celles qui se flattent le moins à cet égard, y verront en le consultant, plus de perfections que les autres, & se reconcilieront aisément avec la nature, puisqu’elle leur a donné des graces infiniment supérieures à celles qu’elle leur a refusées, quel jugement qu’en ayent pû porter des personnes peu sensées. Mon miroir a encor cette propriété particuliére ; il n’est point comme les autres doublé de vif argent, mais clair, transparent, comme l’innocence & la vérité ; il ne montre pas seulement la personne qui se mire, telle qu’elle est réellement ; mais developpe impartialement tous ses charmes, ou ses imperfections à ceux qui sont de l’autre côté, même à une grande distance. Or dans ce siécle où le beau sexe semble appliqué à détruire cette véritable beauté qu’il a reçue des mains du Créateur, j’espére que plusieurs paroîtront sans peine devant ce fidèle miroir ; je pourrois compter entièrement sur cette espérance, si j’étois convaincu que les remontrances de la Spectatrice ayent eû leur effet. Mais quoiqu’il en soit, tous ceux qui désirent le bien de la plus aimable partie de la création ne doivent rien négliger de ce qui peut les mettre mieux en état de plaire. C’est pour cette raison que je me fais un honneur de participer à vos travaux : je fini ici en vous assûrant que je suis avec le respect & l’admiration la plus sincére. » Madame, De vous & de vos dignes associées le très humble & très dévoué serviteur. Cavendish-Square ce 16. Sept. 1745 Phioclete. Miroir de la vraie Beauté. Très humblement présenté à celles, qui après une sérieuse réfléxion sur elles-mêmes, veulent hazarder de s’y regarder, par leur très humble serviteur & sincére admirateur. Philoclete. « Approchez-vous, fortunées beautés, qui êtes en si petit nombre ; vous, dont les charmes intérieurs brillent à travers la figure, & ajoûtent de nouvelles graces à celles que la nature vous a données, vénez voir vos aimables traits fidélement représentés. Considérez dans votre portrait des perfections, que tout l’art du peintre ne peut pas imiter, que toute l’éloquence & la passion d’un amant ne peuvent pas décrire. Et d’abord vous, Vierges pures, qui ne connoissez point encor le mariage & qui ignorez également tout désir tumultueux, & toute impatience pour entrer dans cet état ; vous, qui ne considerez la différence des sexes que pour vous conduire de manière à ne pas encourager la présomption de l’un, ou à provoquer la malice de l’autre : vous qui méprisez les fatuités du siécle & qui contentes de paroître une fois dans les différentes assemblées publiques, les évitez ensuite pour toûjours ; vous, qui n’avez jamais connu de pensée qui dût vous faire rougir ; vous, qui exemtes d’orgueil, d’affectation, de vanité ou de mauvais naturel, partagez votre tems entre vos devoirs & des récreations innocentes ; approchez sans crainte, & regardez cette douceur angelique qui est logée dans tous vos traits : voyez comment la pureté de votre cœur brille dans ses yeux, répand autour de vous la joye & le contentement, & fait une espèce de paradis de tous les endroits où vous paroissez. Approchez ensuite vous, chastes épouses, dont le cœur pur n’a jamais entretenu de désir criminel : vous, dont les désirs ont été toûjours conformes à la volonté de l’époux que le ciel vous a donné, s’ils ne l’ont pas prévenu ; vous, qui ne désirez de plaire qu’à celui que vous avez juré d’aimer ; vous, dont l’œconomie & la prudence conduisent votre maison, comme si votre fortune étoit double de ce qu’elle est réellement, & qui cependant rendez contents par votre hospitalité tous ceux qui s’approchent de vous ; vous, qui savez rendre avec usure les caresses du plus tendre époux ; & qui ne nourrissez jamais aucune pensée qui tende à nuire à son honneur ou à son intérêt, quoique vous ayez été cruellement provoquée ; vous qui par votre sagesse, ou votre reserve, avez toûjours été à l’abri de toute tentation : ou qui avez montré par votre attachement à la vertu dans toutes les circonstances de votre vie, votre aversion pour toute pensée criminelle ; vous, glorieux modéles de fidélité conjugale, approchez & considerez la dignité qui paroît sur votre front comme sur son throne, & donne du lustre à toute votre personne, ensorte que vous vous attirez l’amour de tous les honnêtes-gens & même l’admiration des plus grands scélerats. Enfin vous, vénérables matrones, qui vivez dans le veuvage & qui n’êtes pas les dernières en réputation ; vous qui avez passé avec honneur les deux premiers états de votre vie, & qui supportez le dernier avec décence & force d’esprit, regardez ici les graces de votre maintien : vous, dont la mort ne peut pas changer l’affection, vous, qui conservez encor fidélement votre époux dans votre cœur ; vous qui êtes toûjours attachée à la mémoire de votre premier amour, & qui rejettez toute offre suivante, quoiqu’elle soit soûtenue par les titres, les richesses & toute cette perspective brillante, qui enchante votre sexe ; vous, qui redoublez vos soins maternels & votre tendresse pour votre famille, afin qu’elle ne sente point la perte d’un père : vous, dont l’exemple & les sages avis préservent l’innocent & rappellent le vicieux ; vous dont les louanges sincéres donnent une nouvelle force à la vertu, & dont les reproches faits avec douceur donnent au vice de l’horreur pour lui-même ; vous, qui savez mêler la gravité & l’enjouement, & vous acquitter a-vec plaisir des devoirs les plus rigides d’une femme & d’une Chrétienne ; vous, qui repondez au caractère que le Sage nous donne de la femme vertueuse, que ses œuvres lui attirent des éloges aux portes de la ville ; vous allez vous voir vous-mêmes dans ce miroir & être vûes des autres, avec des charmes qui vous dédommageront de ceux que la nature vous a refusés, ou dont le tems vous a privé. Il y aura quelque chose de majestueux dans vos regards, dans vos discours, ou dans vos actions, qui vous attirera l’estime, & vous gâgnera le cœur de tous ceux qui vous considéreront ; vous & toutes celles dont j’ai parlé, vous paroîtrez telles que l’admirable Milton dépeint la mère du genre humain, tandis qu’elle étoit dans l’état d’innocence. Il y avoit de la grace dans tous ses pas, ses régards étoient divins, tous ses mouvemens exprimoient la dignité & l’amour. Ce sont là les seules beautés qui peuvent se considérer avec plaisir, car à l’égard de celles qui ont abandonné la sagesse pour suivre la folie ; qui se sont devouées aux masquara-des nocturnes, & à la fureur du jeu, qui ont oublié les devoirs de leur sexe & de leur situation, & sont à tous égards le revers de celles que j’ai décrites, elles ne doivent point se fâcher contre ce miroir, s’il leur présente des difformités qu’elles n’attendoient pas ; si au-lieu de ces graces & de cet air attirant dans leur teint & leurs traits, elles trouvent des rides que tout le fard Italien ne peut pas effacer, quelque chose de cave & d’abbatu dans leurs yeux, des contorsions sur leur visage, que tout l’art ne peut pas corriger ; qu’elles s’éloignent donc d’ici, de peur qu’une représentation trop fidéle ne les jette dans un accès de frénézie ; du moins qu’elles prennent la précaution de s’approcher avec crainte & par dégrés ; la surprise leur feroit paroître leurs imperfections plus hideusees <sic> ; & si elles s’en apperçoivent insensiblement, elles pourront peut-être, ou s’en délivrer, ou se familiariser avec cette vûe. » Nous remercions Phioclete au nom de tout notre sexe, de l’agréable description qu’il nous a donnée de ce qu’est la beauté dans une femme, lorsqu’elle se trouve dans les trois états de la vie qui renferment tous les autres. Il nous est absolument impossible de rien ajoûter sur un sujet qu’il a traité avec autant de nettete <sic> que de précision : il seroit très inutile de s’y étendre davantage, & au-lieu d’y répandre un nouveau jour, on ne feroit que lui ôter celui qu’il lui a donné, le rendre plus languissant & par conséquent moins efficace. Mais il me semble que j’entends quelques-unes de nos Damees <sic> à la mode de s’écrier ; Que veut dire cet homme ? Pense-t-il que les vertus dont il parle augmenteront le nombre de nos amans ? ne nous exposeront-elles pas au-contraire à la risée de tous les jolis Cavaliers de la Ville ? D’autres d’une humeur plus sérieuse, diront ; que si une femme doit répondre à tous égards au caractère qu’il nous donne de la vraie beauté, on ne trouvera rien de semblable parmi le sexe. A l’égard des premières il seroit tout à-fait inutile de leur faire aucune réponse : elles la traiteroient avec autant de mépris que le miroir lui-même ; mais à l’égard des autres, je les prie de réfléchir que chaque femme peut avoir cette vraie beauté dont Philoclete a fait la déscription, & qu’il n’y a que les libertins de l’autre sexe qui en doutent. Il est vrai que toutes ne sont pas également partagées des perfections de l’esprit, non