Zitiervorschlag: Anonyme (Joseph Marie Durey de Morsan) (Hrsg.): "N°. 8.", in: La Bigarure, Vol.7\008 (1750), S. 57-64, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4729 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

N°. 8.

Ebene 2► Brief/Leserbrief► Ebene 3► Que maudit soit le jour au quel la Vanité

Vint ici de nos mœurs souiller la pureté !
Dans les tems bienheureux du Monde en son enfance
Chacun mettoit sa gloire en sa simple innocence ;
Chacun vivoit content, & sous d’égales Loix
Le mérite y faisoit la Noblesse & les Rois,
Et sans chercher l’appui d’une naissance illustre,
Un Noble de soi même empruntoit tout son lustre.
Mais enfin par le Tems le mérite avili
Vit l’Honneur en roture, & le Vice annobli,
Et l’Orgueil, d’un faux titre apuyant sa foiblesse,
Maitrisa les Humains sous le nom de Noblesse,
De-là vinrent en foule & Marquis & Barons ;
Chacun pour ses Vertus n’offrit plus que des noms
Aussitôt maint Esprit, fécond en rêveries,
Inventa le Blazon avec les Armoiries. . . . .
Cette vaine folie, enyvrant la Raison,
L’Honneur triste & honteux ne fut plus de saison.
Alors, pour soutenir son rang & sa naissance,
Il faut étaler le luxe & la dépense ;
Il falut habiter un superbe Palais,
Faire par les couleurs distinguer ses Valets ;
Et trainant en tous lieux de pompeux Equipages
Le Duc & le Marquis se reconnut aux Pages.
◀Ebene 3

[58] Vous allez, sans doute, être étonnée de ce début, Madame. Il me semble vous entendre dire : « Où donc veut-elle en venir ? Où va-t-elle nous mener ? A quel propos a-t-elle fait ce Prologue ? » . . . . . A quel propos, Madame ? . . . . Pour vous faire convenir, Madame, de certaines véritez qui, bien que très constantes, passent néanmoins pour ridicules dans l’esprit de bien des personnes. Ces véritez sont, que tous les hommes sont égaux dans leur origine ; que la seule véritable Noblesse consiste dans la Vertu *1  ; enfin qu’il n’y a que l’Orgueil & la Vanité, comme l’a très bien fait voir le judicieux Poète dont vous venez de lire les Vers ( 2 ), qui ayent introduit dans le monde la distinction des Etats, distinction qui sépare le genre humain comme en autant d’Especes & de Classes differentes dont bien des gens s’imaginent follement qu’il n’est jamais permis de sortir sans se deshonorer.

Telle fut autrefois, & telle est encore aujourdhui la manie de certains Nobles qui, entêtez du mérite de leurs Ayeux, dont la plûpart n’eurent jamais les Vertus, traitent le reste des hommes avec un dedain & un mépris qui ne leur permet pas, disent-ils, d’avoir avec eux la moindre communication, qui leur fait regarder leur fréquentation, & leur Alliance, comme le comble de l’infamie, enfin comme un affront que l’on doit prévenir, quelque chose qu’il en puisse couter. Si le nombre de ces orgueilleux Visionnaires n’est plus aujourd’hui aussi grand qu’il l’étoit autrefois en France, en Angleterre, & dans quelques autres Etats, il n’en est pas de même de plusieurs autres où cette espece de folie occasionne quelquefois les plus grands cri-[59]mes. Tel est celui qui vient d’être commis par une des plus illustres familles du Milanois, que je me garderai bien de vous nommer ici. Je me concenterai, Madame, dans le recit de cette Histoire, de vous désigner les deux personnages, qui ont été les tristes victimes de ce ridicule préjugé, par les noms de Léonora, & de Carlo. Voici leur Tragique Avanture qui est celle que je vous ai promise dans ma précédente Lettre.

Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Fremdportrait► Dans la petite ville de Soncino, au Duché de Milan, vivoit, il y a environ cinq semaines, une Demoiselle de la plus noble extraction, & qui joignoit aux charmes de l’esprit tous les agréments du corps. Le seul defaut qu’on pouvoit lui reprocher (si c’en est un) est que son cœur avoit été inacessible aux traits de l’Amour dans un âge où il n’est guére ni ordinaire, ni possible de s’en deffendre. Cette insensibilité l’avoit fait résister aux sollicitations de ses parents qui la pressoient de se marier. Leonora (c’est le nom de cette Demoiselle) ne se sentant aucun goût, ni aucun penchant pour cet état, étoit bien éloignée de leur donner la satisfaction qu’ils lui demandoient. Charmée des douceurs du Celibat, & surtout de cette liberté & de cette indépendance, qui en sont le précieux appanage, elle ne pensoit qu’à en goûter tous les agréments. Maitresse de ses volontez & d’un bien très considerable, honorée de toute sa famille, distinguée partout, moins encore pour son rang & sa naissance, que pour ses vertus & ses belles qualitez, recherchée par tous les plus nobles partis du païs qui s’empressoient inutilement, à l’envi les uns des autres, de lui faire leur cour, elle jouissoit de ces tranquilles & innocents plaisirs qui marchent toujours à la suite de l’indifference. Cet état étoit trop heureux pour être durable ; car il n’est [60] point de félicité constante sur la Terre. Après avoir long-tems bravé les traits & la puissance de l’Amour, ce Dieu, pour la punir de son indifférence, s’en vengea d’une maniere dont les suites ont été bien funestes, & pour elle, & pour l’infortuné qu’il choisit pour être l’instrument de sa vengeance. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► Il s’appelloit Carlo, & faisoit pour lors auprès de Léonora l’office de Valet de pied. C’étoit un jeune homme, aimable, âgé d’environ vingt deux ans, fait au tour, & qui réunissoit dans sa personne tous les charmes d’un Adonis. Il étoit d’une très honête famille que les révolutions de la derniere guerre en Italie ont totalement ruinée, & qui par ce desastre s’étoit vu réduit à la condition servile pour la quelle il n’étoit assurément pas né. ◀Fremdportrait Léonora, qui avoit été jusqu’alors insensible à l’amour de tous ceux qui avoient soupiré pour elle, par une bisarerie, à la quelle je crois qu’on peut donner le nom de fatalité, se sentit éprise, au moment qu’elle y pensoit le moins, de la plus violente passion pour cet aimable Domestique. Je ne pense pas, Madame, qu’il soit nécessaire de vous representer ici les combats que lui couta cette passion naissante. La disproportion qui se trouvoit entre l’état de son Amant & le sien, les reproches qu’elle prévit bien que lui en feroit sa famille, si elle venoit à en être instruite, la honte qu’une pareille foiblesse lui attireroit infailliblement dans le monde, la firent rougir mille fois : Aussi essaya-t-elle d’étouffer ce feu dans sa naissance ; mais tous ses efforts ne firent que l’allumer encore davantage. Tel est, vous le sçavez, le caractere de l’Amour ; il s’accroit ordinairement par les motifs mêmes qui devroient l’affoiblir & l’éteindre.

[61] Ebene 4► Quiconque l’osera nier, n’aima jamais,

Et n’a jamais connu ni l’Amour, ni ses traits. . . .
Il entre avec douceur ; mais il regne par force ;

Et quand l’ame une fois a goûté son amorce,
Vouloir ne plus aimer, c’est ce qu’elle ne peut,
Puisqu’elle ne peut plus vouloir que ce qu’il veut.
Ses chaines sont pour nous aussi fortes que belles.
◀Ebene 4

L’amoureuse Leonora ne l’eprouvoit que trop. Sans cesse combatue par sa passion, d’une part, & de l’autre par les bienséances & le préjugé dans lequel elle avoit été élevée, elle soufroit ce déchirement de cœur qu’on ne peut faire sentir qu’aux personnes qui se sont trouvées dans cette cruelle situation.

Il n’étoit guére possible qu’un feu si violent demeurat long-tems caché. Malgré tous les efforts qu’elle put faire, il transpira, & lui attira, de la part de sa famille, les sanglants reproches qu’elle avoit prévus. Elle y fut si sensible, que dans l’excès de la douleur qu’ils lui causerent, elle prit le parti de congedier son Amant, & de se retirer elle même à une fort belle terre qu’elle avoit à quelques miles de Soncino, bien résolue, à ce qu’elle croyoit, de s’y guérir d’une passion qui lui avoit déja couté tant de combats & tant de larmes. Vain projet. La solitude, dans la quelle elle s’étoit proposé de vivre, ne fit qu’irriter le mal dont elle étoit atteinte. L’image de Carlo, que l’Amour avoit gravée dans son cœur avec des traits de la plus vive flame, l’y suivit, & se presentoit partout à ses yeux sous des traits qui le lui faisoient trouver mille fois encore plus aimable. Elle s’efforçoit de l’en arracher. Inutiles efforts ! Sans cesse occupée de ce charmant objet elle se plaignoit de la rigueur de son sort, non aux hommes, aux yeux desquels elle cachoit, autant qu’il lui étoit possible, le [62] feu qui la consumoit, mais aux Echos, mais aux Bois, confidents, & depositaires de ses amoureux soupirs. Les lieux solitaires & ecartez sont les endroits que cherchent ordinairement les Amants malheureux. Aussi faisoient-ils les seules delices de Leonora dans sa triste retraite. Un jour qu’elle s’y promenoit, l’esprit & le cœur tout remplis de l’objet de son amour, elle exprima sa douleur & la violence de son martire par les Vers dont voici la traduction & qu’on a depuis trouvez gravez sur l’ecorce tendre d’un Arbre au pied du quel elle étoit alors assise.

