Zitiervorschlag: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Hrsg.): "Lettres sur l’Esprit des Loix.", in: La Spectatrice danoise, Vol.2\022 (1750), S. 170-197, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4448 [aufgerufen am: ].


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Lettres
Sur l’Esprit des Loix.

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Premiere Lettre.

Brief/Leserbrief► Oüi, Monsieur, l’Esprit des Loix est le plus beau livre qui ait encore été fait de main d’homme. La premiere fois que je vous en parlai, vous prîtes mes éloges pour l’éffet de l’enthousiasme, où une premiere lecture m’avoit jetté : Vous me renvoiâtes à une seconde. Je l’ai faite, & me voici encore dans les mèmes idées.

Parcourés toutes les bibliotéques anciennes & modernes, vous n’y trouverés, si vous en exceptés l’Ecriture sainte, aucun ouvrage aussi sensé, aussi utile, aussi profond que l’est celui ci, aucun où il y ait plus de beautés & moins de defauts, des principes plus lumineux & des conséquences mieux tirées, des vuës aussi grandes & de dessein mieux conduit, aucun qui fasse autant d’honneur à l’esprit & au cœur humain. Non ; la Presse n’a jamais roulé sur un meilleur livre.

Dabord on le dévore, ensuite on le relit avec delices, on le reprend avec plaisir, on y revient avec gout ; c’est une belle femme, dont on joüit toujours avec transport, qu’on revoit toujours avec appetit, qu’on quitte toujours avec peine, qui embellit à mesure qu’on la contemple, & qui attache d’autant plus qu’on est plus près de s’en separer.

Presque tous les Livres me paroissent d’une longueur affreuse. Celui ci me paroit d’une briéveté excessive : Un Auteur qui passe le premier Tome, me donne ordinairement de l’humeur. Celui ci, en finissant au troisiéme, m’a causé un léger dépit. Il avoit tant d’autres choses à me dire ! pourquoi les taire ? N’étoit il pas sûr de mon attention ?

[171] La plupart des écrivains sont solides mais pesans ou legers mais peu solides, judicieux sans esprit ou spirituels sans jugement, bœufs ou papillons. L’ecrivain, dont je parle, est un aigle.

Il joint à la justesse du bon sens la fécondïté de l’Imagination, à la force du Génie le brillant de l’Esprit, à la profondeur du raisonnement l’étenduë des connoissances. On voit en lui l’homme de gout, l’homme de societé, l’homme d’etat, & ce que j’estime encore plus, l’ami, le réformateur du Genre humain. Ah ! Monsieur, quel Homme !

Presque tous les Auteurs donnent ou <sic> dans le trivial, faute de génie, ou dans le faux, manque de discernement. Les premiers sont des peintres médiocres, qui calquent les desseins des Grands Maitres, desseins qu’ils estropient le moins qu’ils peuvent ; les seconds sont de mauvais peintres avec tous les talens nécessaires pour exceller. Notre Auteur a l’art de s’éloigner du trivial & de s’approcher du vrai tout ensemble : Le grand nombre d’idées neuves, qu’il a Semées <sic> dans son ouvrage, résultent de principes simples & généraux. Il a trouvé le secret d’ètre original en s’appropriant les réfléxions de tous les tems & de tous les lieux : il crée, pour ainsi dire, les pensées d’autrui, on <sic> du moins leur donne une nouvelle vie en les mettant dans un nouveau jour. Les Sçavans passent leur triste vie a niaiser avec les livres Grecs & Latins ; Montesquieu les a lus en homme de gout, & ne les cite qu’en philosophe. Les Sçavans perdent en esprit de réfléxion ce qu’ils acquierent eu <sic> connoissances : à mesure que leur mémoire se remplit, leur raison se retrécit ; Montesquieu n’a lu que pour mieux refléchir, & ne se sert de son immense sçavoir que pour mieux raisonner ; Le Phisicien fait des expériences pour deduire les causes des phénomenes : il n’a lu, [172] lui, que pour rassembler des faits, qui pussent lui servir de matériaux ponr <sic> bâtir son sistème de politique.

Bayle, peut-ètre aussi beau Genie, certainement moins grand homme que Montesquieu, emploie toute son érudition à établir le scepticisme, à plaider contre la certitude, à embrouiller les matieres : on voit qu à chaque instant il feüillete ses Recueils. Montesquieu n’emploïe sa prodigieuse lecture qu’à prouver des vérités, qu’à débroüiller le cahos des Loix, qu’à rendre raison des exceptions, qu’à faire sentir les différences, qu’à montrer aux hommes comment ils devroient agir en leur montrant comment leurs Péres ont pensé. Les morçeaux qu’il a empruntés ça & là se sont convertis, entre ses mains, en mets délicieux. Ces piéces de rapport, sont jointes si artistement à son ouvrage, peuvent si peu en ètre séparées, qu’elles font un Ensemble parfait.

Vous voiés un homme, Maitre de son sujet, qui amasse ses matériaux, les prepare, les taille, les arrange & bâtit sur des fondemens inébranlables un temple magnifique à la vérité & à la vertu.

Voulés vous une autre comparaison ? C’est un Voiageur, qui, après avoir fait ses provisions, se met hardiment en route, marche avec une lente rapidité, écarte tout ce qui pourroit l’éloigner de son but, fait de tems en tems quelques écarts pour contempler les beautés de la campagne, s’arréte dans les plus belles villes qui se trouvent sur son passage, rapporte toutes ses pensées, tous ses soins, tous ses pas au dessein de son voïage, & arrive enfin au terme qu’il s’étoit proposé, où il trouve l’objet pour qui il l’avoit entrepris, je veux dire le bonheur dans le témoignage de sa conscience, seule félicité, digne de l’homme.

Voiagés un peu avec Montesquieu ; vous voïagerés, avec plaisir & avec fruit. En lisant son Esprit des Loix, vous serés forcé de dire. La Sagesse dictoit, & Montesquieu écrivoit. Je suis &c. ◀Brief/Leserbrief

[173] II. Lettre.

Brief/Leserbrief► Le beau sujet, qui celui de Montesquieu ! C’est l’éxamen du Rapport, que les Loix doivent avoir avec la constitution de chaque Gouvernement, les Mœurs, le Climat, la Religion & le Commerce.

Ce plan embrasse tous les objets qui intéressent la Société. C’est pour le Genre humain qu’il écrit. Quelle entreprise ! quel courage pour la tenter ! & quelle force de génie pour la tenter avec succès ?

