Zitiervorschlag: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Hrsg.): "Agathon.", in: La Spectatrice danoise, Vol.2\021 (1750), S. 153-169, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4447 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Agathon.

Dialogue
sur la Volupté.
(*1 )

Ebene 2► Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Les jeunes gens firent hier le Sacrifice ordinaire à Mercure ; & en vérité, il est difficile de rien voir de plus aimable que la jeunesse d’Athenes.

Après que la cérémonie fut achevée, comme il faisoit le plus beau tems du monde, la plupart sortirent de la ville pour aller se divertir dans la campagne, & joüir du loisir que la fète leur donnoit. Ils avoient encore sur la tète leurs couronnes de fleurs qu’ils gardérent tout le jour, & ils s’amusoient à différens éxercices le long des bords de l’Ilissus. Les plus grands s’étoient fait amener des chevaux pour les monter dans la plaine & signaler leur adresse devant les plus jeunes : les autres les regardoient, ou s’occupoient de jeux convenables à leur âge. Les Amans (car vous sçavés ce que nos Lois permettent) ne manquerent pas de s’y trouver : & moi, sans ètre Amant, je m’y trouvai aussi, je ne sçai pourquoi.

Agathon arriva, plus beau que le jour, & fait de maniere á donner de l’amour aux plus insensibles.

[154] Il étoit suivi d’un grand nombre de personnes, qui tontes <sic> me parurent touchées de sa beauté. Ce qu’il étoit aisé de juger à leur air. Les uns ne parloient point & demeuroient comme immobiles, mais avec des regards si passionnés, que l’on voïoit bien, qu’ils ressentoient quelque chose de plus encore que les autres, qui étoient outrés dans leurs gestes & dans toutes leurs actions.

J’ai bien vu des Corybantes, j’ai vu des Prètres de Bacchus ; mais quelle différence de ces especes de fureurs à celles que l’amour inspire ! Ceux-la ont l’œüil farouche, la voix terrible, les cheveux hérissés. Mais le Dieu qui fait aimer ne rend que plus aimable : Il donne aux ïeux, comme au cœur, de la vivacité & de la tendresse : le son de la voix, quand il le régle, est touchant, & les sentimens de l’ame répandent sur toutes les actions une grace & une douceur, que toute autre Divinité ne sçauroit inspirer.

Tous les îeux étoient sur ce jeune homme, & je ne sçai, si je ne pourrois pas le comparer à l’Hélène d’Homère, dontles <sic> charmes se firent sentir à Priam mème. Je le suivis comme les autres, parmi lesquels il y en avoit de beaucoup plus vieux que moi.

Quand je fus assés près de lui pour oüir ce qu’il disoit, j’entendis que quelques jeunes gens qui paroissoient plus sérieux qne <sic> les autres, le prioient de leur redire un entretien qu’il avoit eu avec Aspasie sur la Volupté, & dont il leur avoit souvent parlé.

Il le refusa quelque tems, les remettant à une autre fois, mais avec ces graces si propres à adoucir les désagrémens d’un refus : il ajouta, en souriant, qu’il ne les croioit pas occupés de choses si importantes. Enfin il céda à leur empressement.

[155] Aussitôt, toute cette belle & brillante jeunesse, ravie de joie & d’admiration, se rangea confusément autour de lui. Il se fit un grand silence. Alors Agathon, avec cette voix si touchante, cet air de noblesse & de modestie, avec ces regards que vous connoissés, leur parla à peu près en ces termes :

Ebene 4► Metatextualität► Je voudrois bien, mes Amis, satisfaire votre curiosité ? mais je sens que je ne le puis faire que très imparfaitement. Il me faudroit du tems pour me rapeller l’entretien d’Aspasie, & vous me prenés au dépourvû. Mais vous le voulés ; Souvenés vous que je vous obéïs.

Vous sçavés la part qu’Aspasie a dans notre gouvernement par l’amour qu’elle a sçu inspirer à Périclès. Vous sçavés aussi, que la reputation de son esprit attire chés elle les plus grands Philosophes. Socrate, qui ne dit rien serieusement, assure néanmoins qu’elle lui a enseigné la Réthorique. Ne vous étonnés point après cela, si son discours répond à ses connoissances, & s’il est audessus de ceux que tiennent ordinairement les femmes. ◀Metatextualität

Allgemeine Erzählung► Un jour donc quelle <sic> rassembla chés elle Helidie, Théodote, & Apollodore, la conversation tomba sur la Volupté, a propos de ces vers qu’Apollodore nous récita.