plus que de celles du corps, mais toutes peuvent perfectionner celles qu’elles ont, & la seule tentative les fera paroître moins difformes, même dans le miroir de Philoclete. Mais j’ai déjà remarqué plusieurs fois, que si nous prenions la moitié des soins pour embellir nos qualités intellectuelles, que nous en prenons en faveur de notre figure, nous paroîtrions à l’un & à l’autre égard avec beaucoup plus d’avantage. Si mes remontrances, ou celles d’autres personnes bien intentionnées pour mon sexe, ont produit l’effet qu’elles désiroient, c’est ce que j’ignore : cependant nous ne devons pas tout abandonner, un seul moment peut amener à une heureuse fin ce qu’on a tâché de faire durant plusieurs siécles ; quelques fois une seule parole, lachée peut-être sans dessein, a fait plus d’impression que les traités les mieux travaillés. C’est pourquoi tandis que je suis convaincue en moi-même, que mon entreprise est non seulement destinée à rendre mes lecteurs meilleurs, ou plus sages, mais encor qu’elle peut en venir à bout, je me mettrai peu en peine si je les amuse moins qu’ils ne s’y attendent. La Spectatrice a tâché jusques ici de mêler le plaisir avec l’instruction ; elle est bien éloignée de suivre aujourd’hui un autre plan, & quoiqu’elle ait traité dernièrement des sujets plus sérieux que ceux qui avoient été l’objet de ses premiers discours, j’espére que les personnes du caractere le plus léger & enjoué me pardonneront aisément, puisque la variété doit toûjours leur plaire, & que j’ai maintenant devant moi quelques lettres qui ne manqueront pas de paroître amusantes, & que nous entremêlerons avec nos spéculations les plus graves, aussi souvent que l’ordre de leur réception nous le permettra. Nous ôsons nous assûrer que celle que nous allons publier a présent, sera également agréable aux amateurs du plaisir & aux gens sérieux, puisqu’elle les concerne les uns & les autres, & qu’elle est écrite dans un style qui plaira certainement aux personnes de bon goût. Aux ingénieux Auteurs de la Spectatrice.Mesdames « Il n’est pas vraisemblable que rien de nouveau, sur tout ce qui mérite d’être lû, échappe à l’examen de la Spectatrice, je regarde donc comme une chose sûre, que vous connoissez très bien un fameux poëme qui parut il y a environ deux ans, & qui est intitulé, les plaisirs de l’imagination. Le sujet est si abondant & l’ingénieux Auteur la <sic> traité avec tant d’exactitude que j’ai constamment attendu de vous quelque chose de rélatif à ce sujet. Mais comme vous n’avez pas jugé à propos d’en faire mention, permettez que je vous présente quelques pensées de mon propre fond, non sur le poëme en particulier, mais sur le sujet qu’il contient ; du reste vous serez parfaitement en liberté de publier ceci, ou de le supprimer. L’Imagination est assurément une des plus grandes prérogatives de l’homme, & je ne sçais pas s’il y a rien qui marque aussi clairement sa souveraineté sur les autres créatures. C’est cet assemblage, ou cette association d’idées, qui nous persuade que nous avons une âme, que cette âme est d’une nature divine & immortelle, puisqu’elle participe foiblement à la toute science du très haut ; car on ne pourroit pas expliquer d’une autre manière cette faculté de voir, qui est au delà de nos sens. Non seulement nous avons le pouvoir de contempler tout ce que la nature nous présente, mais encor nous pouvons nous élever sur les aîles de l’imagination un monde intellectuel, comme si nous conversions avec des Etres d’une nature supérieure : & connoître des objets qui semblent être au dessus de la chair & du sang. L’esprit toûjours actif recherche, attend impatiemment des objets nouveaux, suprenants & aimables ; & ce que les sens ne peuvent pas pénétrer, ce que la raison elle-même ne peut pas sonder, l’imagination nous le présente ; par ce moyen le plus pauvre & le plus abject peuvent jouir de la grandeur & de la félicité du plus opulent ; l’amant maltraité peut posséder les charmes qui le font languir, & le captif jouir dans son cachot de toutes les douceurs de la liberté. En effet de quoi n’est-il pas capable lorsqu’il sent son pouvoir, & qu’il écarte tout ce qui peut le distraire. O le don merveilleux ! O grace favorite du Ciel, qu’on ne peut trop estimer ! que le cœur le plus vif, le plus sensible, ne pourra jamais trop bien reconnoître ! Cependant on peut abuser de cet excellent bienfait comme des autres graces du Ciel, & en faire l’instrument de son malheur, quoiqu’il soit destiné à notre félicité. Souvenons-nous donc que ces idées qui viennent de l’imagination, peu-vent nous donner du chagrin comme du plaisir, qu’il n’y a point d’infortunes ni de maux comparables aux horreurs que l’Esprit peut se former ; qu’elle nous montre souvent non seulement la mauvaise fortune plus fâcheuse qu’elle n’est réellement, mais encore qu’elle nous réprésente des maux qui n’eurent jamais d’existence au point d’entraîner un trop grand nombre dans la frénésie & le désespoir. Comment donc éviter ceci, demandera le libertin ? la réponse est aisée, en nous accoûtumant à réfléchir, & à contempler seulement les choses qui méritent l’attention d’une Créature raisonnable. Si nous appliquons notre cœur à la poursuite d’un objet au-dessous de la dignité de notre nature, si nous nous livrons à des passions vaines & déréglées, en nous formant de leur objet une idée plus agréable qu’il ne mérite, nous risquons à chaque instant d’essuyer un fatal revers ; cette même imagination qui nous avoit occasionné des extases, peut nous inspirer des horreurs proportion-nées, plusieurs en ont fait l’expérience, & je ne crois pas que personne veuille le nier. Quand nous donnons avec plaisir notre attention aux merveilles de la création & aux belles productions de la nature, alors l’esprit peut être ravi en extase, en contemplant les bénédictions qu’il voit de tous côtés, & n’être que joye & reconnoissance pour son bienfaiteur. Si l’homme vouloit considérer comme il le devroit, les grandes prorogatives de son espéce, ne verroit-il pas que son âme à moitié divine, n’est pas formée uniquement pour des objets bas, & sensuels ? que s’il fait un droit usage de ses facultés, elles le mettront en état de converser avec les anges & avec Dieu lui-même ; combien ne mépriseroit-il pas toutes les brillantes bagatelles, qui en le leurant par une fausse apparence, peuvent lui faire perdre un bien réel, & le précipiter dans un abîme de malheur ! Il suit de là que si l’imagination est capable de nous procurer le plus grand plaisir que l’âme connoisse, tandis qu’elle est unie à ce corps d’argyle, de même elle peut nous infliger les chagrins les plus amers & les plus terribles angoisses. Si nous n’accoûtumons pas de bonne heure notre esprit à méditer sur les vertus morales, à subjuguer nos passions, & à faire usage de sa raison, nous nous laisserons naturellement égarer par nos Sens, pour courir après des objets, qui ne nous procureront à l’aide de notre imagination qu’une joye de courte durée. L’ingénieux Auteur du Poëme dont j’ai parlé, & qui a donné occasion à cette lettre, se proposoit sans doute de nous engager à régler nos pensées. Je suis infiniment charmé de cette agréable épisode où il montre comment le plaisir suit toûjours la vertu, & que si l’homme abandonne celle-ci, il sera sûrement privé de l’autre. Je respecte les talens de cet Auteur, mais je ne crois pas qu’il ait dépeint avec des couleurs assez fortes toutes les horreurs que l’imagination nous présente, quand elle est privée de cette aimable Société ; ce tableau n’auroit peut-être pas convenu au titre de son Poëme ; mais au-lieu de l’intituler, les plaisirs de l’imagination, ce qui ne renferme qu’une partie de la question, s’il l’avoit nommé la force de l’imagination, il auroit eû un champ assez vaste pour dévélopper les grands talens dont le Ciel l’a doué, en nous montrant cette faculté dans toute son étendue. Je suis fâché que l’appréhension de paroître trop sérieux à quelques-uns de ses Lecteurs, l’ait engagé à omettre ce qui auroit rendu son Ouvrage complet ; je crois même qu’il se propose de tracer dans une seconde partie sous leurs propres couleurs, tous les désordres qui résultent d’une imagination déréglée. En même tems, Mesdames, je crois que rien ne seroit plus digne de la plume d’une Spectatrice, que de mettre par écrit des régles pour préserver de tout danger de cette nature les esprits qui ne sont pas sur leur garde. A mon avis, la première seroit de n’avoir jamais trop d’attachement pour aucun bien de cette vie, ni pour la vie elle-même. De bannir du cœur toute sorte d’arrogance, & de prendre une résolution fixe de se soûmettre gayement aux décrets du sort, ce qui contribuera encore considérablement à faire de l’imagination une source de plaisir. Mais par-dessus tout, de ne jamais s’inquiéter sur l’avenir ; quoique nos premières idées à cet egard puissent