Zitiervorschlag: Anonyme (Joseph Marie Durey de Morsan) (Hrsg.): "N°. 19.", in: La Bigarure, Vol.6\019 (1750), S. 145-154, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4718 [aufgerufen am: ].


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N°. 19.

Ebene 2► Brief/Leserbrief► Paris n’est pas le seul Théatre, Madame, où les Filoux exercent leur ingénieuse profession. Partout où il y a des sots, partout ils ont droit d’Aubaine ; & comme il y en a par toute la Terre, leurs talents ne sont bornez à aucun païs, & ils peuvent les exercer partout. On vient de me faire part, à ce sujet, d’une Avanture arrivée tout récemment à la Haye, & que j’ai cru que vous sériez bien aise d’apprendre.

Peut-etre allez-vous vous imaginer, Madame, qu’il va être ici question de quelque bon Hollandois qui se sera laissé redresser par quelqu’un de nos Chevaliers d’industrie, qui vont de tems en tems faire leurs Caravanes dans les païs Etrangers. Revenez de votre prévention, & soyez persuadée que les gens de ce païs-là ne sont pas si faciles à duper, qu’on se l’imagine communément ici. Semblables en ce point aux Normands, ils tiennent pour une de leurs premieres Maximes, que la Défiance est la Mere de la Sûreté, & en conséquence, cette nation prudente tombe rarement dans les piéges où l’on voit donner, presque tous les jours, la notre, malgré toute sa prétendue finesse. Aussi le sujet dont il est ici question est-il de notres ; je veux dire, François, établi, depuis sept ou huit ans, à la Haye où il a fait une assez belle [146] fortune pour un homme de sa profession.

N’allez pas encore vous figurer que ce soit par son esprit, autre prévention dont nos François sont presque tous imbus. Celui-ci, assez bon garçon d’ailleurs, n’en a, dit-on, guére plus que n’en avoit Nicette lorsque sa Mere l’envoyoit en chercher, & que celle-ci prioit tout le monde de lui en donner. Sans le bonheur qu’il a eu d’exceller dans sa profession, jamais son génie ne l’auroit tiré de la situation assez triste dans la quelle on dit qu’il étoit lorsqu’il arriva, il y a quelques années, dans cette Ville. L’Avanture qu’il vient d’y avoir, & que voici, en est la preuve.

Extrait
d’une Lettre de la Haye, le 24 Novembre.

Ebene 3► Brief/Leserbrief► « Quoique le nombre des Filoux ne soit pas bien grand ici par le peu de fortune qu’ils y font, ce qui leur fait bientôt déserter le païs, on ne laisse pas d’en voir, de tems en tems, qui, en passant, y font quelques coups de de <sic> main. Tel est celui que deux de ces Messieurs viennent de faire à un de nos Perruquiers François établi, depuis quelques années, dans cette Ville.

Il y avoit déja quelques semaines que ces deux honêtes fripons s’y étoient rendus de Paris, pour y exercer un peu leurs talents ; mais aucun de leurs tours ordinaires ne leur ayant réussi, ils couroient risque d’en être pour les fraix de leur voyage & de leur séjour. Fâchez, comme on le peut penser, de se voir en cela la dupe de nos bons Hollandois qu’ils avoient compté duper, ils résolurent de tourner leurs batteries du côté des François qui [147] sont établis ici en assez grand nombre. Mais comme, en vivant avec une nation, on prend ordinairement ses bonnes aussi bien que ses mauvaises qualitez, ils ne réussirent pas plus de ce côté, qu’ils n’avoient fait de l’autre ; de sorte que nos deux Chevaliers d’industrie ne se voyoient pas plus avancez, que le premier jour de leur arrivée. Il fut dont question de songer à decamper, & de faire banqueroute à leur Hôte, s’ils ne trouvoient pas d’autre ressource. Heureusement pour ce dernier, qu’ils en tenterent une qui leur réussit. Ce fut de se faire accommoder par le Perruquier en question dont ils avoient entendu parler comme d’un homme fort à son aise, & des plus faciles à duper. Pour le mieux amorcer, ils lui donnerent un Ducat pour sa peine, & lui ordonnerent de venir régulierement tous les jours à la même heure.

