Zitiervorschlag: Anonyme (Joseph Marie Durey de Morsan) (Hrsg.): "No. 14.", in: La Bigarure, Vol.5\014 (1750), S. 105-207, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4689 [aufgerufen am: ].


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N°. 14.

Ebene 2► Brief/Leserbrief► Dans plusieurs Lettres, que mon frere a eu l’honneur d’écrire à votre aimable Cousin, qui n’aura pas manqué de vous les communiquer, vous avez dû voir, Madame, par le récit de diverses Avantures, quelles sont les suites funestes de l’Amour lorsque cette passion n’est pas subordonnée aux regles de l’honneur, de la Religion, & du devoir. Deux événements qui viennent d’arriver, l’un à Bourdeaux, & l’autre à York, confirment encore cette importante verité dont on ne sçauroit être top convaincu.

Voici le premier.

Allgemeine Erzählung► Une Actrice de Province, native de Castres, en Languedoc, nommé Mademoiselle Grenier, après avoir fait ses caravanes sur plusieurs Théatres, & entre autres sur celui de Toulouse, passa de ce dernier sur celui de Bourdeaux, Capitale de la Guienne. Dès qu’elle y parut, elle y fut extrêmement aplaudie, & fit d’abord la conquête du Commis d’un Armateur de cette Ville, qui l’entretient, pendant quelque tems, dans une [106] maison garnie où elle s’étoit logée en arrivant. Ce n’étoit pas, assurément, une grande fortune pour elle ; mais quand on arrive dans un païs, & qu’on veut s’y achalander pour un certain Bommerce <sic>, il faut toujours commencer par quelque pratique, ne fût ce que par celle des Domestiques. Dans cette sorte de négoce, c’est bien souvent le moyen d’avoir celle du Maitre. La Demoiselle Grenier, qui avoit déjà appris & pratiqué cette allure à Toulouse, & ailleurs, ne fut pas long-tems sans l’éprouver encore à Bourdeaux. De la conquête du Commis, qui n’étoit pas, à beaucoup près, un oiseau assez dodu pour elle, notre Comédienne passa, peu de tems après, à celle d’un riche Negociant, nommé M. Damers, qui la prit à ses gages, & la logea dans une maison de Campagne qu’il avoit dans les environs de Bourdeaux.

Cette nouvelle pratique, quoique bien plus opulente, ne fut pas beaucoup plus lucrative pour la jeune Actrice. En effet la Providence, qui ne laisse pas toujours prospérer les pêcheurs ici bas, frappa M. Damers d’une Paralysie qui, l’ayant rendu perclus de tous ses membres, lui fit payer cher les plaisirs criminels qu’il avoit pris avec la Demoiselle Grenier & une autre Comedienne qu’il avoit déja entretenue avant elle. Le premier effet du repentir que produisit ce châtiment, fut de congédier l’Actrice que Madame Damers chassa de sa maison par l’ordre de son Mari (*)1 .

Le sort que venoit d’avoir son Amant devoit ouvrir les yeux à celle qui l’avoit séduit. Pour [207] peu qu’elle y eût voulut faire de réflexion, elle se seroit souvenue, & auroit profité, de cette grande vérité qu’elle avoit souvent débitée nu <sic> Théatre, & que chacun devroit avoir continuellement presente à l’esprit :

Zitat/Motto► La Clemence du Ciel, dont on voit tant de preuves,

Est semblable, à peu près, à ces paisibles fleuves
Qui n’ont pu résister au tems rude & fatal
Qui tient leurs flots captifs sous un mur de cristal.
Jusques à certain poids on y passe & repasse ;
On est en sureté sur leur épaisse glace ;
Mais lorsqu’on la surcharge, elle fond sous nos pas,
Et qui tombe dessous ne s’en retire pas.
(*)2 ◀Zitat/Motto

La Demoiselle Grenier ne croyoit pas être si proche du terme fatal que devoit avoir son libertinage. Loin de songer à s’en retirer, & à sen repentir, elle noüa une nouvelle intrigue galante avec un nommé M. Banal, Suisse de nation, & Banquier de profession à Bourdeaux. Cette derniere conquêt eut pour elle des charmes un peu plus solides & plus durables que n’en avoient eu celles qui l’avoient précédée. Mais les différentes mains par lesquelles elle étoit déja passée lui avoient donné du goût pour la nouveauté.