être agréables, il est présque impossible que d’autres d’une différente nature ne leur succèdent, ou du moins ne viennent se joindre aux premières pour troubler notre repos. Quoique ces maximes puissent paroître difficiles, un Esprit qui commencera à en faire l’essai, avant qu’il se soit livré à aucune passion véhémente, ou qu’il se soit laissé corrompre par de mauvaises habitudes, les mettra fort aisément en pratique. L’avis, Mesdames, que vous avez déjà donné, peut beaucoup contribuer à une œuvre si désirable ; nous occuper toûjours d’une manière louable, ou du moins innocente, sera un moyen infaillible de fermer en bonne partie l’entrée de notre cerveau à toute fantaisie impertinente. Mais comme il y a des passions qu’aucune occupation n’empêchera de s’introduire dans notre cœur, nous ne devons pas leur laisser prendre le dessus, mais étouffer dans leur enfance toutes ces émotions de plaisir lorsqu’on se flatte de réüssir, ou d’angoisse lorsqu’on craint d’échouër. L’un & l’autre sont également dangereux, parce qu’ils se suivent ordinairement. Même l’amitié, la plus noble, la plus pure & la plus exaltée passion de l’ame, doit avoir ses bornes. Et pour parler le langage de la Théologie, lorsque nous aimons la Créature plus que le Créateur, nous pouvons nous attendre à de violentes afflictions qui tomberont sur nous-mêmes, ou sur la personne que nous aimons trop tendrement ; mais en mettant de côté les préceptes de la réligion, la raison & l’expérience nous apprennent suffisamment, que notre imagination nous remplira d’inquiétudes, chaque fois que nous serons absens de la personne qui est l’objet de notre tendresse. Nous devrions donc tâcher de régler nos affections & nos inclinations même les plus louables, ensorte qu’une trop grande application à remplir un devoir ne nous fit pas négliger les autres, comme les plus honnêtes-gens n’y sont que trop sujets ; car la devotion elle-même peut devenir une faute, quand on la porte à un excès de superstition, ou d’enthousiasme. Enfin quiconque donne trop de liberté à son imagination, risque d’en sentir les horreurs comme les plaisirs ; & quoiqu’il n’y ait point de satisfaction égale à celle de contempler des objets estimables, cependant quand on s’y livre avec excès, on éprouve souvent un cruel revers, & on se remplit l’esprit d’appréhensions sans sujet. Je serois cependant fâché, que sur ce que j’ai dit, on voulût se priver des plaisirs de l’imagination. Sentons tout le prix des biens que l’Au-teur de notre Etre nous à donnés ; mais n’en abusons pas, ne les prostituons pas à des fins qui en sont indignes ; bornons nos contemplations à des objets semblables à ceux que le Poëme qui est devant moi nous indique ; étudions la Philosophie naturelle & la morale, nous y trouverons assés de quoi entretenir & charmer le plus grand génie, & si nous n’allons pas plus bas, nous ne sentirons jamais les malheurs de l’imagination. Je n’ai voulu qu’avertir les personnes qui aiment la solitude & à réfléchir, qu’elles ne doivent pas arrêter leur imagination sur des objets qui ne peuvent leur être d’aucun avantage, mais plûtôt qu’elles doivent toûjours avoir dans l’esprit la priére du Docteur Young dans le prémier livre de son excellent Poëme, intitulé la Complainte ou réflexions faitet dans la nuit sur la vie, la mort & l’immortalité , voici comment il s’exprime. Enseigne à ma raison à bien raisonner, fais que ma volonté soit toûjours droite. Il est certain que si notre raison gouverne constamment notre volonté, notre imagination sera toûjours calme, & nous présentera des objets agréables ; nous ferons un bon usage de ce don divin que le Ciel à laissé entiérement à notre conduite, ce qui nous rendra peu inférieurs même aux Anges. Mais je crains d’être trop long & de paroître ennuyeux ; si cette lettre ou quelques ouvertures que vous pourrez en tirer, vous sont ou à vos Lecteurs de la moindre utilité, vous pouvez être assurées, que ce sera un sujet abondant de réflexions agréables pour l’imagination de celui qui est avec toute la considération possible. » Mesdames, Votre très humble & très obéïssant Serviteur. Acasto. Oxford ce 20. Sept. 1745. Je crois que les plus grands admirateurs du Poëme de Mr. Akinside ne s’offenseront point de ce qu’Acasto à dit à ce sujet ; c’est sans doute un excellent ouvrage, vraiment poëtique, élégant, plein de nobles sentimens & qui tend hautement au but que l’Auteur se propose ; qui est de mettre l’âme dans une heureuse harmonie, de la tirer de sa léthargie pour lui donner une juste idée des obligations immenses dont elle est rédévable à la Divinité. Il faut cependant convenir, que ce Poëme auroit été d’une utilité plus générale, si l’Auteur avoit tracé avec la même force les maux que l’imagination a le pouvoir de nous infliger, comme les plaisirs qui en naissent. La raison en est naturelle & n’a pas besoin d’explication ; puisque les seuls esprits rafinés & délicats peuvent sentir ceux-ci, pendant que tous peuvent éprouver plus ou moins les autres. Une personne d’un entendement foible, qui tâchera de prendre un vol trop haut, participera souvent au sort d’Icare, & au lieu des merveilles qu’elle voudra découvrir, elle tombera tout d’un coup dans un abîme de confu-sion & de perplexité, d’où il lui sera impossible de se tirer. D’où vient la folie, d’où vient le désespoir avec tout ce train d’horreurs sans nom, si non des idées que l’imagination se forme ! Quand l’imagination est excitée par des désirs, ou des passions déréglées, comme Acasto l’observe très bien, à quelles affreuses extravagances ne peut-elle pas nous porter ? à des actions dont nous frémissons en effet, mais que nous ne nous faisons aucun scrupule de commettre en imagination ; à former des souhaits criminels, à satisfaire en idée notre amour & notre vengeance, jusqu’à ce que de nouvelles idées s’élévent dans notre cerveau âgité, & qu’un triste revers nous surprenne, & éclate à nos yeux, lorsque nous l’attendons le moins ; alors doublement malheureux, nous sommes dans cet état que Milton décrit si bien, de nos premiers parens après la perte de leur innocence. Ils s’assirent pour pleurer, non seulement des larmes leur tomboient des yeux, mais ce qui est encore pis, un orage commença à s’éléver dans leur sein ; des passions violentes, la colére, la haine, la défiance, les soupçons, & la discorde vinrent ébranler l’état intérieur de leur âme, autrefois calme & qui ne respiroit que paix, mais maintenant agitée & turbulente ; leur entendement & leur volonté n’écoutèrent plus de régle, mais l’un & l’autre assujettis désormais aux appetits sensuels, qui de subalternes s’érigerent en souverains, & usurperent l’autorité sur la raison. Mais quoiqu’une imagination pervertie, ou portée trop loin, puisse être pernicieuse à certains esprits, le Poëte en réprésentant les plaisirs qui en naissent, si on en use bien, ne peut pas être condamné ; parce que suivant moi, il borne entiérement ces plaisirs à la contemplation de la Divinité, & des beautés de la nature si merveilleuses, si diversifiées, & à une louable imitation de tout ce qui se présente de grand, d’aimable, ou de nouveau ; ce sont-là, comme il le dit très bien, les trois principales qualités qui frappent l’esprit, & donnent lieu à l’imagination de se dévélopper. Cette belle allégorie de son second livre, où il introduit le génie de l’es-péce humaine, censurant les conceptions bornées de ses enfans, & l’injustice de leurs murmures contre la Providence, à cause de quelques malheurs particuliers, nous donne une leçon instructive de force d’esprit, d’humilité, de résignation à la volonté divine, qui conduit chaque individu au bonheur du tout. Sa citation de Platon dans les notes marginales sur ce passage, est aussi très bien choisie, & sert non seulement à expliquer le sens de son Poëme, mais encore à lui donner une nouvelle force ; il seroit à désirer que plusieurs qui se disent Chrétiens, voulussent considérer sérieusement ce qu’a dit ce Philosophe Payen, ils apprendroient à rendre leurs sentimens & leur conduite plus conformes à la dignité de leur nature. La Philosophie est à la vérité notre grande ressource dans nos appréhensions, ou dans nos maux, & quand nous avons parcouru tout ce qu’on a dit dans tant de volumes sur le renoncement à soi-même, & sur une religieuse patience, il faut enfin y revenir ; quoique Lucrece soit blamable à plusieurs égards, on doit l’estimer à celui-ci. Mr. Dryden, qui lui a rendu certainement justice, a rappellé plus d’une fois quelques lignes de ce grand Auteur ; il ne sera point hors de propos de les transcrire ici, puisqu’elles méritent l’attention de tous mes Lecteurs, & que quelques-uns d’entr’eux peuvent ne les avoir jamais rencontrées. Oh ! si la folle race des humains, qui ont toûjours l’esprit accablé de soucis, pouvoit trouver aussi bien la cause de cette inquiétude, & de ce fardeau