Ce Sujet avoit été traité par quelques grands hommes. Mais qu’on compare leurs ouvrages avec celui-ci, on sera surpris de l’étenduë de terrain que le Président de Montesquieu a défriché après eux. Le vrai, dans leurs écrits, est enveloppé de nuages d’où échappent, de tems en tems, quelques raïons ; ici c’est un jour pur & serein, d’abord embelli, ensuite echauffé de tous les raïons d’un beau soleil.

Dans presque tous les Livres Modernes, l’Auteur, dès les premieres pages, oublie ses lecteurs & ne songe qu’à lui-même ; vise plutot à plaire qu’à instruire, cherche plus à surprendre l’admiration qu’à éclairer l’éntendement, à s’attirer des éloges qu’à les mériter. Ici, l’Auteur s’oublie lui mème & ne songe qu’à son lecteur : tous les rapports vont à l’homme ; tout tend au bien de l’Univers : tout instruit, tout porte. C’est un edifice, dont aucune partie n’est destinée à l’ornement seul, mais dont les proportions de chaque partie necessaire pour le soutenir font le plus bel ornement, <sic>

Jusqu’ici, les Politiques n’avoient donné que des maximes générales, fondées sur des faits mal examinés, ils ne remontoient point à la source. M. de Montesquieu a pris une autre [174] route ; « il a posé ses principes, & il a vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux mèmes, les histoires de toutes les nations n’en étre que les suites, & chaque Loi particuliere liée avec une autre Loi, ou dépendante d’une autre plus générale. Rappellé à l’antiquité, il a cherché à en prendre l’esprit, pour ne pas regarder comme semblables des cas réellement différens & ne pas manquer les différences de ceux qui paroissent semblables, il n’a pas tiré ses principes de ses préjugés, mais de la nature des choses. »

Les Auteurs Politiques n’ont écrit, que pour leur pais ou pour toute l’Europe. Mr. de Montesquieu a osé écrire pour tous les Peuples du monde. Il n’est point de Nation qui ne puisse profiter de son livre. « Il a voulu pratiquer cette vertu générale qui comprend l’amour de tous, en instruisant l’Homme, cet ètre, egalement capable de connoitre sa propre nature lorsqu’on la lui montre, & d’en perdre jusqu’au sentiment lorsqu’on la lui dérobe. »

C’est dans cet esprit de Philantropie, qu’il dit : « Si je pouvois faire en sorte, que tout le monde eut de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son Prince, sa Patrie, ses loix, qu’on pût mieux sentir son bonheur dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l’on se trouve, je me croirois le plus heureux des Mortels.

Si je pouvois faire en sorte, que ceux qui commandent augmentassent leurs connoissances sur ce qu’ils doivent prescrire, &, que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à obéir, je me croirois le plus heureux des Mortels.

Je me croirois le plus heureux des Mortels, si je pouvois faire, que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés. »

[175] Montesquieu réduit ce vœu en projet ; & ce vaste projet, il l’éxécute au mieux. Aussi n’est il pas douteux, que son Livre ne passe à la postérité la plus reculée. Que ne peut il ètre lu de tous les hommes de tous les pais ? Que n’est il surtout médité par ces Hommes qu’une heureuse naissance destine ou que des talens supérieurs élevent au gouvernement des Etats ? L’Esprit des loix devroit ètre, pour le bien de l’humanité, le Vade mecum des Rois & de leurs Ministres : ceux qui sont assés heureusement nés pour pénétrer d’un coup d’œil toute la constitution d’un Etat, pour en démèler tous les ressorts, pour en connoitre le fort & le foible, augmenteroient leurs lumieres, pourvoiroient mieux aux abus, travailleroiont plus efficacément au bonheur des Peuples. Ceux, à qui un génie étroit ne permettroit pas d’en profiter, deviendroient meilleurs, s’ils n’en devenoient pas plus habiles.

Voilà désormais les Principes de la Politique fixés, établis, développés, connus. Grace à ce sage François, la Lumiere est faite. Et combien n’étoit il pas important, que les elemens de l’art de regner fussent bien dévoleppés <sic> ? « Dans un tems d’ignorance on n’a aucun doute, meme lorsqu’on fait les plus grands maux : dans un tems de lumiere, on tremble encore lorsqu’on fait les plus grands biens : On sent les abus anciens, on en voit la correction : mais on voit encore les abus de la correction même : on laisse le mal, si l’on craint le pire, on laisse le bien, si l’on est en doute du mieux. On ne regarde les parties, que pour juger du Tout ensemble, on éxamine toutes les causes pour voir les résultats (*1 ).

[176] Le comte de * *, dont assurément on ne peut pas plus contester les lumieres que la probité, a porté de cet ouvrage un jugement fort avantageux en ces termes, écrits sur le premier feüillet de son éxemplaire : Si j’avois un Prince à élever, je croirois remplir parfaitement mon devoir en réduisant tous mes soins à le mettre en état de lire ce Livre avec plaisir & avec fruit. Que les hommes seroient heureux sous des Princes, qui auroient appris & retenu, qu’ils ne sont que les premiers domestiques de leurs sujèts, pour me servir de l’expression sublime du Roi de Prusse (2 ) !

Si les Princes étoient aussi éclairés qu’ils pourroient, qu’ils devroient l’ètre, le monde, dit-on, en iroit-il mieux ?

Oüi, sans doute : dès-que ceux qui gouvernent le monde, entendront bien leurs intérèts, (& dès qu’ils seront éclairés, ils les entendront) ils laisseront en paix le monde, ne troubleront plus le repos des Etats voisins par ambition, ne fouleront plus leurs sujets par avarice ; ils ne trouveront leur bonheur que dans celui de leurs Peuples. Voiés combien il y a peu de Princes aujourd’hui, qui abusent de leur pouvoir ? Vous ne sçauriés me montrer un seul Roi, dont le régne ne soit-qu’une Tragédie ; où la scène soit ensanglantée à tous les actès, comme cela étoit commun autre fois ; D’où vient cette modération ? D’une amélioration dans les Mœurs. D’où vient cette amélioration ? D’une augmentation de lumières, d’un progrès de connoissances. Point de siécle plus heureux que le notre, parcequ’il n’en est aucun qui ait été mieux gouverné ; il n’est le mieux gouverné, que parcequ’il a plus de mœurs ; il n’a plus de mœurs, que parce-[177]qu’il est plus éclairé. Graces <sic> à l’esprit philosophique, il y a depuis cent ans cent bons Princes pour un Tyran. Replongés l’Europe dans l’ignorance, vous verrés renaitre ces tems malheureux, où elle avoit cent Tyrans pour un bon Prince. L’abus du pouvoir est inséparable de l’imbécillité ; les cœurs sont féroces là où les esprits sont incultes.