Ebene 4► Que vous êtes heureux, mais heureux mille fois,

Sauvages habitants des Bois
Où vous errez à l’avanture,
Et qui dès le moment que vous venez au jour
Ne recevez de la Nature
D’autre regle en aimant que celles de l’Amour !
Nos Loix sont bien plus inhumaines
D’imposer à l’Amour de si cruelles peines
Lorsque le penchant est si doux
Et que c’est une Loi pour nous
De vaincre l’attrait qui nous presse : : : : : :
Quel parti doit prendre mon cœur ? : : : :
Vous qui voyez du Ciel les peines que j’endure,
Venez à mon secours, ou combattez pour moi ;
Et vous, Mortels, corrigez la Nature
Ou bien réformez votre Loy ! 
*3 . ◀Ebene 4

Les hommes seroient trop heureux sur la terre si le Ciel exauçoit toujours leurs vœux & leurs souhaits. Le vent emporta ceux de Leo-[63]nora qui, après avoir long-tems, & inutilement, combatu, ceda enfin à la violence de son amour. En congediant Carlo, cette tendre & généreuse Amante l’avoit mis en situation de n’avoir plus besoin, pour subsister, de rentrer au service de qui-que-ce soit. Elle avoit été la premiere, & auroit été la derniere, personne à qui la necéssité dans la quelle s’étoit trouvé son Amant l’avoit obligé de rendre de pareils offices, Carlo, en homme prudent, quoique jeune, avoit placé la somme considérable dont la généreuse Léonora lui avoit fait present en le renvoyant. Il s’en étoit fait un fond avec le quel il pouvoit vivre honnêtement, en cas que la Fortune ne lui accordat point d’autre faveur . . Leonora, qui à son insçu avoit fait observer ses demarches, charmée de sa conduite & de la noblesse de ses sentiments, comme elle l’étoit de sa personne, le regarda alors de tout un autre œil. Ce n’étoit plus un Domestique ; ce n’étoit plus son Valet de pied. Elle ne vit plus en lui qu’un honnête homme que les désastres de la guerre avoient reduit, pour quelque tems, à cette humiliante condition, dans la quelle néanmoins il lui avoit fait voir des sentiments peu ordinaires aux gens de cet état. Devenu rentier par les effets de sa générosité, il se conduisoit comme un homme à qui il ne manquoit qu’un bien plus considérable pour se faire honneur dans le monde, & même pour s’y distinguer. L’Amour avoit commencé sa fortune ; son Amante résolut de l’achever. Dans cette vue, elle renoua secrettement avec lui, & lui déclara enfin ses intentions, qui étoient de l’épouser.

[64] La proposition étoit trop flateuse pour que Carlo la refusat. C’étoit pour lui une fortune telle qu’il n’en pouvoit jamais esperer. Comme il ne manquoit pas d’esprit, il s’étoit bien aperçu, lorsqu’il étoit au service de Leonora, que cette Demoiselle avoit pris de l’inclination pour lui ; mais son amour propre ne l’avoit jamais flatté jusqu’au point de croire que les choses en viendroient jamais là. Comme le tems de Avent l’approchoit, Leonora, qui pressentit que sa famille feroit tout ce qu’elle pouroit, pour empêcher ce mariage, résolut de le brusquer, afin de lui en ôter les moyens. Un de ceux qui lui parurent les plus efficaces pour cela, fut de tenir la chose extrêmement secrette ; mais quelques précautions qu’elle prit, elle ne put empêcher qu’on en fût instruit. C’est ici que vous allez voir, Madame, de quels crimes horribles le fol Orgueil rend les hommes capables. Je fremis lorsque j’y pense ; & ma plume se refuse presque à vous décrire cet excès de scélératesse. . . . . .

Tout étoit prêt pour la cérémonie de ce mariage, lorsque, la veille du jour qu’il devoit se célébrer, on trouva l’infortuné Carlo massacré, & dont le corps, criblé de coups de poignard, avoit été jetté dans le Cloaque de la Ville. Ce n’étoit pas assez d’un crime déja si atroce, il faloit encore consommer, & pousser la vengeance jusqu’à son plus haut période ; ce fut ce qui arriva. Léonora, qui jusqu’alors s’étoit toujours bien portée, tomba morte dans le même moment que l’on massacroit son Amant & son futur Epoux ; effet indubitable du poison qu’on lui avoit fait prendre sans qu’elle s’en fut aperçue. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3 ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2

(La suite dans le No. suivant) ◀Ebene 1

1* Nobilitas sola atque unica Virtus. Juvenal. Not. des Edit.

2(a) Despreaux Satire V. Notte des Edit.

3* O fortunate voi fera selvagge, A cui l’alma Natura No diè legge in amar, se non d’amore; Legge humana inhumana, Che dai per pena de l’amar la morte. “Se’l peccar è si dolce E’l non peccar si necessario; o troppo [63] Imperfetta Natura Che repugni à la legge: O troppo dura legge, Che Natura offendi.”