qui est logé dans leur sein, ils changeroient sans doute leur train de vie, & ne vivroient plus comme aujourd’hui, sans savoir ce qu’ils doivent souhaiter, ou désirer. Toûjours inquiets en ville & à la campagne, ils cherchent un lieu où ils puissent déposer leur fardeau. L’un ne trouve point de repos dans son palais, il sort & croit bonnement laisser ses soucis après lui, mais le repos le fuit aussi en plein air, & il retourne bientôt chez lui. Un autre veut se retirer à sa maison de campagne, il pique, il est tout de feu ; mais il n’a pas plûtôt passé le portail de cette maison, qu’il commence à s’étendre, à bailler & à s’ennuyer ; bientôt il revient en ville avec la même impatience qu’il l’avoit laissée. Ain-si chacun s’agite continuellement pour s’éviter lui-même & se délivrer de ses maux ; mais l’accès revient & le tourmente comme auparavant. Plus d’espérance d’aise & de repos, le malheureux ignore même ce qui l’incommode ; s’il le connoissoit, il s’épargneroit beaucoup de peines inutiles, il verroit que le monde ne mérite pas tant de soins, il remonteroit à la cause de tout ce qu’il voit, il étudieroit profondément la nature & les loix de la nature. En effet quiconque prend ce dernier parti trouvera dans son imagination une source de plaisir ; mais celui qui le négligé, se sentira tourmente <sic> constamment par des maux réels, ou imaginaires. Chaqu’un sçait qu’une imagination vive & forte à la propriété d’amplifier tout, même au-delà de la nature ; elle ne se contente pas de grossir les malheurs réels, elle en crée même des nouveaux, & qui ne peuvent jamais arriver. Il arrive aussi fort souvent, qu’en voulant éviter un mal imaginaire on tombe dans un mal réel ; cette illusion à même été quelques fois si forte que ni les remontrances de nos amis, ni no-tre propre raison, n’ont pû effacer des impressions qu’une soudaine fantaisie avoit fait naître dans notre esprit. J’ai oui dire qu’un homme ayant songé que sa maison étoit en feu, ne put pas se persuader après son reveil que son songe ne fût pas réel ; il croyoit sentir de la fumée, & la frayeur lui ôtant toute considération, il ouvrit brusquement sa porte, & cria au secours ; ses voisins s’alarmerent d’abord, sa maison se remplit de peuple, & parmi la foule, de quantité de ces misérables, qui attendent l’occasion de profiter dans les calamités de cette nature, sous prétexte d’offrir leur assistance. On fit la revûe de toutes les chambres, & il fut enfin convaincu qu’il avoit été la dupe de son imagination ; on ne vit, ni feu, ni la moindre apparence qu’il y en eût ; mais pendant que le pauvre malheureux étoit occupé à examiner une chambre, les pillards depouilloient les autres, jusqu’à ce qu’ils eussent laissé bien peu de chose pour devenir la proye des flammes, s’il y en avoit eû réellement ; ils profitèrent du désordre pour faire leur coup, person-ne ne sçût qui c’étoit, & il lui resta à peine le moindre meuble, & un lit pour se coucher. Dès qu’il s’apperçût de son infortune, cette même imagination qui étoit la cause de son malheur, le lui représenta encore plus terrible, quoiqu’il lui restât un domaine en terres suffisant pour son entretien & qui étoit à l’abri des flammes comme des voleurs. Il pensa donc qu’il alloit périr de misère ; sa raison succomba sous les terreurs de cet état ; entraîné par ces noires idées, il se jetta à Corps perdu par sa fénêtre, de la hauteur de deux étages, & se cassa la tête sur le pavé. Triste exemple de ce qui peut résulter d’une imagination déréglée si le fait est vrai, ce que je ne prétends pas affirmer, quoiqu’il n’y ait rien de contraire à la vraisemblance. L’histoire des tems passés nous présente une nuée de témoignages, que non seulement des particuliers, mais des nations entières se sont tellement infatuées pars des idées qu’elles s’étoient forgées, qu’elles se sont précipitées avec un zèle & un empressement extrêmes dans les plus grands maux, dans le tems qu’elles vouloient éviter les dangers les moins considerables, & peut-être les plus chimériques. Que ceux qui émeuvent la populace, ayent une fois l’imagination échauffée, que ce soit, ou non, avec raison & justice, l’infection se communique d’abord à la multitude, comme s’exprime un Poëte. Puissante multitude ! tu abréges toutes les disputes ; le pouvoir est de ton essence, l’esprit un de tes attributs ; la fidélité, ni la raison ne peuvent point t’arrêter, tu franchis en ton chemin toutes les éternelles vérités. Cependant les applaudissemens du peuple, les éloges bruyants de tant de têtes étourdies sont variables comme les vents ; toûjours violents & souvent sans cause ; esclaves du hazard, ils sont enflés avec le flux de la prospérité, mais ils descendent comme elle, & laissent leur lit à sec. Mais en supposant qu’il ne nous arrive aucune infortune, outre celles que notre imagination nous suggére, cette seule raison devroit tenir toute personne sensée sur ses gardes. Pour m’expliquer, je ne voudrois pas qu’on confondit la contemplation avec la faculté d’imaginer, qui touche de trop près à la fantaisie & à la fiction, pendant que l’autre est sous le gouvernement de la raison & guidée par la vérité. L’excellent Auteur, qui a donné occasion à nos remarques & à la lettre d’Acasto, s’étend beaucoup sur les éloges de l’imagination ; puisqu’elle produit le sublime dans la Poësie, la musique, & la sculpture, il est incontestable qu’elle nous aide & nous inspire, même lorsqu’il faut imiter ; mais nous devrions observer, que chaque science doit plaire à l’esprit, au-lieu de l’effrayer. Quand le fameux Apelle voulut peindre un misérable expirant à la torture, cette imagination qui l’avoit tant aidé sur d’autres sujets agréables, lui manqua ici ; il essaya souvent, mais en vain ; jusqu’à ce qu’enragé de ne pouvoir réussir, il jetta sur le tableau sa palette, qui étoit barbouillée de différentes couleurs, & qui tombant sur le visage de l’homme qu’il avoit voulu peindre, donna à ses traits un air de désespoir, que l’imagination de ce fameux Peintre n’avoit pas pû lui présenter. On a beau alléguer que l’imagination contribue beaucoup aux ouvrages d’imitation ; quand même elle ne feroit aucun mauvais effet sur l’esprit, lorsque l’ouvrage est terminé, elle sera toûjours dangereuse, quand ou <sic> ne pourra pas l’occuper, parce qu’étant si active elle doit avoir de l’employ d’une manière, ou d’une autre ; & si on n’a pas soin de lui en donner qui la conduise au bonheur, il est plus que possible qu’elle en trouvera d’elle-même qui la conduira au trouble & à la misére. Le Marquis du Parc dans son excellent traité intitulé, Regles pour la conduite de l’esprit, donne cette maxime parmi plusieurs autres. « Quand vous vous rétirerez des affaires, ou de la vie active qu’on mene dans le monde, pour vous livrer à la réflexion & à la méditation, choisissez des objets qui puissent vous instruire, ou vous amuser ; tâchez, autant qu’il vous sera possible, d’éviter tout désordre dans vos idées, toute image vague confuse ; car votre conduite à l’avenir dépend en bonne partie de pouvoir conserver une imagination distincte, pure & enjouée. » L’Imagination, dit un autre Grand Auteur, est la source, d’où procédent tous les mouvemens de la vie ; elle produit la contemplation, celle-ci produit le dessein, & le dessein se montre par les actions, ensorte que si le tronc est vicieux & corrompû, toutes les branches seront naturellement impures. On n’en peut jamais trop dire pour empêcher les hommes de se livrer à des pensées sombres & chagrines ; car si on les favorise le moins du monde, elles s’enracineront infailliblement dans l’esprit, & formeront les images les plus horribles & les plus effrayantes. La Spectatrice est donc obligée de se joindre à Acasto pour désirer, que la même main obligeante, qui a dépeint si élégamment les plaisirs de l’imagination, nous eût donné une peinture des peines qu’elle peut nous procurer, lorsqu’on ne retient pas cette qualité active dans de justes bornes & sous le gouvernement de la raison. Mais en cas que cet Auteur ne juge pas à propos de traiter ce sujet, ou qu’il en soit détourné par quelqu’autre occupation, Mira, notre digne Présidente, nous avertit qu’un de ses amis, qui a toute la capacité nécessaire pour cette entreprise, écrit actuellement un Poëme sur ce sujet ; elle nous assûre que le Poëme ne peut manquer d’être fort touchant parce que l’Auteur lui-même a senti fort rudement les angoisses qu’il veut décrire. S’il ne sort de la presse, avant qu’il ait terminé cet ouvrage, aucune piéce de ce genre, que sa modestie lui fasse paroître meilleure que son Poëme, nous nous flattons que nous aurons le plaisir de le communiquer au public dans l’un de nos discours suivans. Mais je crains que nos correspondans ne s’imaginent actuellement qu’on les néglige. Je vais donc, suivant ma coûtume, publier les différentes lettres que j’ai reçûes, du