Il est donc sur, que plus l’art de régner sera connu, plus les hommes seront heureux, parceque ceux que la Nature ou la Fortune destine à l’éxercer, l’éxerceront bien, sinon par grandeur d’ame, du moins par prudence, sinon par principe de vertu, du moins par intérèt, sinon en conséquence d’une suite de refléxions, du moins en conséquence de l’esprit général, sinon par sistème, du moins par respect humain, sinon par gout, du moins par coutume ou par point d’honneur.

A la vérité, les passions ne seront pas déracinées ; & le moien ! elles font partie de notre ètre, mais leurs effets seront du moins corrigés, parceque les mœurs seront adoucies : Il y aura peut-ètre autant de vices, & certainement beaucoup moins de crimes : alors, le plaisir devient l’objet des passions ; aulieu que dans un siécle d’ignorance, elles trouvent leur plaisir dans la cruauté ; ce sont des monstres déchainés & dévorans. Partout où la Philosophie n’a pas humanisé les cœurs, les préjugés destructeurs séduisent les plus grandes ames.

C’est donc mériter la reconnoissance du Genre Humain, que de développer, comme a fait M. de Montesquieu, les principes de l’art qui lui est le plus utile. Il a consacré vingt années à cet ouvrage : les pouvoit il mieux emploïer ?

Les Livres de ce genre ne sçauroient trop se multiplier. Tout auteur, qui ose donner des leçons aux Maîtres des hom-[178]mes, s’acquiert un droit sur l’estime publique. Croiés-vous, que le Télémaque, la Henriade, l’Histoire de Rollin les Feüilles Politiques de Gordon &c n’ont pas donné lieu à des changemens utiles, à des actes de vertu, à des chefs d’œuvre de Politique ? Croiés-vous, qu’il n’ait pas été avantageux à la Société, qu’un Curieux ait écrit sur son Journal ce généreux soupir de Titus : Mes Amis ! j’ai perdu ma journée ? On ne sauroit proposer trop de modeles aux Princes ; on ne sauroit trop les éclairer.

Quels heureux effets ne peut pas produire un Livre, tel que l’Esprit des Loix  on y trouve mille & mille traits, qui peuvent frapper leur coup. Ne fissent ils, que mettre un Prince sur les voies de la réfléxion, le bien qui peut résulter des réfléxions d’un Prince suffit pour rendre ces traits précieux. Qu’un Roi, qui a l’esprit bien fait, ouvre ce livre, & tombe sur le Chapitre des Mœurs du Monarque, n’y a t’il pas à parier, que cette lecture l’encouragera puissamment à la vertu. Le voici, ce chapitre ; je ne puis résister à la tentation de le transcrire : : <sic> il est court, mais parfait ; il y a plus de choses que de mots ; c’est le 37e du 12e Livre.

Ebene 3► « Les Mœurs du Prince contribuent autant à la liberté que les Loix : il peut, comme elles, faire des hommes des bètes & des bètes faire des hommes. S’il aime les ames libres, il aura des sujets, s’il aime les ames basses, il aura des esclaves. (*3 )

[179] Veut-il sçavoir le grand art de régner ? Qu’il approche de lui l’honneur & la vertu ; qu’il appelle le mérite personnel. Il peut mème quelque fois jetter les ïeux sur les Talens. Qu’il ne craigne point ces rivaux qu’on appelle les hommes de mérite ; il est leur égal dès qu’il les aime.

Qu’il gagne le cœur, mais qu’il ne captive point l’esprit : qu’il se rende populaire ; il doit ètre flatté de l’amour du moindre de ses Sujets, ce sont toujours des hommes. Le peuple demande si peu d’égards, qu’il est juste de les lui accorder : l’infinie distance, qui est entre le Souverain & lui, empèche bien, qu’il ne le gène.

Qu’éxorable à la priere, il soit ferme contre les demandes, & qu’il sache, que son Peuple joüit de ses refus, & ses Courtisans de ses graces. » ◀Ebene 3

Heureux le Peuple, qui peut, à ce tableau, reconnoitre son Roi !

Je suis, Monsieur, &c. ◀Brief/Leserbrief

III. Lettre.

Brief/Leserbrief► Ebene 3► « Je doute, m’écrivés-vous, Monsieur, que, si M. de Montesquieu étoit à la tète d’un grand Empire, sa conduite justificât la haute opinion qu’en ont conçue quelques personnes, & qu’il gouvernât mieux que la plupart des Ministres d’Etat. Tous ces gens d’esprit, ajoutés vous, ecrivent comme des Anges & agissent comme des fous. Montesquieu, excellent dans le cabinet, vraisemblablement ne se soutiendroit pas sur un grand théâtre ; il échoüeroit dans le maniment des affaires, parcequ’il n’en auroit pas l’esprit. Il a des vues, si vous voulés, admirables, & feroit peut-ètre des bevuës énormes : Peut-ètre [180] ce qu’il dessine bien, l’éxécuteroit il mal : saisi de la fureur des projets, peut-ètre gâteroit-il tout en voulant tout réformer ; je me méfie de tous ces hommes à Talens. » ◀Ebene 3

Et vous aussi, Monsieur, vous donnés dans ces raisonnemens-là ? Qu’est ce qui forme un grand Ministre d’etat ? Le Génie, je pense : or, qui en eut plus que Montesquieu ? L’humanité est aussi une partie essentielle ; & son Livre ne prouve-t’il pas, qu’il posséde cette qualité au suprème degré ? Tout homme, qui pensera comme lui, sera toujours capable de bien faire, de mème qu’un grand Peintre qui anra <sic> imaginé un beau dessein sera capable de l’éxécuter. Vous confondés un auteur qui tire sout <sic> de son propre fonds, un génie créateur, avec ces petits écrivains qui ne pensent que d’après autrui, avec les génies subalternes. Tout le mérite ou le démérite d’un Homme d’Etat dépend de la Théorie, de laquelle dépendent les bons ou les mauvais succés de ses entreprises, de ses innovations. Un homme, tel que le Président de Montesquieu, auroit l’esprit des affaires, sans avoir l’esprit des détails ; & cet esprit de détails, quand on l’a à un certain degré, fait foi qu’on n’est pas né pour les grandes choses : bien des gens en font un cas infini, & effectivement il est fort utile & mème il a son brillant, ses beaux côtés : mais loin de former un grand homme, il en décèle ordinairement un petit. Croiés vous, que dans ce monde de Commis courbés jour & nuit sur les bureaux d’Etat, l’Europe trouvât beaucoup d’hommes capables de lui donner des loix, de Gouverner ses peuples avec sagesse & de remédier aux inconvéniens des Gouvernemens établis ? Peu d’hommes ont eu l’esprit des affaires au mème degré que l’avoit le feu Duc d’Orleans : peu d’hommes ont eu aussi peu d’esprit de détails que lui. Qu’at-[181]tendre de quelquun <sic>, dont le gout s’est décidé pour les minuties ? Je ne parle point de ceux que le hazard ou la nécessité y attache ; ils sont déplacés.