Afriandé par cet appas, le Perruquier ne manqua pas de se rendre chez eux à l’heure marquée. Un de ces matins, étant venu, à son ordinaire, il trouva auprès du feu ces deux Messieurs dont l’un, suivant l’usage du païs, fumoit sa pipe. A chaque trait de fumée qu’il jettoit, Cela va bien, disoit-il de l’air du monde le plus serieux. Cependant son compagnon, avec qui il avoit concerté cette Scene, rioit de toutes ses forces, comme s’il eut dit les choses du monde les plus Comiques. Le Perruquier, étonné de le voir ainsi rire, s’imagina d’abord que c’étoit de sa figure, qui n’est pas des plus gracieuses, ni des plus revenantes . . . Qu’avez-vous donc tant à rire, Monsieur ? dit-il au Seigneur Filou . . . Parbleu, lui répondit celui-ci, vous en ririez comme moi, si vous en sçaviez le sujet . . . Il [148] ne tiendra qu’à vous de me l’apprendre, Monsieur, continua le Perruquier. Cela me fera même du plaisir ; car j’aime volontiers à rire.

Cependant le Fumeur alloit toujours son train, & ne repondoit à tout ce que son camarade lui disoit, que par ces mots : Cela va bien, ce qui fit aussi beaucoup rire le Perruquier. Cela me paroit assez drôle, dit il au rieur ; mais la chose seroit encore plus divertissante pour moi si j’avois la clef de cette Enigme . . . Elle est tout à-fait Comique, lui répondit en riant le Filou…. Nous avons gagé, Monsieur & moi, cinquante Ducats *1 , qu’il ne fumeroit point jusqu’au bout une pipe de Tabac, en ne repondant à tout ce qu’on pourroit lui dire, que par ces mots : Cela va bien. Il n’est pas encore à moitié de sa tâche, & il a jusqu’à présent assez bien soutenu la gageure ; mais je suis presque assuré qu’il ne l’achevera pas de mêmeO parbleu ! je vous jure bien que si, repliqua le Fumeur . . . . Ah ! j’ai gagné, s’écria le rieur ; & aussi-tôt il se jette sur une centaine de Ducats, vrais, ou faux, qui étoient là sur une Table. Alors le Fumeur, contrefaisant le désespéré, De par . . . . s’écria-t-il ! il faut que je sois le plus malheureux de tous les hommes ; j’avois déjà plus d’amoitié gagné ; & votre Diable de curiosité, continua-t-il en apostrophant le Perruquier, me coute cinquante Ducats . . . Cela est fâcheux, répliqua celui-ci ; mais pourquoi ne vous pas tenir aussi mieux sur vos gardes ?

Vous en parlez fort à votre aise, dit le prétendu gagnant : La chose est beaucoup plus [149] difficile qu’elle ne vous le paroit ; je voudrois vous voir en la place de Monsieur ; Je gagerois les cinquante Ducats que je viens de lui gagner, que vous n’iriez seulement pas jusqu’au quart de la pipe . . . Oh ! par ma foi, reprit - le Perruquier, j’en gage cent, que vous ne m’y attraperez-pas. Aussi-tôt dit, aussi-tôt pris au mot. Notre homme, en vrai étourdi, veut soutenir la gageure, ou pour mieux dire, il se flatte déja de tenir leurs cent Ducats. Comme il n’avoit pas sur lui une si grosse somme, il court au Logis pour la chercher, & revient promptement.

Pendant qu’il étoit dehors, ces Maitres fripons, qui avoient déjà tout arrangé pour leur départ, se concerterent pour décamper aussi-tôt qu’ils se seroient nantis des Ducats du Perruquier. Celui-ci revient, & trouve sur la Table la pipe & le Tabac tout prêts. On commence par compter, de part & d’autre, les cent Ducats, que le fripon, qui venoit de perdre la gageure, met dans une bourse, en disant que, comme il étoit neutre dans cette affaire, il alloit garder l’argent qu’il adjugeroit & donneroit à celui des deux qui le gagneroit. Le Perruquier charge aussi-tôt sa pipe, l’allume, & se met à fumer en disant, comme l’on en étoit convenu, à chaque jet de fumée : Cela va bien.

La chose alloit effectivement au mieux pour les Filoux qui tenoient ses Ducats qu’il ne devoit plus revoir. A peine avoit-il commencé à fumer, que le dépositaire de la gageure, prétextant quelque affaire, passa dans une Chambre contigue, & descendit de-là auprès l’Aubergiste au quel il demanda le compte de leur dépense qu’il paya des Ducats de l’innocent Perruquier ; après quoi il envoya les Va-[150]lets de la maison, qu’il paya très bien de la même monoye, chercher son bagage & celui de son Compagnon, qui étoient tout prêts. Le Badaut de Fumeur, voyant emporter tout ce qui pouvoit appartenir à ces deux Maitres fripons, ne disoit autre chose, que ces mots : Cela va bien ; ce qui faisoit beaucoup rire le Filou qui avoit fait la gageure avec lui. Pour cacher encore mieux son jeu, ce dernier lui faisoit mille contes, & mille questions. A tout cela point d’autre réponse de la part du Perruquier, que ces mots ; Cela va bien. Cela va bien.

