Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Chapitre XVIII.", in: Le Monde, Vol.3\018 (1760-1761), S. 346-357, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4472 [aufgerufen am: ].


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Chapitre XVIII.

Lettre à l’Auteur du Monde

Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► Vous sçavez, Monsieur, que l’Histoire est le corps de la Morale ; cette derniere n’attache, ne tou-[347]che, ne grave enfin les leçons dans le cœur que lorsqu’elle est revêtue d’images. Un traité de Philosophie où chaque précepte seroit appuyé d’un exemple, produiroit des effets plus prompts & plus puissans que tous ces raisonnemens Métaphysiques, trop abstraits pour qu’ils n’échappent point aux sens, & que nous en conservions la mémoire. Qu’on nous dise que la vanité et susceptible des égaremens les plus monstrueux, que l’ambition ne connoît point de frein, qu’elle métamorphose l’homme en une espece d’insensé ; ces maximes si sages par elles-mêmes ne s’arrêteront point sous nos yeux, & glisseront en quelque sorte sur nos cœurs ; Exemplum► mais qu’on ajoute, l’ambition dégrada la gloire d’Alexandre, il eut la folie de se croire un dieu, parce qu’il avoit marché de succès en succès ; son armée & ses amis furent sur le point de la quitter : ◀Exemplum Exemplum► Callisthene même eut la noble audace de mortifier l’impie arro-[348]gance du conquérant ; ◀Exemplum alors je sens tout les ridicules, tous les excès de l’orgueil ; je suis convaincu que c’est une des maladies les plus dangereuses qui affligent l’esprit humain. On s’est beaucoup élevé contre la superstition, conte le fanatisme ; tous nos beaux esprits, nos Poëtes, nos Philosophes, ont débité à ce sujet des choses admirables, mais qu’on oublie le moment après qu’on les a lues ; un trait puisé dans l’Histoire prouvera mieux que toutes les subtilités de l’art de raisonner, que ce fanatisme est la source de tous les crimes ; qu’il transforme l’homme en un monstre qu’on ne peut apprivoiser : on ne sçauroit présenter trop de pareils tableaux ; j’ai donc l’honneur de vous envoyer un morceau tiré d’un Ouvrage Anglois, où l’empire du fanatisme est développé dans toute sa force ; ce sont des détails curieux sur l’origine, les coûtumes & les mœurs des Assassins, habitans de Syrie. Les Sçavans se sont répandus en diverses con-[349]jectures sur l’origine de cette espece de horde ou de tribu particuliere. On s’est attaché sur-tout à pénétrer l’étymologie de cette dénomination ; quelques-uns l’ont tirée de l’hébreu, d’autres du syriaque, d’autres de l’arabe, du grec ; il y en a qui se sont efforcés de la découvrir dans la langue latine ; d’autres enfin après une dépense infinie d’érudition se sont flattés d’avoir déterré la racine de ce fameux mot dans les obscurités de l’ancienne langue teutonique ; mon dessein n’étant point de faire valoir mon opinion en décriant celle de tous les Ecrivains, je me bornerai à dire que j’attribue l’origine de ce mot à Sikkin assikin, qui en oriental signifie le poignard ou le couteau dont les assassins se servoient dans leur profession barbare : on les appelloit aussi Ismaël, Bathentins, c’est-à-dire illuminés ou intérieurs, ces Peuples probablement devoient leur origine aux Carmathiens, secte célebre [350] parmi les Musulmans, qui d’abord s’établit en Perse, d’où une colonie dans la suite se transplanta en Syrie : ils y devinrent possesseurs d’une étendue considérable de terrein dans les montagnes du Liban, & se répandirent depuis le voisinage d’Antioche jusqu’à Damas.