Vous me dirés, que Montesquieu manqueroit d’expérience. Je vous répondrai, que son génie lui en tiendroit lieu ; quand on a une certaine étenduë d’esprit, on a bientôt de l’experience. Ne voit-on pas des Princes de vingt & cinq ans se conduire auec <sic> plus de prudence que des Princes, qui ont vieilli sur le thrône ? L’esprit de réfléxion & de justesse, qui caractérise si particulierement Montesquieu, n’est-il pas un fonds sûr d’expérience ? Peut-ètre n’y a t’il pas encore eu d’Homme d’Etat, qui ait plus vu que lui : on peut dire, qu’il a vécu dans tous les siécles & dans tous les païs : C’est un Politique, contemporain des Romains & des Grecs & concitoïen des Americains & des Chinois ; & par dessus-cela, ce Politique a le coup d’œuil bon. J’ai pour mes garans ces deux chapitres admirables, dont l’un explique la constitution d’Angleterre, & l’autre l’influence, que cette constitution a sur les Mœurs. On y voit une sagacité, une précision, une netteté qu’on chercheroit envain ailleurs. Toutes les fois que nous nous avisons, nous autres Etrangers, de parler du Gouvernement d’Angleterre, les Anglois nous disent : « de quoi vous mélés vous ? Vous n’y entendés rien : vous n’étes pas Anglois, » Voilà pourtant un François, qui en raisonne infiniment mieux, que n’ont jamais fait ni les Sydneis, ni les Gordons, ni les Bolinbrokes, ni tout ce que la liberté Angloise a produit ou cultivé de grands hommes. Nous pouvons les défier de nous montrer aucun de leurs écrivains politiques, qui ait aussi bien développé le Système de leur Gouvernement. Jamais sujet ne fut mieux creusé. Si l’on ne pouvoit pas ètre [182] très habile Politique & en mème tems très inférieur à Montesquieu, il seroit, en vérité, surprenant, que parmi tant d’Anglois qui ont écrit de la nature de leur Constitution, il n’y en ait aucun qui en approche.

Lisés, Monsieur, lisés ses Considérations sur les causes de la Grandeur & la Décadences de l’Empire Romain ; & dites après cela, qu’excellent dans la spéculation, il échoüeroit dans la pratique. Je suis persuadé, qu’aucun Romain n’a si bien connu le fort & le foible de son Gouvernement, ses Principes de grandeur & ses Principes de corruption. Douter, s’il mettroit la main aux affaires d’Etat avec succès, c’est douter, si un homme qui, à force de raisonnemeus <sic>, seroit parvenu à connoitre parfaitement l’intérieur d’une machine fort composée, réussiroit à en mettre les pieces en mouvement, à en faire joüer les ressorts : Et les trois Principes qu’a découvert notre Auteur, la Vertu dans les Républiques, l’Honneur dans les Monarchies, la Crainte dans le Despotisme, qu’est ce autre chose, que l’intérieur de la Machine Politique de l’Univers ?

Tous les gens d’esprit, qui écrivent comme des Anges, n’agissent pas comme des fous, aulieu qu’il est naturel à qui pense en idiot d’agir de mème, c’est suivre le fil de l’eau. Auguste, qui le premier apprit aux Romains à souffrir un Maitre, Marc Aurele, dont le régne fut un tissu de prospérités & de vertus ; Julien depuis lequel il n’y a point eu, dit Montesquieu, de Prince plus digne de gouverner les hommes, Charlemagne, grand Empereur & plus grand homme encore (*4 étoient des Princes fort éclai-[183]rés : ils écrivoient & gouvernoient bien. Ne voions nous pas aujourd’hui, que le bonheur des sujets est en proportion des lumiéres des Rois ? Peut-ètre, un Roiaume, vû l’etat présent des choses, se trouveroit-il mieux d’un Roi vicieux que d’un Roi stupide. Un Roi vicieux pourroit étre bon par intérèt ou par honneur : un Roi stupide seroit infailliblement le premier esclave de quelques Tyrans, ses maitres & ses sujets.

Revenons à Montesquieu. Permettés pour un moment à votre imagination de le placer sur le Thrône, & pourquoi non ? La Gréce lui eut érigé des autels. Ne le remplira t’il pas avec sagesse & avec dignité ? Ne fera t’il pas du bonheur de ses Peuples son unique objet ? Et des-lors n’éxécutera t’il pas en leur favenr <sic> son système ? Ne leur donnera t’il pas de bonnes lois ? Ne corrigera t’il pas les abus des anciennes, ne previendra t’il pas les inconvéniens des nouvelles ? Ne porteroit il pas partout une main secourable ? Comptés, que quelque Peuple que vous lui donniés à gouverner, il en tirera tout le parti possible.

Quittons cette charmante fiction, & concluons avec un Ancien, que les hommes ne seront bien gouvernés que quand les Philosophes seront Rois ou les Rois Philosophes. Mais telle est la bizarerie de la fortune ; Néron commande & Sénèque obéit ; Thamas Kou-li-kan est Empereur en Perse & Montesquieu simple Particulier en France. Tant il est vrai, que la Terre est un séjour, où la vertu est étrangere.

[184] Il y a pourtant, dans l’amour du bien public, un grand motif de consolation. Quel est le Sage, qui ne préferat pas le plaisir d’ètre auteur de L’Esprit des Loix au bonheur de porter la plus belle couronne du monde ?

Je suis, Monsieur, &c. ◀Brief/Leserbrief

IV. Lettre.

Brief/Leserbrief► Ebene 3► « Tout est bien, me dites vous ; laissons aller le monde comme il va : les faiseurs de Livres ne le réformeront jamais. » ◀Ebene 3

Tout va bien : vieux préjugé aussi ridicule que celui de ceux qui prétendent, que tout va mal : Les hommes s’améliorent tous les jours : le monde va de mieux en mieux ; il ne lui manque que d’étre plus éclairé.