Cependant le Filou, voyant que la pipe alloit bon train, lui dit : Ma foi, vous êtes plus heureux, plus prudent, & plus Maitre de votre langue, que je ne le croyois. Je vois bien que j’en suis à mon tour, pour mes cent Ducats . . . Qu’y faire ? . . . Prendre patience. C’est le seul parti qui convienne à un galant homme en pareille rencontre. N’est-il pas vrai, Monsieur ? Aussi je m’assure que ce sera celui que vous prendrez lorsque vous vous trouverez en pareil guignon, . . . A propos, continua ce Fripon, comme je compte que vous avez gagné, je vais chercher notre dépositaire, afin qu’il vous remette la bourse qui vous appartient . . . Dans le moment je suis à vous . . . Cela va bien, lui dit le Perruquier. A ces mots le Filou sort de la chambre, descend en bas, prend congé de son hôte, qui lui fait de grands remerciments, monte dans une Chaise de poste qui l’attendoit à la porte, & va rejoindre son compagnon qui étoit déjà bien loin.

Cependant le Perruquier, resté seul dans la Chambre, y attendoit les deux cents Ducats qu’on venoit de lui promettre, & continuoit à fumer sa pipe avec toute la tranquilité & toute la delectation imaginables. Le terme de [151] la gageure avance ; la pipe tire à sa fin ; & aucun des deux Filoux ne paroit. Le Fumeur commence à s’inquieter & à entrer en soupçon. Il voudroit sçavoir ce qu’ils sont devenus ; mais il n’ose parler de peur de perdre sa gageure, & dans la crainte qu’ils ne soient cachez dans quelque Cabinet voisin pour le prendre sur le fait. Il patiente donc jusqu’au bout. Enfin la pipe est achevée, & il ne lui reste plus, pour s’en aller, qu’à recevoir ses deux cents Ducats . . . Eh ! Oui . . . Va t’en voir s’ils viennent, Voyant qu’aucun des ces Messieurs ne paroit, il va les demander à l’Hôte . . . Ces Messieurs ? lui répond celui-ci ; Vraiment ils sont à present bien loin, s’ils ont toujours couru depuis qu’ils sont partis . . . Et les deux cents Ducats que je viens de gagner, ils vous les ont laissez sans doute, reprit le Perruquier, pour me les remettre ? . . . Ils m’en ont laissé trente, lui repond l’Hôte, avec lesquels ils m’ont payé leur dépense. Pour le reste ils l’ont emporté.

On peut se figurer l’étonnement, & même la consternation, où fut le Badaut de Perruquier, lorsqu’il se vit ainsi dupé par ces fripons. Peu s’en falut qu’il ne prît l’Hôte à partie, comme s’il eut été responsable de la sotise qu’il venoit de faire. Un homme qui auroit eu tant soit peu d’esprit se seroit tû sur cette avanture ; mais celui-ci, non content de raconter à l’Aubergiste ce qui venoit de lui arriver, le raconte encore à tous ceux qui veulent l’entendre, & qui, pour toute consolation, lui rient au nez, en lui disant, que cette leçon, quoique fort chere, est très bonne, & qu’il y a beaucoup à profiter dans son Avanture. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 *2

[152] On ne peut disconvenir, Madame, que cette leçon ne soit effectivement très utile à tout le monde en général, & en particulier à bien des gens qui pouront lire cette histoire. En effet, combien n’y en a-t-il pas qui, à l’exemple du Chien de la Fable, & de ce Perruquier, perdent des biens très réels en courant après des biens chimeriques dont ils repaissent leur imagination, & qui leur échapent au moment qu’ils croyent les tenir ?

Chacun se trompe ici bas :

On voit courir après l’ombre
Tant de foux, qu’on n’en sçait pas,
La plûpart du tems, le nombre,

Par cette Avanture vous voyez encore, Madame, qu’il y a des Badauts dans tous les païs, comme il y a partout des gens d’esprit Une seconde histoire, arrivée encore, tout récemment à une lieuë de-là, & dont la même personne nous a aussi envoyé le détail, vous démontrera cette derniere verité. Mais comme il ne me reste pas assez d’espace pour qu’elle puisse avoir sa place dans cette Lettre, ce sera pour le premier ordinaire. En attendant, revenons pour un moment à Paris voir un peu ce qui s’y passe.