moins celles qui nous paroissent mériter d’être insérées dans cet ouvrage. S’il nous arrive jamais de nous méprendre à cet égard, je m’assûre que le public nous pardonnera, puisque notre faute ne sera pas volontaire & que nous serons toûjours prêtes à rectifier nos erreurs sur les remontrances franches & judicieuses de nos Lecteurs. La Lettre suivante est une plainte fondée sur un sujet très commun. On ne doit pas douter que plusieurs personnes de notre Sexe, ne puissent se joindre avec autant de raison à celle qui nous écrit maintenant ; quoiqu’elles se soyent soumises à leur sort avec silence, & dans le tems qu’elles prévoyoient la perte éternelle de leur repos. A la Spectatrice.Madame, « Les bons avis que vous avez donnés à notre Sexe, & la tendresse que vous avez toûjours exprimée pour notre bonheur dans le monde, m’enhardissent à devenir une de vos correspondantes, quoique, Dieu le sçait, je sois bien peu qualifiée pour écrire à une personne de votre délicatesse, beaucoup moins à me faire imprimer. J’espére cependant que vous excuserez en faveur du sujet la manière dont je m’exprimerai ; & comme je n’ai point d’autre vûe en publiant ma malheureuse histoire, que de préserver du même sort d’autres personnes, & de vous donner occasion de vous étendre sur une cruauté qui n’est que trop pratiquée, & pas autant condamnée qu’elle le mérite, il y auroit de l’injustice à me blâmer de vous avoir écrit cette lettre. Permettez-moi donc, Madame, de vous apprendre, sans autre Apologie, que je suis la fille unique d’un homme qui, par son industrie & ses grands succès dans le commerce, à amassé un bien très considérable ; j’étois fort jeune lorsque ma mère mourut, & il me dédommagea de cette perte en prénant un soin extraordinaire de ma personne & de mon éducation ; il alla même au-delà de ce que les personnes de son rang font pour leurs enfans, & sur tout pour des filles ; mais comme j’étois son tout, qu’il se déclaroit fortement contre un second mariage, & par conséquent que je devois hériter tout ce qu’il laisseroit en mourant, il disoit par tout qu’il vouloit m’élever de façon que je ne fusse point une tache à ma fortune. Il persévera dans cette résolution jusqu’à ce que je fusse arrivée à l’âge de quinze ans, ou environ, que je commençai à appercevoir chez lui de l’altération ; quoique les richesses continuassent à s’accumuler sous ses mains, & qu’il ne lui arrivât aucun échec dans ses entreprises, il devint extrêmement menager, & enfin tout-à-fait avare ; il retrancha le nombre de ses domestiques, les plats de sa table, & se refusa même à son souper une bouteille de vin, quoiqu’il eût souvent déclaré qu’il ne lui seroit pas possible de s’en passer. Il ne faut pas douter que je n’eûsse part à cette nouvelle œconomie ; on diminua mon argent ordinaire de poche ; je n’eus que rarement des habits neufs, & qui coûtoient moins que les précédens ; on ne me permit plus d’aller à la Comédie, à l’Opéra ou à aucune autre assemblée publique ; ce n’est pas qu’il eût de l’aversion pour ces amusemens ; mais il regardoit alors comme autant d’ex-travagances toutes les dépenses qui alloient au-delà des nécessités de la vie. Vous pouvez, Madame, vous imaginer que ce changement dut être une extrême mortification sur moi, & il l’auroit réellement été, si mon cœur n’avoit pas été occupé alors de pensées qui ne me laissoient point d’attention pour aucun autre objet. Le fils d’un Gentilhomme de Leicester Shire, qui logeoit dans notre maison chaque fois qu’il venoit en ville, trouva quelque chose dans ma personne qui lui parut digne du plus sérieux attachement ; & de mon côté je n’avois jamais vû avant lui aucun homme, dont l’idée pût me donner la moindre peine, ou le moindre plaisir. Enfin comme nous avions l’un pour l’autre une affection mutuelle, il obtint aisément de moi qu’il pourroit en informer nos parens ; son père supposant que j’étois un très bon parti en écouta très favorablement la proposition ; & le mien n’avoit point d’objection à faire, puisque le jeune Gentilhomme devoit hériter d’un gros bien en terres, & qu’il avoit l’approbation universelle de tous ceux qui le connoissoient. Nous instruisimes donc nos parens & nos amis de cet amour, dont nous avions fait auparavant un secret aux yeux du public, & ils pensoient tous que notre union qu’on attendoit bientôt, seroit à tous égards très bien assortie. Pour nous nous ne pensions qu’à notre bonheur à venir, sans nous imaginer qu’une affaire si bien approuvée de ceux qui pouvoient disposer de nous, dût échouer. Mais hélas ! nous vîmes bientôt que nous nous étions mépris, & que ce prospect enchanteur qui avoit parû devant nos yeux n’étoit qu’une illusion, qui aggravoit encore le poids de notre infortune ; l’article important pour notre bonheur manquoit encore, quoique nous n’y eussions jamais fait attention ; notre ambition & tous nos vœux se concentroient dans la possession l’un de l’autre, & nous ne portions pas plus loin nos vûes. Après que notre liaison eut duré quelque tems, le père de mon amant demanda au mien quelle dot il se proposoit de me constituer, afin qu’il pût donner l’ordre à son Notaire de dresser le contrat, & d’y insérer pour moi un douaire convenable. Mon père de son côté répondit, qu’il ne falloit point s’inquiéter à ce sujet ; que comme je devois avoir après son décès tout son bien, il ne jugeoit pas à propos de se priver pour ma dot d’une somme, dont il pourroit avoir besoin pour son commerce, & que mon amant ayant de si bonnes terres pouvoit fort bien s’en passer. Je vous laisse à deviner combien cette replique surprit le bon Gentilhomme ; ils eûrent ensemble un long débat ; mais l’un trouvant très déraisonnable que son fils dût se marier sur de telles conditions, & l’autre étant déterminé à ne point se priver en ma faveur d’aucune partie de son argent, ils rompirent en se récriant réciproquement contre l’injustice l’un de l’autre. Le père de mon amant lui dé-fendit alors de me voir, ou de m’écrire, & on me disoit continuellement que je devois le mépriser, puisque tout l’amour qu’il avoit affecté pour moi, avoit uniquement objet la dot qu’il s’attendoit de recevoir. Je vous avoue, Madame, que mon orgueil en fut d’abord alarmé, mais ce cher jeune homme à qui je faisois cette injure, me convainquit bientôt de sa fidélité, & qu’il sentoit pour moi une tendresse désintéressée, en faisant tous ses efforts pour me persuader de nous marier en secret ; mais voyant que je ne voulois pas y consentir, il offrit de me conduire publiquement à l’Autel, quoiqu’il dût encourir pour toûjours la disgrace de son père, & se voir privé de tout ce qu’il devoit posséder. Cette proposition me parut plus extravagante que la première ; & toute jeune que j’étois, quoique j’aimasse beaucoup comme j’aime encore, je ne pouvois penser à satisfaire notre amour en nous rendant l’un & l’autre malheureux, peut-être pour toujours. Je l’obligeai donc de se contenter de me voir de tems en tems chez un ami, où nous nous rendions secrétement, jusqu’à ce qu’il plût au Ciel de faire quelque altération dans notre sort, en changeant le cœur de l’un ou de l’autre de nos parens. Nous nous fîmes cependant une promesse solemnelle, de n’écouter jamais aucune offre de mariage, & de nous conserver l’un à l’autre notre cœur & notre main malgré toutes les tentations. Trois années se sont écoulées depuis. Dans cet intervalle on lui a proposé différens partis fort avantageux, qu’il a tous rejettés, avec une fermeté qui montre son honneur comme son amour. Mais maintenant, chére Spectatrice, voici la plus choquante & la plus terrible partie de mes infortunes ; il ne suffisoit pas à mon cruel père de m’arracher au seul homme que j’aimois, & que j’aimerai jamais ; il ne lui suffisoit pas de me reprocher de la manière la plus amère, de ce que je ne me joignois pas à lui pour médire d’un homme, qui me paroissoit mériter les plus grands éloges ; il ne lui suffisoit pas de m’ôter cette affection paternelle qu’il m’avoit toûjours témoignée, & de me traiter durant ces trois années plûtôt comme un <sic> étrangère que comme son enfant ; tout ceci, dis-je, ne suffisoit pas, il faloit encore y ajoûter une infortune, qui ne finira qu’avec ma vie. En un mot, Madame, il ma pourvu d’un Epoux, & si je ne consens pas à ce mariage, je dois être mise à la porte, sans la moindre ressource & sans aucune espérance d’avoir rien de lui à sa mort ; au-lieu des bénédictions d’un père, je ne dois recevoir que des madédictions durant sa vie & dans son lit de mort. Tandis que j’écris ceci, mon cœur frissonne au terrible souvenir de ce qu’il m’a dit à ce sujet, & en voyant combien il m’est impossible d’éviter ce qui me rendra non seulement malheureuse au-delà de l’expression, mais encore perfide & ingrate envers le cher & digne objet de mes prémiers vœux. Plusieurs de nos parens s’apper-cevants de mon aversion pour