Ebene 3► « Nos Mœurs, disoit Montaigne (*5 ), sont extrémement corrompuës, & penchent d’une merveilleuse inclination vers l’empirement : de nos loix & usances, il y en a plusieurs barbares & monstrueuses, toute fois pour la difficulté de nous mettre en meilleur état & le danger de ce croullement, si je pouvois planter une cheville à notre roüe, & l’arréter en ce point, je le ferois de bon cœur. » ◀Ebene 3

Montaigne prédisoit mal : si l’on avoit planté une Cheville à la roüe de la Fortune de la France, ce Roïaume ne seroit ni si florissant ni si heureux. Quelle différence entre ce qu’étoit la France du tems de Montaigne & ce qu’elle est de nos jours ; autrefois on la recherchoit, aujourd’hui on la redoute : autrefois elle n’avoit qu’un commerce des plus bornés, aujourd’hui ses ports [185] sont pleins de navires ; elle meprisoit les sciences & les Arts, aujourd’hui, elle cultive les unes avec succés & excelle dans les autres ; autrefois persécutrice aujourd’hui elle est presque tolerante ; elle étoit presque toujours la duppe & la victime de la politique Espagnole, aujourd’hui sa politique sert de modéle aux autres Nations ; ses loix de Police ètoint <sic> si mauvaises ou si mal éxécutées, que le désordre régnoit là où l’ordre le plus parfait régne aujourd’hui : Montaigne jugeoit, que le pis de cet Etat, c’étoit instabilité, & de ce que les loix non plus que les vêtemens ne pouvoient prendre aucune forme arrétée (*6  ; aujourd’hui, la forme du Gouvernement est fixée aussi bien que la nature en est connuë, & les Loix ont autant de stabilité que les Modes d’inconstance.

Toutes ces améliorations, que Montaigne ne prévoïoit pas, & qui par conséquent étoient très difficlles <sic> à prévoir, sont duës à cette succession de grands hommes, qui ont gouverné la France, Henri IV, Richelieu, Colbert, Orleans & Fleury. C’est à ces Soleis <sic> que sont dus les beaux jours de ce Roïaume.

Ebene 3► « Qu’est il besoin, ajoutés vous, de déclamer sans cesse contre la Tyrannie ? Il est si rare, qu’un Monarque abuse de sa puissance ! Pourquoi se mêler d’endoctriner les Princes ? Avant que de pouvoir commander, ils ont obéi, & leurs Gouverneurs leur ont assés dit & prouvé, qu’ils étoient faits pour leurs sujets & non leurs sujets pour eux. » ◀Ebene 3

Parbleu ! ne diroit-on pas, à vous entendre, que tous les Princes sont aussi sages, aussi moderés, que les Rois de Dannemarc ?

Je suis, Monsieur &c. ◀Brief/Leserbrief

[186] V. Lettre.

Brief/Leserbrief► Les Auteurs Politiques donnent ordinairement dans l’un de ces deux excès ; ou ils se passionnent pour le Gouvernement Républicain, ou ils n’ont des ïeux que pour le Monarchique ; leur plume est esclave ou libre, vénale ou trop hardie. Seduit par leur gout, leur esprit se jette tout d’un côté ; ils ne voïent ni l’avantageux du sistème qu’ils combattent, ni le foible de celui qu’ils ont embrassé. Comment garderoient ils un juste milieu ? Infatués de leurs idées, il leur est presque impossible de ne pas donner dans l’extrème. Ebene 3► Je feuilletois il n’y a pas un mois, dit Montaigne, deux Livres Escossois, se combattans sur ce sujet. Le Populaire rend le Roi de pire condition qu’un charetier, le Monarchique le loge quelques brasses au dessus de Dieu, en puissance & souveraineté (*7 . ◀Ebene 3

M. de Montesquieu a échappé à cet écveil <sic>, où se sont brisés tous les Politiques soit Anciens soit Modernes. Il ne se décide pour aucune sorte de Gouvernement ; il éxamine & pèse les avantages & les inconvéniens de tous ceux qui sont connus : il en développe les objets, en présente les divers principes & en cherche les conséquences naturelles ; il ne se passionne que pour le Bien Public il aime l’Etat Républicain, estime le Democratique, respecte la Monarchique <sic> & hait la Tyrannie.

La Liberté extrème n’est point son idole ; quelque cas qu’il en fasse, il croit, que, Ebene 3► « quoique les Monarchies ne tendent qu’à la glorie des Citoiens, de l’Etat & du Prince, de cette gloire il résulte un esprit de liberté, qui dans ces Etats peut faire d’aussi grandes choses, & peut-ètre contribuer autant au [187] bonheur, que la Liberté même (*8 ). Pour former un Gouvernement modéré, il faut combiner les Puissances, les régler, les tempérer, les faire agir, donner, pour ainsi dire, un lest à l’une pour la mettre en état de résister à une autre : c’est un chef d’œuvre de législation, que le hazard fait rarement & que rarement on laisse faire à la prudence (**9 ). » ◀Ebene 3

Monsieur de Montesquieu avoit, depuis lon-tems, semé dans ses Lettres Persannes le germe des Principes qu’il développe aujourd’hui avec tant de succès. C’est à ces Principes que tiennent toutes ses décisions, & ils sont si bien établis, que l’éxamen qu’on en fait en augmente l’évidence. Il est surprenant qu’ils ne se soient pas présentés à ceux qui l’ont précedé dans cette carriere ; tant il est vrai, que les choses les plus naturelles ne sont pas celles qui s’offrent le plus naturellement, & qu’en Morale comme en Phisique, les découvertes les plus aisées ne sont pas le plutôt faites ! Mais quel est l’Ecrivain qui les eut mises dans un aussi beau jour ? C’est un Marbre, dont il a suivi toutes les veines, ou pourmieux <sic> dire, un Mixte dout <sic> il a décomposé tontes <sic> les parties.

Le seul Gouvernement, dont il a mauvaise opinion, c’est le Despotique. Voici les Principaux traits rapprochés du tableau qu’il en fait. Quelques personnes en ont été scandalisées, mais sans sujet, à mon avis ; car rien, ce me semble, ne fait plus d’honneur au Dannemarc, que ce tableau, comme uous <sic> l’allons voir.