Dialog► Ebene 5► Le Souverain des Dieux refléhissant <sic> un jour,

Sur les Déesses de sa Cour,
N’en trouva point qui fut en tout parfaite.
Vénus a la beauté : mais c’est une Coquette,
Qui veut ramener tout à soi,
Fourbe, légère, & qui n’a d’autre loi
Que son caprice ou sa foiblesse.
Minerve a reçu la Sagesse ;
[156] Mais, par sa pruderie & ses sombres humeurs,
Elle effarouche tous les cœurs :
Sage, elle veut tant le paroitre,
Qu’on croiroit qu’elle ne l’est pas.
Ou bien qu’elle a regret de l’ètre :
Aussi les jeux charmans ne suivent point ses pas ;
Plus crainte qu’elle n’est aimée,
Des ris, à son aspect, la troupe est allarmée :
Les doux plaisirs craignent sa voix.
On ne peut de Diane excuser la folie
De faire consister le bonheur de sa vie
A courir toujours dans les bois.
Hébé comptant sur sa jeunesse,
Rit sans sujet, chante sans cesse,
Du seul Momus écoute les discours,
Ou solatre avec les Amours.
Melpomène & ses sœurs, sur le Pinde juchées,
Toujours à l’étude attachées,
Lisant ou composant quelque nouvel écrit,
S’entêtent tant de bel esprit,
Que, de leur sçavoir orgueilleuses,
Ce ne sont que des Prétieuses.
Les Graces, dont l’attrait charmant
Fait de l’amour les véritables armes,
S’empressent à paroitre, & cet empressement
Détruit la moitié de leurs charmes.
Hélas ! en soupirant, continua Jupin,
Que dire de Junon, l’impérieuse Dame ?
C’est ma femme, hélas ! c’est ma femme ;
Ainsi le veut l’infléxible destin :
[157] Quoique sous les dehors d’une vertu sévère,
Moins Divinité que Mégère,
Elle chasse bien loin la Paix & les Amours,
Elle est ma femme, hélas ! & le sera toujours.
Que puis je dire de Cybele,
Des Dieux Mere sempiternelle ?
Pour un jeune berger ses desirs furieux
Lui firent tourner la cervelle.
Thétis abandonnant les Cieux
Pour un thrône de coquillages
De la Divinité borne les avantages
A se voir reine des poissons,
A commander aux flots, à causer des orages.
La rustique Cérès n’est propre qu’aux moissons.
Les attraits de Pomone & les charmes de Flore
Dépeudent <sic> aussi des saisons.
Quelque belle que soit l’Aurore,
Sa beauté s’efface au grand jour.
Non, non, je ne vois rien encore
D’assés parfait dans la céleste Cour.

Mais faisons qu’aujourd’hui notre Troupe Immortelle

Dans une Déesse nouvelle
Admire un objet si charmant,
Qu’il égale mon espérance.

Il dit, & Vous forma : Puis, Vous considérant,

Ce Dieu surpris admira sa puissance.
Trop belle pour quitter les Cieux,
vous auriés, dès ce jour, resté parmi les Dieux
[158] A côté de Jupiter mème,

De l’Olympe ravi faisant le bien suprème ;
Inconnue aux Mortels trop indignes de vous,
Vous auriés dédaigné d’habiter parmi nous :
Mais du plus grand des Dieux la bonté Souveraine
Voulut, que l’Univers devint votre domaine,
Que de l’Olympe heureux partageant le bonheur
De vos charmes puissans tout sentit la douceur.
Par son ordre divin Vous vîntes sur la terre
Recevoir le tribut qu’on doit aux Immortels.
Il voulut, que les cœurs fussent autant d’autels,
Faits pour Vous présenter un hommage sincere
De respect & d’amour.
C’est le plus doux soin de ma vie,
Que de m’en acquitter en secret chaque jour ;
Mais aujourd’hui je le publie. ◀Ebene 5

Que pensés vous de ces vers, dit Apollodore ? Dévinés à qui ils sont addressés ? C’est pour vous, belle Helidie, dit Théodote, qu’ils ont été faits, puisqu’il n’y a que vous à qui ils puissent convenir.

A moi, répondit Helidie ? Hé ! comment ? Quand il seroit vrai, que je serois aussi belle que Vénus, c’est à dire autant que vous, Théodote, qui fournissés vous seule le modele des beautés, que Zeuxis ne put trouver réunies : quand je joindrois à cette beauté la sagesse de Minerve renduë aimable par la douceur, les graces & le badinage mème d’Hébé, comment voudriés vous qu’on put dire de moi, que l’univers est mon domaine, & que tous les cœurs me sont consacrés, moi qui suis à peine connuë à [159] Athènes, & qui n’ai pu encore m’assurer de la fidélité d’un seul cœur ?