cet odieux mariage, se sont servis de tout leur crédit sur mon père, pour qu’il ne fit aucune violence à mes inclinations ; mais il est toûjours inflexible, & leurs sollicitations ne font que l’engager à presser mon infortune, parce, dit-il, qu’il ne veut pas être long-tems inquiété sur un dessein qu’il a fermément résolu d’exécuter. Son grand motif, c’est que l’homme à qui j’ai eû le malheur de plaire, n’exige point de dot, & peut lui être très utile dans ses affaires. Voilà les qualités pour lesquelles on le préfére ; ce sont-elles qui le font paroître un parti convenable aux yeux d’un avare père ; quoique pour tracer impartialement son caractère, & sans consulter aucune des raisons, que j’ai de le haïr, la personne la plus désintéressée doive convenir que sa figure est fort désagréable, qu’il a le malheur d’être manchot, qu’il a dans la Physionomie quelque chose d’aigre, & qu’il a trois fois mon âge ; je ne dis rien de son caractére, parce que je ne le connois pas suffisamment pour en juger ; mais le public ne lui est pas favorable. Je ne dis pas ceci, Madame, comme si ce seul motif me déterminoit actuellement, car je le détesterois également, quand même il seroit, au-lieu du plus désagréable, le plus aimable homme que le Ciel ait jamais formé, s’il tâchoit d’ébranler la constance que j’ai promise à ma première passion. Cependant, malheureuse que je suis ! je vais faire tout ce que pourroit exécuter la personne la plus fausse, & la plus perfide de mon Sexe ; c’est dans ce point de vûe que je paroîtrai à tous ceux qui savent les protestations d’un amour éternel, que j’ai faites à celui que je vais rendre malheureux pour toûjours. On travaille à mes habits de noce, (plût à Dieu que ce fût mon drap mortuaire) & je dois dans peu de jours être entraînée dans un lit nuptial, qui me paroit plus terrible que le sépulchre. La seule consolation que j’aie sous cette cruelle épreuve, est l’espérance que mon histoire vous engagera à vous servir des talens que vous avez pour la persuasion, en disant quelque chose qui puisse faire impression sur d’autres pères, car pour le mien je n’espére pas que toute l’éloquence d’un ange pût le toucher : toute malheureuse que je suis, je souhaite que personne ne partage mon sort, quoiqu’il n’y en ait que trop qui ont eû & qui auront la même destinée. Que ce nombre puisse diminuer, c’est ce que souhaite très sincérement. » Ma bonne Dame,Votre très infortunée Servante, Monyme. « P.S. Jeudi prochain est le jour fixé pour que je recoive l’arrêt de mon sort, si je puis survivre jusqu’à ce jour ; ayez compassion de moi c’est tout ce que vous pouvez faire en ma faveur. » Le cœur le moins sensible au malheur des autres, ne peut qu’être touché de la plus tendre compassion pour la situation de Monyme, & il n’est pas possible à une personne raisonnable de réfléchir à la conduite de son père sans le trouver très blamable. N’est-ce pas une chose bien extraordinaire, & en même tems contre la nature, que des pères, qui aiment avec passion leurs enfans tandis qu’ils sont jeunes, puissent ensuite les rendre misérables pour toûjours, uniquement afin de satisfaire un sordide intérêt. Il est vrai que la plûpart de ceux qui forcent ainsi les inclinations de leurs enfans, ayant passé l’âge de sentir de douces émotions, croyent agir pour leur plus grand bien, tandis qu’ils les obligent à sacrifier l’amour à l’ambition ; mais le père de cette jeune Dame a porté l’avarice, plus loin qu’on ne le fait ordinairement, & il semble que ce n’est pas tant pour le bien de sa fille, comme pour son propre intérêt en gardant son argent, qu’il a rompu son union avec un homme qui lui étoit si cher, pour l’obliger de donner sa main à un autre, qu’elle ne hait pas moins. Détestable penchant ! à quel excès nous porte-t-il ! tout sentiment noble, généreux ou humain est éteint au dedans de nous, quand une fois il s’empare de notre âme ; nous paroissons même avoir renoncé au sens commun, & nous agissons directement contre ce que nous pensons & que nous désirons. Nous hazardons de perdre nos biens dans la vaine espérance de les doubler ; nous renonçons à notre probité dans la vûe d’acquérir de l’honneur ; nous descendons aux actions les plus basses & les plus méprisables dans l’attente de devenir grands, en un mot il n’y a point d’extravagances dont un homme dévoué à l’avarice, ou à une fausse ambition, ne se rende coupable ; dans le même tems qu’il poursuit la bonne fortune, il pousse hors de son chemin la Déesse qu’il adore. Il y a dans cette passion plus que dans les autres, un endurcissement de cœur impénétrable à tous les assauts de la nature, & infléxible aux remontrances de la raison & de la Réligion. Notre excellent Dryden fait très bien dire à Jupiter, dans sa Comédie d’Amphytrion. Quand j’ai fait cet or, j’ai fait un Dieu plus grand que Jupiter, & je me suis dépouillé de ma toute puissance. Un autre Poëte qui n’étoit pas moins spirituel, & peut-être plus original, en parlant de l’or, nous dit. Que l’argent est la balance commune de tout ce qui se mesure, se pèse & se dit ; jusques dans les affaires de l’Eglise & de l’Etat. C’est une beauté toûjours dans sa fleur, qui pousse & fleurit à quatre-vingts ans. C’est vertu, esprit, mérite, & tout ce que les hommes traitent de sacré & de divin, car qu’est ce qui constitue le mérite d’une chose, si ce n’est l’argent qu’elle rapportera ? S’il étoit possible à un esprit généreux de se divertir à contempler la dépravation de la nature humaine, combien ne riroit-il pas de voir un malheureux se glorifier de sa finesse, & de sa parfaite connoissance du monde, comme il s’imagine, pendant qu’il est peut-être la Dupe de ceux qui exaltent son bon sens, & qu’il devient la proye des plus grands fripons. Enfin il n’y a pas de chemin qui conduise plus droit à la mendicité que l’avarice ; cependant le sort de plusieurs milliers ne suffit pas pour empê-cher les autres de tomber dans le même piége ; ils en voyent quelques-uns qui ont eû le bonheur d’amasser de grosses sommes, & ils s’imaginent tous qu’ils sont capables de parvenir au même but. Malheureuse stupidité ! pour un qui réussit, mille se ruinent ! Mais pour revenir à la malheureuse Monyme ; la Spectatrice souhaiteroit sincérement d’avoir été plûtôt instruite de sa situation ; toutes les remontrances & les avis viendroient à présent trop tard, si son sort est réellement décidé, comme elle le dit dans sa lettre. Autrement il n’y auroit point de membre de notre Société, jusques à Euphrosine elle-même, qui est un parfait modèle d’obéissance filiale, qui ne fût d’avis, que Monyme, dans sa situation & après un précédent engagement, pouroit refuser d’en former un suivant, sans s’attirer les justes censures du public. Nous ne lui aurions pas donné conseil d’épouser son jeune Amant ; c’auroit été attaquer directement l’autorité paternelle, & faire une brêche inex-cusable à son devoir ; mais nous pensons en même tems qu’elle auroit pû légitimement persister dans son refus du second. Elle se seroit suffisamment acquittée de son devoir en résistant à son inclination ; & en continuant dans la résolution de tout souffrir plûtôt que de se donner à un homme qu’elle ne pouvoit pas aimer, elle auroit donné un témoignage de son amour & de sa constance en faveur d’un Amant qui en paroit si digne ; pendant qu’en se conduisant comme elle a fait, elle s’est non seulement enveloppée elle-même, mais encore l’objet de son affection, dans une calamité, qui durera vraisemblablement autant que leur vie. Je sçais bien que quelques personnes qui poussent la prudence à l’excès, diront, qu’elle n’avoit point d’autre parti à prendre, (& elle étoit sans doute de la même opinion) ; que si son père avoit exécuté ses menaces, en la mettant à la porte, elle auroit été exposée aux insultes & à toutes les misères de la pauvreté. Mais j’ai de la peine à croire que sa condition eût jamais été si désespérée, quand même son père l’auroit réellement abbandonnée : elle avoit sans doute des parens & des amis ; quelques-uns d’entr’eux auroient vraisemblablement pris compassion d’une jeune personne qui n’avoit besoin de leur assistance, que parce qu’elle avoit trop d’attachement à l’amour & à son honneur ; ou si toute espérance de cette nature lui avoit manqué, comme il y a réellement fort peu d’exemples d’affection naturelle dans ce siécle de fer ; cette éducation qu’elle confesse d’avoir reçûe, auroit pû certainement lui fournir quelque moyen de subsister. Et nous ne pouvons pas croire sans manquer de charité, que son père ne se fût pas appaisé avec le tems, au point de la reprendre chez lui, s’il ne vouloit pas consentir à ce qui auroit pû rendre son bonheur plus parfait. Mais quand l’union indissoluble du mariage est une fois formée, quelque désagréable qu’elle puisse être au commencement, c’est le devoir de ceux qui sont unis de cette manière de travailler