I. Ebene 3► « Dans l’Etat Despotique, un seul, sans loi & sans régle, eutraine <sic> tout par sa volonté & par ses caprices (***10 ). » ◀Ebene 3

Cette définition ne convient nullement au Dannemarc, oü un seul gouverne, mais par des Loix fixes & établies.

[188] 2. Ebene 3► « Il résulte de la Nature du Pouvoir Despotique, que l’Homme seul qui l’éxerce, le fasse de mème exercer par un seul. Un homme à qui ses cinq sens disent sans cesse, qu’il est tout, & que les autres ne sont rien, est naturellement paresseux, ignorant, voluptueux ; il abandonne donc les affaires. Mais s’il les confioit à plusieurs, il y auroit des disputes entre eux, on feroit des brigues pour ètre le premier ésclave, le Prince seroit obligé de rentrer dans l’administration, il est donc plus simple, qu’il l’abandonne à un Vizir qui aura d’abord la mème puissance que lui. L’établissemeot <sic> d’un Vizir est dans cet Etat une Loi fondamentale (*11 ). » ◀Ebene 3

Il en va tout autrement en Dannemarc, où sont établis les Pouvoirs intermédiaires subordonnés, qui constituent la Nature da la Monarchie. Le dépôt des Loix, les coutumes établies, les préceptes de la Religion, le but dans lequel le pouvoir arbitraire lui a été confié, l’éxemple de ses prédécesseurs, tout dit au Roi, qu’il est fait pour le Peuple : aussi s’applique t’il aux affaires, & trouve t’il toujours le travail après le travail ; il en prend conuoissance <sic>, en décide, & en laisse l’éxécution à ses Ministres, qui partagés en divers départemens se réunissent pour former le conseil d’Etat, comme dans les Monarchies les mieux réglées ; nous ne connoissons point de Vizir : & le Grand Chancelier, dont la charge n’éxiste plus, n’eut jamais la milliéme partie du pouvoir d’un Bacha d’Egypte. Les Puissances intermediaires dépendent du Prince, empruntent sa force de Lui, sont subordonnées à ses ordres ; Tout se rapporte au Roi, comme les rayons d’un Cercle au centre, mais tout le pouvoir du Roi se rapporte & doit se rapporter au bonheur de ses Peuples ; le Prince est un Etre placé entre le Bien Public & le Sujet.

[189] 3. Ebene 3► « Comme il faut de la Vertu dans une République & dans une Monarchie de l’Honneur, il faut de la Crainte dans un Gouvernement Despotique. Pour la Vertu, elle n’y est point nécessaire, & l’Honneur y seroit dangereux ; il faut que la Crainte y abbatte les courages, & y éteigne jusqu’au moindre sentiment d’ambition : lorsque le Prince cesse un moment de lever le bras, quand il ne peut anéantir à l’instant ceux qui ont les premieres places, tout est perdu ; il faut, que le Peuple soit jugé par les Loix & les Grands par la fantaisie du Prince, que la tète du dernier sujet soit en sureté, & celle des Bachas toujours exposée. On ne peut parler, sans frémir, de ces Gouvernemens monstrueux (*12 ). » ◀Ebene 3

Le Dannemarc déroge à ce Principe : l’Honneur y est le ressort du Gouvernement, témoin ces prééminences, ces rangs, cette Noblesse d’origine, ces distinctions, qui sont le grand mobile de toutes les parties du corps Politique ; l’ambition, loin d’y ètre dangereuse, y conduit sur les ailes du mérite aux postes les plus brillans ; les méchans seuls y connoissent la Crainte. Le Prince, promt à pardonner, lent à punir, n’annonce son pouvoir que par sa clémence, quoi qu’il n’y ait peut-ètre point de païs, où le Monarque ait moins d’occasions d’éxercer cette vertu. La tète du plus grand Seigneur est autant en sureté, que celle de l’artisan le plus obscur : les Petits & les Grands sont également jugés par les Loix. On ne peut parler, sans frémir, des Gouvernemens Despotiques ; on ne peut que vivre heureux dans le Gouvernement de Dannemarc. L’impression de la Crainte fait le Turc Esclave ; l’impression de l’Honneur [190] fait le Danois Sujet. La puissance de nos Rois est illimitée ; mais elle est bornée par l’Honneur qui regne comme un Despote sur le Peuple & sur eux.

4. Ebene 3► « Dans les Etats Despotiques, l’Education est servile : l’éxtrème obéissance suppose de l’ignorance dans celui qui obéit ; elle en suppose mème dans celui qui commande ; il n’a point à délibérer, à douter ni à raisonner ; il n’a qu’a vouloir. L’éducation se réduit à mettre la crainte dans le cœur, & à donner à l’esprit la connoissance de quelques principes de Religion fort simples. Le sçavoir y sera dangereux, & l’émulation funeste. L’Education y est donc, en quelque façon nulle, il faut ôter tout afin de donner quelque chose, & commencer par-faire un mauvais Sujet pour faire un bon Esclave. » ◀Ebene 3

Reconnoit-on là le Dannemarc ? A quoi bon toutes ces Académies, toutes ces écoles publiques ? si ce n’est à élever le cœur des Citoiens & à éclairer leur esprit. Quelle est la destination de tant de Colléges si bien dotés ? si ce n’est de répandre de plus en plus le gout du Beau, du Vrai, du Grand. Si nos Rois vouloient établir le Despotisme, ils supprimeroient toutes les fondations littéraires : ignorent ils que l’ignorance fait les bons esclaves & la culture des arts & des sciences les bons sujets ? Ici, comme dans les Monarchies, on apprend, à l’école de l’Honneur, les trois choses, auxquelles M. de Montesquieu borne l’éducation du Monde, Maitre sous qui, en quelque façon, elle commence : qu’il faut mettre dans les vertus une certaine noblesse, dans les mœurs une certaine franchise, dans les manieres une certaine politesse.

[191] 5. Ebene 3► « Quand les Sauvages de la Loüisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pié, & cueillent le fruit. Voilà le Gouvernement Despotique (*13 ). » ◀Ebene 3

Quand les Européens veulent avoir des fruits en abondance, ils arrosent l’arbre, le fument, le cultivent, le munissent d’une haye contre les rigueurs de l’hiver, l’en débarassent aux approches du soleil vivifiant de l’été, & ils ont des fruits. Voilà le Gouvernement Danois.