La rentrée du Parlement vient d’occasionner ici une petite scene que vous ne serez peut-être pas fâchée d’apprendre. La voici. Allgemeine Erzählung► Il est d’usage en cette Ville, lorsque M. le Lieutenant Civil reçoit un Procureur, que celui-ci lui fasse present d’une douzaine de Flambeaux. Il n’est pas moins de l’interêt de celui qui entre dans cet emploi d’être bien venu auprès de ce Magistrat, que de s’aquiter de cet homage. Un [153] Procureur, qui vient de se faire recevoir dans cette charge, s’est imaginé qu’il se concilieroit bien mieux la faveur de son Superieur s’il lui faisoit un present extraordinaire. C’est pourquoi, au-lieu des douze flambeaux, qui sont le present usitées, il fit conduire chez lui plusieurs caisses remplies de confitures, & d’autres friandises dans ce goût.

Des-que le Magistrat, qui étoit alors en grande compagnie, sçut l’arrivée de ces caisses, il les fit ouvrir, pour sçavoir ce qu’elles contenoient. A la vue de toutes ces friandises, il se mit à sourire, & envoya chercher le Procureur, qui crut qu’il alloit recevoir des remerciments de la galanterie qu’il avoit imaginée. Mais il fut bien trompé ; car le Magistrat, au lieu du remerciment qu’il en attendoit, lui fit, en presence de toute la compagnie, qui étoit fort nombreuse, les reproches les plus vifs sur sa maniere d’agir, & lui fit sentir qu’il ne recevoit des presents de personne, encore moins d’un Procureur que de tout autre : « Aprenez, continua-t-il, que si vous me donnez douze Flambeaux, c’est un homage que vous rendez à ma Dignité, & non pas un present que vous me faites personnellement » ; & en même tems il donna ordre qu’on remportât sur le champ toutes ces caisses.

Si tous les Juges étoient aussi integres, & aussi desinterressez, que celui-ci, & si tous les presents qu’on leur fait étoient reçus comme celui de ce Procureur, la Justice en seroit, probablement, beaucoup mieux administrée. C’est un exemple à proposer à tous les Magistrats, & qu’on ne sçauroit trop les exhorter à imiter. ◀Allgemeine Erzählung

A propos de la Mercuriale faite à notre Procureur, en voici une des mieux méritées, que mon frere vous prie de vouloir bien remettre à [154] Monsieur votre aimable Cousin. Elle est adressée à un Original qu’il connoit, & qui par sa belle conduite, s’est très justement attiré ces humiliantes veritez.

Ebene 3►

Epigramme.

A Maitre Claude *3 .

Que te servent tes Calomnies,

Ignorant petit Magister ?
Que te servent les Infamies,
Et mille autres Contes en l’air
Que ta méchanceté débite
Contre un de tes Amis dont tu sçais le mérite,
Et que tu ne cessois n’a guere d’exalter ?
Eh, pauvre sot ! Crois moi ; ton injuste satire
Ne peut lui faire tort ; sois-en bien convaincu.
Il n’est, quoique ta bouche en tous lieux le déchire,
Ni Banqueroutier, ni C . .
Ni fat, ni sans esprit, encor moins sans vertu ;
Mais de toi, sans mentir, on n’en sçauroit tant dire. ◀Ebene 3

Paris ce 3 Decembre 1750.

◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2

Fin du Tome VI. ◀Ebene 1

1* Le Ducat vaut entre dix & onze francs, monoye de France.

2* Cette Avanture a occasionné une petite Comedie, [152] qui va paroître sous le titre de La Gageure, ou Arlequin Gouré.

3* Il nous est revenu que quelques Lecteurs malins (dont le nombre est assez grand grace à la perversité du siécle) prétendoient avoir reconnu le personnage désigné par ce nom, & nous accusoient, à cette occasion, d’inexactitude, assurant que, pour les dépaïser, nous avions transporté la personne dont il est ici question à plus de cent lieues de l’endroit où elle fait sa résidence. A cela nous répondons, qu’il y a tant de Claudes dans le monde, qu’il ne seroit nullement étonnant qu’il s’en trouvât deux, & même davantage, à cent lieues les uns des autres, qui se ressemblassent. A l’égard du second article, quand même il seroit vrai, il nous semble que le Public doit nous en savoir gré, bien loin de nous en faire le moindre reproche. En frondant les vices & les ridicules des hommes, nous croyons qu’il fut, & qu’il sera toujours permis de ménager leurs personnes. C’est le Plan qu’on s’est proposé de suivre dans cette Gazette dont le but principal, comme on l’a dit dès le commencement, est d’amuser, d’instruire, & de corriger (s’il est possible) & non pas de déchirer, de perdre, & de détruire. Sublato jure nocendi ; Voilà quelle est, quelle fut, & quelle sera toujours notre Devise. Notte des Editeurs.