Tout le monde sçait que la fidélité & la constance en amours ne furent jamais les vertus des filles de Théatre. Il semble au contraire, que ce lieu soit, pour le plus grand nombre, une Ecole de libertinage. Soit que la Demoiselle Grenier devint réellement infidelle à son nouvel [108] Amant, soit que quelque autre Comédienne, jalouse de sa fortune, voulut la surplanter (ce qui n’est pas rare parmi cette sorte de Créatures) on fit entendre à M. Banal, qu’il n’étoit pas le seul qui jouit de ses faveurs. Celui-ci, étant allé la trouver, lui en fit des reproches très vifs. Elle les écouta tranquillement, & se flattant de l’appaiser, ou de se justifier, elle le retint à souper. Pendant tout le repas, l’entretient ne roula, d’une part, que sur l’infidelité, vraïe ou fausse, de l’Actrice qui, de son côté, n’omit rien pour se justifier, ou pour en imposer à son Amant. Enfin les choses en vinrent au point, de part & d’autre, que ne pouvant plus suporter la violence des reproches & les insultes du Sieur Banal, la Grenier, soit par désespoir, soit pour lui prouver sa fidélité, prit, dit-on, son couteau & se l’enfonça dans le sein. Toutes ses choses ne se passerent pas sans beaucoup de bruit & de mouvement ; mais les Voisins, qui logeoient dans les autres appartements de la maison, ne jugerent pas à propos de se mêler de cette affaire ; ce qui en auroit, sans doute, prevénu les funestes suites.

Cependant le Sieur Banal, au lieu de faire donner promptement à son Amante le secours dont elle pouvoit avoir besoin, l’enferme dans son appartement, & court chez un des Jurats *3 de ses amis, auquel il raconte que la Demoiselle Grenier vient de se poignarder. Le Magistrat accourt aussi-tôt, & la trouve expirante. Le Sieur Banal, selon l’usage, est envoyé, & conduit, en prison où il ne fait aucune difficul-[109]té de se rendre ; Mais, comme les informations que fit le Jurat ne se trouverent point à sa charge, il fut élargi dès le lendemain. La Demoiselle Grenier, ayant été ensuite déclarée homicide d’elle-même, comme telle, elle fut condamnée à être trainée sur la Claye dans toutes les rues de Bourdeaux ; ce qui fut exécuté le jour même.

Cette triste affaire étoit à peine finie, quand la Mere de la deffunte Comédienne, qui résidoit à Castres, apprit la Tragique & ignominieuse fin qu’avoit fait sa fille. Elle n’en fut pas plûtôt informée, qu’elle se rendit à Bourdeaux où elle vint en demander justice, soutenant que le Sieur Banal l’avoit lui-même assassinée. Dans cette vue, elle est revenue, par Requête Civile, contre la Sentence du Magistrat, demandant la Révision de la procedure, comme ayant été mal instruite & mal faite ; que la mémoire de sa fille soit fort réhabilitée, & que le Sieur Banal soit arrêté de nouveau comme coupable de son assassinat. En consequence de cette Requête, qui a été répondue, l’Officier du Guet a été ordonné avec trente Soldats pour aller s’assurer de l’Accusé ; mais celui-ci, ayant été averti à tems de ce qui se passoit, est disparu de Bourdeaux sans qu’on sache ce qu’il est devenu. Cette éclipse ne fàit pas bien augurer de son innocence ; & s’il ne reparoit pas, il n’y a point à douter qu’il ne soit condamné, par contumace, à subir en effigie le suplice qu’il mérite de souffrir dans la réalité s’il est vrai qu’il soit coupable (comme la suite le fait soupçonner à bien des gens) du crime dont il est accusé. ◀Allgemeine Erzählung

Voilà, Madame, les malheurs où nous conduit une passion qui, à la honte de notre [110] siécle, n’est que trop à la mode aujourd’hui. Des premiers Seigneurs de la Cour elle est passé dans nos Provinces à nos Negocians, & même à leurs Commis. Peut-être même seroit-elle aussi parmi les Bourgeois si leurs facultez le leur permettoient. Puisse cette Tragique Avanture servir d’exemple & d’avertissement à toutes les Comédiennes du monde, & à tous les insensez qui se livrent à ces dangereuses Créatures ! Amen !

La fin ignominieuse de celle-ci n’a point empêché un jeune Officier, Bel-Esprit, qui étoit enchanté de ses talents pour le Théatre, de la célébrer par les Vers suivants, qui m’ont paru dignes de vous être communiquez.

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Epitaphe

De la Demoiselle Grenier, Comédienne du Théatre de Bourdeaux,

Cy-gît du Dieu d’Amour une triste Victime.