Alors un petit depit colora les joües d’Hélidie d’une nouvelle rougeur. Il parut dans ses beaux îeux un peu de colere, & détournant la vuë, elle alloit, par une autre conversation, priver la compagnie du plaisir de voir la vivacité de sa tendresse dans celle de sa curiosité, lorsqu’ Apollodore lui dit : je suis surpris que vous ne déviniés pas à qui ces vers s addressent <sic>. Ils ont été faits pour une Déesse que Périclès voit dans Apsasie <sic>, qu’Agathon voit dans Théodote, & que je vois dans Helidie : Et ce n’est ni celle que les poetes vantent pour la Sagesse, ni celle qu’ils vantent pour la Beauté ; ce n’est ni pour l’une ni pour l’autre Vénus, c’est pour quelque chose de mieux encore, ce n’est point pour la Dèesse qui donne la vie, mais pour celle qui la fait aimer, pour celle après laquelle tous les hommes soupirent, & à l’égard de laquelle ils se méprement <sic> presque tous. Ils ne s’appliquent pas à la connoitre, ou ils en sont incapables : Il faut une ame d’une autre trempe que celle des ames vulgaires : Elle est toujours cachée pour elles ; c’est pour la Volupté, belle Hélidie, que ces vers-là sont faits, c’est à elle qu’ils s’adressent ; c’est à elle que j’offre mes hommages quand je vous adore, ou, pour mieux dire, c’est vous que j’adore quand je lui sacrifie. Ces sentimens de respect & d’amour, dont mon cœur est plein, cette tendresse inexprimable, que vous voiés dans mes regards, c’est vous qui me les inspirés, & c’est la volupté, qui les cause. Je ne la connoissois pas avant que de vous avoir vuë. je <sic> l’ai connuë en vous voiant.

Rien qu’en vous voiant ; dit Aspasie ! Que deviendroit il, si vous lui accordiés quelque chose de plus ?

[160] Toutes les faveurs d’Hélidie, reprit Apollodore, ne seroient pour moi que des preuves de la justice qu’elle rendroit à la perfection de mes sentimens, mais elles ne seroient rien à la volupté que je goute en aimant Hélidie. Les faveurs ne causent que des plaisirs, c’est l’amour qui fait la volupté. Cet amour seul fait la félicité de celui qui aime : il s’applaudit d’aimer, il s’approuve : c’est un tribut de justice qu’il rend à la perfection qu’il admire ; il se condamneroit s’il cessoit d’y ètre sensible ; il s’applaudit & se trouve heureux d’en ètre pénétré. Les faveurs ne causent que des plaisirs, plaisirs inexprimables, si vous voulés, tels que ceux que me donneroient les bontés d’Hélidie, plaisirs inexprimables, mais plaisirs seulement : aulieu que le charme de la perfection est une volupté constante, qui élève, qui purifie, qui ravit les ames assés sensibles pour la connoitre : mais qu’il en est peu de capables ! On prend les plaisirs pour la volupté, quoique les plaisirs ne soient que des émotions passagères, de vaines illusions qui se donnent sous son nom : on les reconnoit après qu’ils nous ont trompé. Avant que de vous voir, Hélidie, je ne connoissois que les plaisirs, & j’en avois été la duppe ; je vous ai vuë & j’ai connu le Volupté.

Quiconque pense ainsi, dit Aspasie, mérite, que tous les plaisirs s’unissent au bonheur dont il joüit déjà.

Personne ne mérite donc mieux que moi, reprit Apollodore, toutes les faveurs de la belle Hélidie.

Bornés vous à les mériter toujours, répondit elle ; que je joüisse moi mème de la Volupté d’étre aimée si parfaitement !

Il est vrai, reprit Aspasie, que les plaisirs ne sont que dans les sens, & que la Volupté seule appartient à l’ame. Il est vrai aussi, qu’une ame capable de connoitre la Volupté doit ètre elle [161] mème purifiée des passions qui ne regardent que les plaisirs, & s’étre élevée jusqu’à un certain degré de perfection ou qu’elle a, ou du moins qu’elle connoit, & auquel elle tend.

Allgemeine Erzählung► J’avois eu, continua t’elle, beaucoup d’amans, avant que d’avoir vu Socrate. Il fut amené chés moi sur la réputation des traits que vous voiés ; & moi, je me fis honneur de le recevoir sur la réputation de son esprit. Cet honneur n’étoit qu’un sentiment de vanité, que je m’attendois à païer de quelque ennui : car, quoiqu’on m’eut assuré, que Socrate avoit beaucoup d’agrémens dans la conversation, je craignois les discours d’un homme si sage. Que vous dirai je ? J’ai l’esprit enjoüé ; il l’a ironique ; je le redoutois, & le voulois néanmoins admettre à ma cour.