à leur bonheur réciproque ; toutes les réflexions suivantes, tous débats ne servent qu’à rendre l’infor-tune plus fâcheuse, & à donner un nouveau poids à un fardeau qui n’est déjà que trop accablant. Nous espérons donc que le bon sens de Monyme la mettra en état de travailler à écarter tout ce qui pourroit la rendre mélancolique, ou faire de la peine à son Epoux ; vertu, religion, réputation, raison & son propre intérêt, tout concourt à l’exiger d’elle ; c’est en suivant ce que ces motifs lui dictent qu’elle trouvera uniquement du repos & de la consolation. C’est-là tout ce que nous pouvons lui dire sur sa situation. Nous allons maintenant présenter à nos lecteurs une piéce que nous pouvons faire passer pour très curieuse, puisqu’elle nous vient d’un des meilleurs juges du siécle ; quoique pour éviter peut-être les complimens qu’on lui feroit à ce sujet, il se cache sou un nom supposé. A la Spectatrice.Madame, « Vous trouverez ci-jointe une piéce d’antiquité, qui vous paroîtra, comme je l’espére, digne d’être insérée dans votre ouvrage, où vous mêlez si bien l’utile avec agréable <sic> ; il faut supposer que c’est un fragment, que le fameux Ovide écrivit vraisemblablement dans son exil : effectivement il tient beaucoup du style de ce tendre Poëte, le latin de l’original est extrémement pur ; comme on le parloit dans ce siécle qui est de tous celui où la belle litterature ait le plus fleuri. J’ôse repondre que vous ne penserez pas qu’il ait beaucoup perdu par la traduction, quand vous saurez, qu’il a été mis en Anglois par le Docteur Atterbury, le dernier Evêque de Rochester, comme un illustre Seigneur de qui je l’ai reçu, m’a fait l’honneur de m’en assûrer. Je suis, Madame, Avec la plus grande consideration,Votre très humble, & très obéïssant Serviteur. Antiquaire. Du Caffé de Giles ce 29. Oct. 1745. Viennent ensuite les papiers que ce correspondant nous a fait la faveur de nous communiquer, & qui méritent nos sincéres remercimens. Auguste Cesar a Livie Drusille. Premiere Lettre. « Ne soyez point étonnée, ô trop aimable femme de Tibere, en recevant une lettre d’Auguste ; une puissance supérieure à la mienne m’oblige à implorer auprès de vous cette pitié & cette protection, dont tant de millions me sont redevables. La situation actuelle de mon cœur me dépouille de ma dignité précédente ; je ne me glorifie plus d’être le Maître du monde, à moins que je ne puisse me vanter en même tems d’être le Maître de votre cœur. Je vous ai vûe, trop adorable Livie, & si vous vous connoissez, ou si vous avez remarqué le moins du monde la confusion de mes regards dans cette fatale entrevûe, je n’ai pas besoin de vous dire que j’aime : j’aime avec une passion digne de vos charmes, & de celui qui la loge dans son sein ; une passion que Livie seule peut inspirer, & Auguste sentir. L’Inventeur du Taureau d’airain (*(*) Perillus qui fut l’inventeur du taureau d’airain, y fut renfermé le prémier, par les ordres de Phalaris Tyran d’Agrigente.) éprouva avec justice les souffrances qu’il avoit eû la cruauté de préparer pour d’autres ; mais pour moi en faisant un établissement (*(*) Piéces de Théatre, qu’il a le prémier établies suivant Heylin & d’autres Auteurs.) qui puisse instruire mon peuple & l’amuser, j’ai éprouvé un sort (+(+) Ce fut au Théatre, qu’Auguste vit Livie pour la première fois.) qui n’est pas moins cruel que le sien. C’est à votre cœur seul à annuler la Sentence de ce Dieu, dont j’ai peut-être trop méprisé l’autorité jusqu’à présent, & à me rendre aussi heureux que je suis maintenant infortuné. Pensez donc, pensez, divine Livie, que vous devez quelque chose à mes souffrances, & encore plus à mon caractére, & vous ferez alors tout ce qui vous est possible pour votre Amant & votre Empereur. Auguste Cesar. Livie Drusille a Auguste Cesar,Son Seigneur et Empereur. II. Lettre. « Vous m’ordonnez, ô puissant Cesar ! de recevoir sans surprise l’honneur de votre Lettre ; il est impossible pour moi de vous obéir ; Je me persuadois que la maison d’où je sors, l’innocence de ma conduite, les services & le caractére de mon Epoux, & ma réputation encore pure, m’auroient mise à l’abri des plaisanteries qu’on pratique avec succès auprès des femmes d’un différent caractére ; d’ailleurs ce que je dois à mon Empereur, ne me permet pas de croire que cette foible beauté que le Ciel m’a donnée, puisse faire une sérieuse impression sur un cœur, qui doit être tout entier à la gloire & à Scribonie (*(*) La femme d’Auguste.). C’est pourquoi quand je vœux concilier cette déclaration, soit avec votre caractére soit avec le mien, je suis également dans l’embarras ; plus je considére ce que vous êtes, ou ce que je suis, plus je suis confondue, ô très sacré Empereur, ayez donc pitié de ma foiblesse, & cessez d’embarrasser de vaines idées un esprit, qui a trouvé jusques ici sa félicité à être content, & qui ne souhaite rien avec tant d’ardeur que de garder un juste milieu entre une extrême ambition & une trop grande bassesse. » Livie Drusille. Auguste Cesar a Livie Drusille. III. Lettre. Est-il donc possible que vous, qui y avez le plus grand intérêt, soyez aveugle aux Symptômes d’une passion, que tous mes soins n’ont pû cacher aux remarques de ma cour ? Marcellus, Agrippa, Mecenas, Drusus, tous voyent que leur Empereur n’est plus ce qu’il étoit ; Livie manquera-t-elle seule de pénétration ? Non, non, belle dissimulée, ces yeux qui ont percé de mon cœur doivent le voir à découvert ; vous n’êtes pas moins convaincue du ravage qu’ont fait vos charmes, que je le suis de leur force ; & vous feignez seulement d’ignorer des maux, que vous êtes bien déterminée à ne pas plaindre ; je me flattois cependant, que vous auriez mis quel-que différence entre moi & les autres hommes, & que vous m’auriez repondu avec la même franchise & la même sincérité que je vous ai écrit. Souvenez-vous, Livie, que je suis Auguste, & comme tel que je puis me faire obéïr, même de vous ; & que si je mets à part mon autorité, mes priéres devroient néanmoins avoir autant de force que mes ordres ; je n’exigerai cependant de vous que l’aveu d’une vérité, dont vous devez être assûrée, soit par le sentiment de vos charmes, soit par les protestations de celui qui ne pourroit chercher à vous surprendre, sans faire une injure à la dignité de son rang ; & en second lieu, que vous examiniez sérieusement votre propre cœur, & me fassiez connoître ce que vous pensez du retour qui est dû aux sentimens que vous m’avez inspiré. » Auguste Cesar. Livie Drusille a Auguste Cesar,Son Seigneur et son Empereur. IV. Lettre. Puis donc que mon Empereur insiste que je me regarde comme quelque chose digne de son attention, je n’ôse plus douter de l’honneur qu’il me fait, & ce n’est peut-être pas une des moindres merveilles de son pouvoir, qu’il m’oblige à manquer à toutes ces régles de modestie & d’humilité que j’ai toûjours observées, & à reconnoître non seulement que je regarde la considération qu’il daigne me témoigner comme la plus grande gloire qu’une mortelle puisse recevoir ; mais encore que cette conviction me fait un plaisir au-dessus de toute expres-sion. Ouï, puissant César, mon âme entiére n’est occupée que de la certitude de votre affection, & mon imagination a de la peine à contenir ses ravissemens ; je connois maintenant cette beauté, dont j’avois eû auparavant une si chetive idée, & je benis le Ciel de ce qu’il m’a donné des charmes capables de plaire au Maître de l’Univers. Mon Empereur me demande-t-il donc quelle recompense je dois à une si grande condescendance ? Assûrément il n’y a rien que je doive & que je veuille refuser ! Ne joindrai-je pas à l’amour & au respect que vous doivent tous vos sujets, une serveur & un zèle proportionnés à l’étendue de mes obligations ? Me prosternerai-je jamais en terre, ou éléverai-je les yeux au Ciel, sans invoquer les Dieux pour qu’il leur plaise de repandre des bénédictions sans fin sur votre vie & votre régne ? Mes espérances, mes craintes, mes vœux, mes dévotions ne seront-elles pas toutes concentrées dans Auguste? Ce nom sacré sera-t-il pas toûjours sur mes lévres & dans mon cœur ? Ce sont-là, à la vérité de foibles témoignages de cette gratitude qui loge dans mon sein ; mais, hélas ! c’est tout ce que le destin met en mon pouvoir, j’espére donc que vous me ferez la grace de l’accepter. » Livie Drusille. Auguste Cesar a Livie Drusille. V. Lettre. « Quand je compare la première partie de votre lettre avec la dernière, j’y trouve des contradictions que je ne puis pas concilier, bien loin de cette candeur & de cette sincérité que je souhaitois & que j’attendois de Livie, si vous voyez réellement avec plaisir mon amour, seriez-vous uniquement pour vous-même, & ne me laisseriez-vous que les peines d’une pas-sion qui dureroit sans espérance ? Et appellez-vous gratitude de laisser à d’autres la recompense, que je dois recevoir