Jeune, tendre, elle aima ; ce fut là tout son crime.
Mille Amants, empressez à combler ses desirs,
Faisoient couler ses jours dans le sein des plaisirs :
Heureuse, si la main flétrissant sa mémoire,
D’une Amante en fureur n’eût retracé l’histoire !

Grenier, dont les Amours célébreront le nom,
Vivoit comme
Laïs (a)4 , & meurt comme Didon (b)5 . ◀Ebene 3

Je vous ai promis, Madame, une seconde histoire sur la même matiere, & j’étoits prête à [111] joindre à celle-ci ; Mais le départ de la poste qui me presse & le peu d’espace que je m’apperçois qui me reste, me forcent de la renvoyer à la premiere Lettre que j’aurai l’honneur de vous écrire. Je finirai celle-ci par l’Enigme suivante qui vous amusera, & fera, probablement, diversion à la tristesse que poura vous causer le recit de la Tragique Avanture que vous venez de lire.

Ebene 3►

Enigme.

Enfant de la timidité

J’en suis assez souvent le Père ;
C’est pourtant une vérité
Que je ne suis qu’une Chimere.
Et la nourice, & la grand’mere,
Et gens de même habileté
Font sur mon compte mainte histoire
Dont ils farcissent la mémoire
De ceux dont la stupidité
Se porte aisément à tout croire
Sur la plus mince autorité.
On rit de leur crédulité,
Et c’est avec raison, sans doute ;
Cependant il est tel qui rit,
Qui pour rien ne voudroit, de nuit,
Crainte de me trouver en route,
S’exposer sur les grands chemins :
Foiblesse étrange des humains !
Leurs fictions les épouvantent,
De quelque force qu’ils se vantent,
Un rien va les faire trembler.

Mais il est tems de rassembler

Quelques traits pour faire connoitre
Ce que l’imagination,
[112] Par une vaine illusion,
M’a, chez les hommes, donné d’être,
Quoique nom depourvu de sens,
Je n’en suis pas moins une injure
Que l’on donne à certaines gens
D’une humeur sombre, triste, obscure,
Qui vivent sans société.
C’en est trop, ta sagacité,
Lecteur, n’en veut pas davantage ;
Tu me tiens, . . . t’y voilà . . . courage. ◀Ebene 3

Voici une Epigramme que mon Frere, qui vous salue, vous prie de vouloir bien remettre de sa part à Monsieur votre aimable Cousin.

Ebene 3►

Epigramme

Sur un Maitre Claude (a)6 .

Pour montrer qu’il a de l’esprit,

Qu’il est homme tres érudit,

Et du Sage Mentor qu’il est le vrai modelle,
Contre un de ses Amis
Claude a fait un Libelle
Dans lequel il le peint tel qu’on peint l’Ante-Chrît . . . .

Que ce Mémoire est beau, sçavant & bien écrit,
Disoit-il en l’allant lire de porte en porte ! . . . . .
Non, jamais, avant moi, personne n’avoit dit

Des véritez de cette sorte.
Mon stile vif & sans égal
Est un vrai stile Original . . . . .

Original, Monsieur ! lui repond une Dame
A qui
Claude lisoit cette Satire infame . . .
Bon Dieu ! Si ce sont là vos Merveilleux talents,
Si vous faites souvent de pareiles méprises,
On doit vous détester chez les honêtes gens ;
Vous devez être hüé même des ignorants
Qui vous riront au nez en voyant vos bêtises :
Car en est-il un seul qui n’ait, depuis trente ans,
Lu dans la
Du Noyer mot pour mot ces sotises ? ◀Ebene 3

Le sujet de la derniere Enigme que je vous ai envoyée, est le Sommeil *7 .

◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2

Paris ce 19 Septembre 1750.

◀Ebene 1

1(*) Ce Negociant est mort après avoir langui pendant deux ans dans ce triste état.

2(*) Boursaut <sic>, dans la Comédie d’Esope à la Cour, Acte III. Scene 3.

3* C’est le nom que portent les Magistrats de Bourdeaux.

4(a) Fameuse Courtisannne Grecque.

5(b) Premiere Reine & Fondatrice de l’Empire des Carthaginois. Cette Princesse, selon Virgile, se tua, de douleur & de désespoir de se voir abandonnée par Enée.

6(a) Le personage sur qui roule cette Epigramme est le même dont il est parlé dans le No. 11. pag. 87. & 88.

7* Voyez le N. 39. Du Tome IV. pag. 152.