Exemplum► Le premier chef & législateur de cette tribu singuliere paroît avoir été Hassan Sabah, un imposteur adroit qui sçut asservir jusqu’aux esprits, fit de ses sujets aveugles des esclaves volontaires, & leur inspira toutes les fureurs du fanatisme. Leur Religion étoit un mélange absurde de celles des Mages, des Juifs, des Chrétiens & des Mahometans. Le principal point de leur créance étoit que le Saint-esprit résidoit dans leur chef, que ses ordres émanoinent de Dieu même ; les Orientaux donnerent à ce Souverain le nom de Scheix, mais il est plus connu en Europe sous celui du vieil homme ou du vieux de la montagne. Sa dignité [351] n’étoit point héréditaire, elle dépendoit de l’élection ; le mérite, c’est-à-dire une multiplicité supérieure des plus grands crimes étoit le droit le plus puissant qui se conciliât le nombre des suffrages. Ce Monarque comme un Dieu vengeur armé de son tonnerre, du haut du Liban envoyoit la mort dans toutes les parties du monde. Califes, Empereurs, Sultans, Rois, Princes, Pontifes, Chrétiens, Mahometans, Juifs, en un mot tout peuple, toute Religion, la nature entiere d’un bout de la terre à l’autre détestoit & redoutoit la puissance du vieux de la montagne ; au moindre geste, au moindre clin d’œil qui lui échappoit, ses coups frappoient, sa volonté même étoit interprétée ; il n’y voit point de Souverains qui a son seul nom ne redoublassent leurs gardes. Allgemeine Erzählung► C’est un fait reconnu que Philippe-Auguste sur un avis secret qui lui fut donné que le Scheix tramoit contre lui un complot, créa pour sa défense un nouveau [352] corps de Chevaliers distingués par leur fidélité & leur bravoure ; on les appelloit Sergens d’armes ; ils portoient des masses d’airain, des arces & des fléches ; ce Roi lui-même ne paroissoit jamais en public sans être armé d’une massue. La plûpart des Monarques allarmés payoient sous mains des pensions à cet illustre scélérat, tant le crime excite sur l’esprit humain des impressions profondes, bien supérieures à celles qui sont l’ouvrage des vertus. Les Templiers furent les seuls braves qui oserent à force ouverte déferer les intrigues & les assassinats du Scheix ; l’obéissance ou plutôt l’aveugle servitude de ses sujets ne sçauroit s’exprimer, jamais la tyrannie n’eût de victimes plus crédules & plus soumises ; ces malheureux venoient de leur propre mouvement se prosterner aux pieds de son trône, & demander comme une grace signalée de mourir de sa main, espérant que cette mort leur ouvriroit le ciel. Aussi couroient-ils à sa voix se [353] précipiter dans les dangers ; étoient-ils faits prisonniers, ils marchoient au supplice avec une intrépidité tranquille, digne de l’héroïsme le plus sublime. ◀Allgemeine Erzählung Allgemeine Erzählung► Henri, Comte de Champagne, qui avoit épousé Isabelle fille d’Amaury Roi de Jérusalem, dans son voyage de Syrie, passa sur le territoire des Assassins ; s’étant rencontré avec le Scheik, il fit tomber la conversation sur l’étendue de son pouvoir. « Vos sujets, dit le vieux de la montagne, sont-ils aussi empressés à vous obéir que les miens ? » Aussitôt sans attendre la réponse de Henri, il fit un signe de la main, & sur le champ dix jeunes gens habillés de blanc, qui étoient au haut d’une tour voisine, se précipiterent tous à la fois. Dans une autre occasion le Sultan Malekschats faisoit sommer le Scheix de lui prêtre obéissance, & le ménaçoit du pouvoir de ses armes, s’il hésitoit à se soumettre ; le vieux de la montagne, sans changer de contenance, se retour-[354]nant vers ses Gardes, dit à l’un d’eux, « tire ton Poignard, & plonge-le dans ton cœur, & à un autre, cours là-bas au haut de ce rocher, & t’en précipite ». Il n’avoit pas achevé, qu’il avoit été déjà obéi avec transport. Toute la réponse ensuite qu’il daigna donner à l’Envoyé du Sultan fut « retourne vers ton Maître, & dis lui, que j’ai des milliers de sujets qui brûlent d’imiter ceux-ci »; en effet au moindre signal de leur Monarque, ces peuples étoient aussi prompts à se donner la mort, qu’à la donner aux autres. Ils sçavoient employer tous les artifices, parler toutes les langues, se revêtir de toutes les formes, s’approprier les coutumes, les usages, les religions, la diversité des habillemens ; Mahométans avec les Sarrasins, Chrétiens avec les Francs : sous les différens masques, ils étoient plus à portée d’exécuter les ordres terribles du Scheix. ◀Allgemeine Erzählung Nous en avons un exemple frappant dans l’Histoire de [355] Saladin ; il assiegeoit Manvedge, la fameuse Hieropolis de l’antiquité : Allgemeine Erzählung► ce Souverain un jour entouré de peu de Courtisans, étoit allé lui-même reconnoître la place & disposer l’attaque ; un homme, un poignard à la main, court sur lui & le frappe à la tête, le Sultan, comme l’assassin alloit redoubler, lui arrache le fer, le perce de plusieurs coups & l’étend mort à ses pieds. Un second meurtrier se présente, il subit le même sort ; un troisieme enfin sans être effrayé, vole à Saladin, qui est assez heureux pour le prévenir, & lui faire partager la destinée de ses complices. Ces misérables s’étoient vendus au Visir Kamschlegin, qui avoit acheté du Scheix le meurtre de ce grand homme ; ayant que ces furieux eussent quitté leur pays, le vieux de la montagne avoit soin de leur donner un avant goût des délices dont il prétendoit qu’ils jouiroient dans un Paradis, qui étoit aussi de son invention. On leur faisoit boire des soporifiques [356] agréables & flatteurs, & pendant leur sommeil, ils étoient transportés dans des jardins enchanteurs, où tout invitoit les sens aux voluptés les plus attrayantes ; il falloit que ces soporifiques fussent de l’opium ; les Orientaux ; c’est-à-dire, les Indiens en employent beaucoup, & lorsqu’ils sont revenues de l’espece d’enchantement où ce breuvage les plonge, ils racontent des rêves délicieux. Les Assassins couroient de ces asyles séducteurs porter la mort dans le sein des victimes indiquées ; ils avoient toujours devant les yeux la perspective de cette félicité qu’ils croyoient avoir entrevûe. ◀Allgemeine Erzählung ◀Exemplum

Ces peuples embrasserent ou feignirent d’embrasser la Religion chrétienne ; ils ont long-tems subsisté dans la Perse & sur le mont Liban. Holagou, un Cham des Tartares Monguls dans l’année 655 de l’hegire, ou 1254 de l’Ere chrétienne, entra dans leur pays, & s’empara de plusieurs places ; mais ce ne fut qu’en 1272 qu’ils furent en-[357]tierement subjugués. Cette conquête totale fut l’ouvrage du Sultan Biban, dont la valeur & l’intrépidité sont connues dans les histoires orientales. Beaucoup d’Auteurs panchent à croire que les Druses qui habitent le sommet du Liban, & dont les Coûtumes & la Religion sont presque ignorées, sont les restes de cet ancien Peuple. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1