6. Ebene 3► « A des Peuples timides, ignorans, abbattus, il ne faut pas beaucoup de Loix. Tout y doit rouler sur deux ou trois idées : il n’en faut donc pas de nouvelles, Quand vous instruisés une bète, vous vous donnés bien de garde de lui faire changer de maître, de leçon & d’allure, vous frappés son cerveau par deux ou trois mouvemens, & pas davantage. Le Prince a tant de défauts qu’il faudroit craindre d’exposer au grand jour sa stupidité naturelle, il est caché & l’on ignore l’état où il se trouve. Par bonheur les hommes sont tels dans ces pais, qu’ils n’ont besoin que d’un nom qui les gouverne. Exemplum► Charles XII. étant à Bender, trouvant quelque résistance dans le Sénat de Suéde, écrivit, qu’il leur enverroit une de ses bottes pour les commander ; ◀Exemplum cette botte auroit commandé comme un Roi Despotique (**14 ). » ◀Ebene 3

Ce seroit abuser de votre patience, que de dire, que ces traits [192] ne conviennent point au Dannemarc, dont les Loix se rapportent à l’Honneur & sont dictées par l’amour du Bien Public.

7. Ebene 3► « Dans les Etats Despotiques, la succession à l’Empire ne sçauroit ètre fixe, La Couronne y est élective par le Prince dans sa famille ou hors de sa famille. Envain seroit-il établi, que l’Ainé succéderoit ; le Prince en pourroit toujours choisir un autre. Le Thrône est aussi chancelant que la succession est arbitraire (*15 ). » ◀Ebene 3

En Dannemarc, le Thrône est inébranlable, parceque la succession est fixée par une Loi fondamentale. La Couronne est héréditaire ; c’est la naissance qui donne droit au sceptre, & un certain ordre de naissance qui assure ce droit. Les fils & les freres du Roi sont ses premiers sujets & non ses rivaux. Sa souveraineté ne s’étend point sur la succession : c’est par là qu’elle a commencé ; c’est là qu’elle finit.

8. Ebene 3► « Dans les Gouvernemens Despotiques, l’on n’est déterminé à agir, que par l’espérance des commodités de la vie, le Prince qui récompense n’a que de l’argent à donner. Les plus mauvais Empereurs Romains ont été ceux qui ont le plus donné, par éxemple, Caligula, Claude, Neron, Commode, Héliogabale, Caracalla. Les meilleurs, comme Auguste, Vespasien, Antonin, Marc Aurele & Pertinax, ont éte économes. Sous les les <sic> bons Empereurs, l’Etat reprenoit ses Principes ; le trésor de l’Honneur suppléoit aux autres tresors (**16 ). » ◀Ebene 3

En Dannemarc, le Prince récompense avec de l’argent les sujets [193] que l’interet anime, & par des distinctions, qui assurent un état riant, ceux qui sont guidés par l’ambition.

9. Ebene 3► « La sévérité des peines convient au Gouvernement Despotique. » ◀Ebene 3

Il n’est peut-ètre aucun Paîs au monde, où les peines soient moins sévéres que dans celui ci ; la tète du moindre Citoien est d’un grand prix : ce n’est qu’après un mûr éxamen, qu’on lui ôte son honneur, sa fortune ou sa liberté ; ce n’est qu’après que la sentence est présentée au Prince, qui ne la signe, que lorsque la qualité du crime ne lui permet pas la clémence. Si l’on en croioit quelques personnes, on établiroit des peines plus sévères contre certains crimes ; ce seroit réellement un mal pour l’Etat ; car l’experience nous montre, « que dans les Paîs, où les peines sont modérées, l’esprit du Citoïen en est frappé comme il l’est ailleurs par les grandes, un suplice cruel peut arréter une manie épidémique, & non corriger un crime commun. Si vous envoiés au gibet un filou, un déserteur, quelle peine ordonerés vous contre les voleurs de grand chemins ? La Roüe. Mais a quoi condamnerés vous un empoisonneur ? Il y a des degrés dans les crimes ; qu’il y en ait aussi dans la sanction des peines. Mener les hommes par les voïes extrèmes, c’est négliger la plus grande partie des moïens, que la Nature & la Raison donnent pour les conduire ; c’est quelque fois ètre cruel, que d’ètre, mème equitablement, sévère. Outre qu’il seroit absurde de conduire par la crainte des gens qn’on <sic> peut conduire par l’Honneur, il seroit souverainement injuste, qu’on reprimât par des Loix sévéres, qu’on effraiât par des supplices cruels un Peuple aussi doux, aussi souple, aussi bon que l’est le Danois ? Un Legislateur habile se conforme au génie de la na-[194]tion qu’il police ; un Legislateur d’un esprit borné n’a égard qu’a quelques circonstances qui lui roulent dans la tète ; qu’arirve-t’il <sic> ? de l’impression qu’a fait un crime sur son cerveau, il passe à la rigueur, de la rigueur à l’indolence ; & de l’indolence à l’impunité (*17 ).

10. Ebene 3► « Les Dots doivent ètre à peu près nulles dans les Etats Despotiques, où les Femmes sont, en quelque façon, esclaves & font partie de la propriété du Maître (**18 ). » ◀Ebene 3

En Dannemarc, les Dots sont très considerables ; & cette régle est très sagement etablie ; par là les maris peuvent soutenir leur rang & fournir aux besoins du Luxe. C’est avec la méme sagesse, qu’on a introdnit <sic> la communauté des biens entre le mari & la femme ; elle resserre les nœuds de l union <sic> conjugale, elle attache l’un & l’autre aux affaires domestiques. En Turquie, les gains de nôces sont l’unique subsistance des femmes ; il en va tout autrement en Dannemarc ; & cela, parcequ’en Turquïe le mariage est, pour la femme, une servitude, & en Dannemarc une société.

11. Ebene 3► « Il est naturel au Gouvernement Despotique, que le Prince ne donne point d’argent à sa milice ou aux gens de sa cour, mais qu’il leur distribue des terres, & par conséquent qu’on y léve peu de tributs (***19 ). » ◀Ebene 3