de votre main ? Qu’avez vous besoin, belle Livie, d’incommoder les Dieux par vos demandes en ma faveur, tandis qu’ils ont remis à vous seule le pouvoir de me rendre heureux ? Non, belle dissimulée, non ; faire de semblables oraisons, ce seroit se moquer du Ciel & de moi. Je ne demande que ce que vous pouvez donner ; & si comme vous dites, vous ne devez, ni ne pouvez me rien refuser, pourquoi limitez-vous immédiatement ensuite ma satisfaction à la moitié de ce que je voudrois obtenir ? je crains même que ceci ne soit uniquement en imagination ; car si j’avois sur votre âme cette influence dont vous me flattez, elle agiroit certainement avec trop de pouvoir sur le beau corps qu’elle anime, pour me laisser long-tems sans être heureux ; enfin, ma chére Livie, la passion que je sens pour vous n’est pas de cette nature æthérée qui ne se repait que d’ombres ; il faut que je vos posséde toute entiére ; car si vous connoissez votre Empereur, vous devez aussi sçavoir qu’il n’est pas accoûtumé à se contenter d’une conquête imparfaite. Auguste Cesar. Livie Drusille a Auguste Cesar,Son Seigneur et son Empereur. VI. Lettre. « Pourquoi, cruel César ? s’il peut m’être permis de refuser mon Empereur, pourquoi vous plaisez-vous à reduire votre Esclave à un dilemme, dont il lui est impossible de se débarrasser ! Auguste n’avoit pas accoûtumé de taxer ses sujets au-delà de leurs forces ; ô pourquoi demande-t-il à Livie seule ce qui lui est impossible ? Mon âme & toutes ses facultés sont entiérement dévouées à mon Empereur ; ce qui me reste donc appartient à un autre : ne suis-je pas la femme de Tibére ? Puis-je remonter à ce tems qui m’a fait sienne ? Puis-je rappeller à moi ce soufle avec lequel je lui ai juré une fidélité inviolable ? Mes vœux ne sont-ils pas enrégistrés dans le sein de Junon (*(*) La Déesse du mariage.) ? Et la sacrée Tabelle (+(+) Rouleau de parchemin dans lequel on inscrivoit tous les mariages de considération.) n’en rend-elle pas témoignage ? O ! mon Seigneur & mon Empereur sçait fort bien qu’il ne me reste plus rien à donner ; & tout ce que je puis faire est de me plaindre en secret, de ce qu’il ne m’est pas possible de recevoir un honneur, qui m’auroit rendu la plus heureuse, comme la plus enviée de mon Sexe. » Livie Drusille. Auguste Cesar a Livie Drusille. VII. Lettre. « C’est fort bien, ô beauté divine ! Ce feu de Cesar doit donc avoir à combattre le froid de Livie ; vous êtes résolue de me résister, & dans ce dessein vous avez pris toutes les armes que votre vertu obstinée peut vous fournir ; mais ne vous souvenez-vous pas que le Dieu que je sers est invincible ? Vous avez à la vérité subjugué Auguste, mais vous ne pourrez pas subjuguer la Divinité qui l’anime. Cessez donc une guerre si inégale, & soyez convaincue que vous aurez plus de gloire à céder dans cette occasion ; le Proconsul des Gaules est votre Epoux, j’en conviens, mais il sçait ce qu’il doit à son Empereur, & si vous réfléchissez sérieusement sur ce qu’est Cesar, vous avouerez qu’il peut se dispenser des formalités. Mecenas qui est le porteur de cette lettre, vous en dira plus que je ne puis vous écrire ; il a ordre de ne pas vous quitter que vous n’ayez pas promis que vous favoriserez de votre présence, un divertissement (*(*) L’Histoire nous apprend que cette fête fut la plus splendide qu’on eût jamais vûe ; il y avoit mille barques dorées, illuminées & ornées de superbes flammes, avec des devises curieuses, qui marquoient le pouvoir de l’amour & de la beauté ; tous les grands de Rome y assisterent, la fête dura toute la nuit, pendant que la musique jouoit sur les deux bords du fleuve.), que j’ai préparé sur le Tibre, à l’honneur du jour qui vous a vû naître, pour le bonheur de tous ceux qui vous voyent, mais particuliérement d’Auguste Cesar. C’est-là, à ce qu’il paroît, tout ce que cet illustre Seigneur mit entre les mains d’Antiquaire, ou du moins ce que ce dernier à eû la bonté de nous communiquer ; l’histoire de ces illustres amans est trop bien connue pour que nous ayons besoin de rien ajoûter à ce sujet ; il n’est pas nécessaire non plus que nous donnions notre opinion sur l’élégance & l’esprit qui brillent dans ces lettres ; tous nos lecteurs de goût doivent être charmés de l’amour & de la dignité qui paroissent dans celles d’Auguste, & avouer que celles de Livie conviennent parfaitement au caractére de cette Dame, autant rusée que polie. Plusieurs de nos lecteurs auroient sans doute vû avec plaisir la continuation de la correspondance entre deux personnes, qui font une figure si considérable dans l’histoire Romaine, par quels artifices Livie, après avoir été la maîtresse d’Auguste, l’engagea à répudier Scribonie, qui étoit sa femme depuis plusieurs années, & non seulement à la placer sur le trône impérial, mais encore, comme il n’en eut point d’enfans, à adopter le jeune Tibére, qu’elle avoit eû de son Epoux pour son successeur, au préjudice de ses propres parens, qui en étoient plus dignes. D’autres, au-contraire, auroient peut-être mieux aimé que j’eusse supprimé la piéce entiére ; ils diront que si un dessein inexcusable vient à réussir, on doit plûtôt taire toute l’histoire que la publier, de peur que d’autres n’ôsent tenter la même entreprise, & que par dessus tout la Spectatrice, qui aspire à régler la conduite de son propre sexe, ne devroit pas rappeller un caractére vicieux, aussi fortuné que celui de cette Impératrice Romaine. Il y a des hommes, diront-ils, qui prétendront avoir une passion aussi violente que celle d’Auguste, sans la sentir, ou sans avoir rien de sa sincérité ; & on ne peut pas nier qu’il n’y ait des femmes qui s’imaginent avoir des charmes aussi puissans que ceux de Livie, pour retenir ceux qu’elles désirent d’engager : & alors, s’écrieront-ils, qu’il y a peu de vraisemblance qu’on puisse les empêcher de poursuivre les mêmes mesures, quand elles seront animées par l’amour, ou par l’ambition ! Je souhaiterois sincérement que la vanité qui n’est que trop attachée à notre sexe, comme il faut en convenir, ne donnât point de poids à une difficulté de cette nature ; on auroit beau dire à une jeune Dame que son amant favori n’a point pour elle la tendresse, l’estime réelle & la constance d’Auguste, ou que sa beauté, son esprit & ses talens sont à tous égards fort au-dessous de ceux de Livie, il sera à peine possible de la convaincre d’une vérité si opposée aux deux penchans favoris de son âme. Cependant on ne doit pas imposer silence à l’histoire, parce qu’elle contient des faits qui ne doivent pas être imités ; & il ne faudroit pas ôter aux personnes de bon goût l’agréable amusement de lire les anciens, parce que nous y trouvons des caractéres odieux, que nous voudrions qui n’eussent jamais existé. Une femme de qui le cœur est gardé par la raison & la religion, ne se livrera jamais à l’influence d’un mauvais exemple ; & celle qui rejette bien loin ces divins secours, n’a pas besoin qu’on lui dise que Livie à prospéré & s’est élévée, en cédant à une flamme illégitime. Quand nous sommes une fois privés de ces secours il ne faut hélas qu’une bien petite tentation, comme notre inimitable Shakespear le dit fort bien : Comme la débauche même sous un déhors Angélique n’ébranlera jamais la vertu, de même, si elle étoit unie à un ange du Ciel, elle fuiroit les charmes d’un lit céleste pour se repaître d’ordures. Ce seroit un grand bonheur s’il n’y avoit point d’exemples d’une datte postérieure à ceux d’Auguste & de Livie, qui justifient la fragilité des deux Sexes ; mais comme les vertus des anciens Romains sont assés décriées, parce qu’elles sont hors de mode, la même raison devroit faire rejetter leurs vices, puisqu’ils sont du vieux tems. Parmi nos lettres nous en trouvons une, qui nous vient d’un ancien correspondant, & qui roule sur la présente situation des affaires ; mais tout impatient qu’il paroit que nous y donnions notre attention, il faut qu’il nous excuse. Si nous ne la publions que suivant l’ordre de sa datte, il peut compter, malgré toute l’aversion que nous sentons pour nous mêler de politique, que nous l’insérerons dans notre ouvrage avec quelques remarques de notre fond sur ce qu’il a avancé. Lindamire peut s’attendre aussi à la même indulgence, quoique nous ne sachions pas, si tout bien considéré elle mérite cette preuve de notre complaisance, mais nous soumettrons toûjours des querelles particuliéres à l’intérêt du public. Peut-être quelques personnes se trouvent-elles dans une circonstance semblable à celle qui a occupée sa plume, c’est pourquoi, je ne manquerai pas d’insérer dans un endroit convenable ses sentimens sur ce sujet ; à l’égard des accusations qu’il lui a plû de porter contre la Spectatrice, c’est notre affaire d’y répondre aussi bien qu’il nous sera possible, en laissant au redoutable tribunal du public la décision de ce différent. Fin du Vingtiéme Livre.