[195] Ici, les officiers Civils & Militaires sont foudoyés, parceque la levée des Tributs met le Prince en état de le faire : le tribut le plus ordinaire, est le tribut naturel au Gouvernement modéré, l’impot sur les marchandises, sur la consommation. Les fortunes étant sûres, le negociant est à mème d’avancer à l’Etat & de preter aux particuliers des Droits considérables ; car, pour chaque tonneau de vin, qu’il recoit, un Marchand prète réellement à l’Etat quarante Rixdales : or, qui seroit assés fou pour hazarder ure <sic> pareille avance dans un Païs gouverné Despotiquement ? (*20 ) & fut on assés fou, le pouroit on avec une fortune incertaine, dépendante du caprice d’un Ministre, de la fantaisie d’un Despote, avec une fortune qui ne pourroit s’appuïer sur le crédit, son meilleur appui ? S’il est vrai, comme le prétend M. de Montesquieu, que la grandeur des tributs est en proportion de la liberté des sujets, on peut dire avec vérité, qu’on joüit en Dannemarc d’autant de liberté qu’en aucune autre Monarchie, les revenus du Roi étant, dit-on, de huit millions d’Ecus, tant de son domaine que des impôts, qui comme chacun sçait, ne sont rien moins qu’éxorbitans. Cest <sic> un axiome infaillible, que les richesses d’un Etat prouvent sa liberté ; or, le Dannemarc est riche, non pas comparativement à l’Angleterre qui joüit d’une extrème liberté, ni à la France qui a, en elle mème, des ressources infinies, mais rélativement à tout autre Etat de même grandeur & de même constitution ; ajoutés à cela, que le crédit du Prince n’a jamais souffert aucune atteinte, que les compagnies de commerce sont sacrées & aussi libres [196] qu’ailleurs, que le sistème du Ministère ne tend qu’à étendre le Commerce, à le favoriser, à protéger l’industrie, & que les Etrangers que la Politique y attire joüissent presque des mèmes priviléges que ceux que la Tolérance y a reçus, privilèges hors d’atteinte ; toutes choses qui, en enrichissant le Païs, mettent le Prince en état de lever de grands impôts sans le fouler.

En feuilletant Montesquieu, je tombe sur une réfléxion, qui devroit, ce me semble, ètre gravée sur la Porte de tous les Conseils d’Etat. Ebene 3► « La Liberté, dit-il, a produit l’excès des tributs ; mais l’effet de ces tributs excessifs est de produire à leur tour la servitude ; & l’effet de la servitude, de produire la diminution des tributs (*21 ). » ◀Ebene 3

On voit bien, que si Montesquieu avoit voix en chapitre, son avis ne seroit pas d’’oter <sic> aux païs d’Etats leurs Privilèges. Cette suppression a ruiné quelques Provinces d’Espagne, la Savoïe & le Dauphiné. Que deviendroit le Languedoc, si l’on punissoit une légère désobeissance par la cassation de ses franchises ? Ce seroit un oiseau, auquel on auroit coupé les aîles.

12. Ebene 3► « Le Pouvoir va croissant, & la sureté diminuant jusqu’au Despote sur la tète duquel est l’excès du pouvoir & du danger (**22 ). » ◀Ebene 3

Cela est vrai dans les Païs, où le Despotisme se tourne en mal & faux dans ceux, où il se tourne en bien. Ici, nulle révolution, nulle allarme, parfaite obéissance de la part du sujet, commandement modéré de la part du Souverain ; Le Sujet, anquel <sic> il confie une partie de sa puissance, vit dans une parfaite sécurité : sa tète ne répond point des événemens malheureux ; qu’il soit intègre, habile, prudent, fidèle, qu’il ressemble au Comte de Schulin, il peut compter de mourir dans son lit, & d’ètre pleuré par son Roi.

[197] Les Roix ont un extréme pouvoir & une extrème sureté : ce n’est point le préjugé qui rend leur personne sacrée, c’est leur modération, leur équité, leur sagesse, c’est l’amour de leur Peuple, fondé sur ces vertus. Voiés la Turquie, la Perse, la Chine ; le moindre accident y produit une grande révolution ; le Prince y est l’esclave & la victime du Despotisme : la sédition suit de près le murmure ; le Vizir se couche dans la faveur ; demain on lui demandera sa tète : le favori n’y est point sûr d’un heureux réveil, un caprice l’a élevé, un caprice l’anéantit, & sa chute est aussi rapide que son élévation : malheureux Païs, où le Prince est quelque fois déthroné pour n’avoir pas répandu assés de sang, où le Peuple est toujours prét d’obéir au premier usurpateur !

Enfin, Monsieur, parcourés tous les traits, qui caractérisent le Despotisme, vous n’en trouverés absolument aucun, qui convienne à notre Gouvernement, & n’en soiés pas surpris ; le Despotisme Danois est d’une espèce particuliere ; il est fondé sur un droit légitime, sur une concession libre de tous les Ordres de l’Etat, sur un Acte solemnel, sur un prèsent volontaire ; & en vérité, il seroit bien étonnant, que nos Rois ne prissent pas plaisir à gouverner avec douceur un Peuple, qui s’est fait un plaisir de leur obéir, & qu’ils foulassent des sujets qui les adorent. Dailleurs, quelle gloire y auroit il à regner sur des esclaves ? (*23 ).

Je suis, Monsieur, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1(*) Préface.

2(*) Anti-Machiavel.

3(*) Ciceron l’avoit dit, avant lui, mais beaucoup moins énergiquement : Quales in Re`Publica <sic> Principes sunt, tales reliqui solent esse cives. Epist. 9. I. I. ex Platone..

4(*) V. le chapitre 18e du Liv. 31. L’Auteur y peint Charlemagne [183] en maitre, c’est un morçeau achevé. Un Prince trouvera dans ces 2. pages plus de Principes de Politique que dans tout Balthasar Gracian.

5(*) L. 11. c. 17.

6(*) Ibid.

7(*) L. 3. C. 7.

8(*) Ch. 7. L. 11.

9(**) C. 14. L. 5.

10(***) L. 1. C. 2.

11(*) L. 2. C. 5.

12(*) Ch. 9. Liv. 3e.

13(*) Le Chapitre 13e du 5e Livre ne contient que ces belles paroles, sur lesquelles il seroit aisé de composer un commentaire fort volumineux, & qui peut-ètre contiendroit moins de choses.

14(**) C. 14. L. 5.

15(*) Ibid.

16(**) L. 5. C. 9.

17(*) L. 6. C. 9. L. 12. C. 6. 4. C’est le triomphe de la Liberté lorsque les Lois criminelles tirent chaque peine de la nature particuliere du crime : tout l’arbitraire cesse, la peine ne descend point du caprice du Legislateur, mais, de la nature de la chose, & ce n’est point l’Homme qui fait violence à l’Homme.

18(**) C. 7. L, 12.

19(***) L. 13. C. 15.

20(*) Nec quidquam præstari potest quale futurum fit, quod positum est in alterius voluntare ne dicam libidine. Cic. Epist 16. L. 9.

21(*) C. 15. L. 13.

22(**) C. 5. L. 8,

23(*) On n’a pas le tems de publier les Lettres suivantes.