Il vint. Un Peintre faisoit mon portrait, Socrate eut le tems de me considérer, & l’occasion de me dire des choses très fines & très galantes. Après avoir loüé ma beauté & la magnificence de ma maison, il m’obligea par des questions adroites à lui dire ce qu’il sçavoit déjà, c’est que la libéralité de mes amis étoit le fonds de ma magnificence. Il me félicita d’avoir le meilleur fonds du monde, & me demanda, par quel art je sçavois m’assurer de mes amis. Je lui repondis que je n’emploios <sic> aucun art. Il sçavoit, qu’une beauté qui se flétrit chaque instant n’est propre qu’à acquérir des amans & non à conserver des amis ; & après s’ètre expliqué sur toutes les ruses qu’on doit metre <sic> en usage pour engager les premiers, il ajouta, qu’il avoit un secret pour forcer les gens à persévérer dans leurs amours. Je l’ai communiqué, dit il, à quelques personnes, qui l’ont emploié contre moi mème & m’ont forcé à les aimer.

[162] Apprenés le moi, interrompis-je afin que je m’en serve aussi contre vous, & que je vous attire à moi.

C’est moi, dit Socrates, qui veux vous attirer : je veux vous forcer à venir me chercher.

J’irai, lui répondis-je, promettés moi seulement de me recevoir.

Je le ferai, dit il, pourvu qu’il n’y ait avec moi personne que j’aime mieux que vous.

Le croirés vous ? Socrate, qui passe pour ètre si laid, qui mème m’avoit paru tel en entrant, me parut dans la suite de cette conversation un des plus beaux hommes du monde, du moins le plus propre à plaire. Je n’étois plus frappée de l’irrégularité de ses traits : J’y voiois un fonds de beauté, quelque chose d’attirant, quelque chose que je ne puis exprimer, mais dont j’étois charmée. Son secret agissoit déjà sur moi. La beauté de l’ame se repand sans doute sur le visage. L’air, les regards de Socrate m’avoient fait entendre le véritable sens de ce qu’il m’avoit voulu dire.

Je m’en expliquai avec Alcibiade. Il convint que son ami & son maitre ne m’avoit rien dit que pour me faire penser à la vanité du mérite d’ètre belle, à la disettedont <sic> on est menacé quand on ne compte que sur sa beauté, à l’inconstance de ceux que la passion seule attache, à la bassesse qu’il y a d’avoir recours au manège pour s’assujettir les cœurs, & à l’importance de se rendre telle, que ceux qui nous counoissent <sic> se trouvent forcés à nous aimer.

Dès lors mon Ame prit un nouvel ètre. Je rougis de mes foiblesses, & je cherchai la vertu. J’avois été esclave du plaisir ; je devins amie de la Volupté. ◀Allgemeine Erzählung

[163] Ainsi c’est négliger ses intérèts, que négliger de perfectionner ses sentimens. Cependant les plaisirs ne sont pas contraires à la Volupté ; ceux qui connoissent celle ci, savent également joüir & se passer de ceux là. Ils ne sont dangereux que pour ceux qui ne connoissent pas la Volupté, parce qu’ils prennent les plaisirs pour elle, & qu’ils croient l’y trouver, quoique leur Ame soit au milieu des plaisirs mèmes plus inquiéte que satisfaite, <sic>

Ces gens-la vous verroient, Hélidie, & vous charmante Theodote, & ne trouveroient que du plaisir à vous voir. Ils vous aimeroient de cet amour qn’on <sic> dit fils de l’Indigence. Penurie sa Mere le conçut du Dieu Porus. L’abondance de vos charmes leur feroit souhaiter d’en profiter, mais ils les profaneroient.

D’autres trouvent la Volupté en vous voîant, leur amour est le fils de l’Admiration que la perfection fait naître. Il ne demande rien ; content d’aimer, il est heureux en ce quil <sic> aime, si l’autre amour se trouve à sa suite, le respect le retient & le fait taire, ne fut-ce que pour ne pas faire soupçonner, que la perfection de ce qu’on aime ne suffit pas pour faire aimer parfaitement.

Les plaisirs ne sont en effet, continua t’elle, qu’une impression des sens où l’ame n’est que passive, & pour ainsi dire esclave ; & ce n’est pas en quoi consiste la dignité de l’ame : c’est dans son activité propre, lorsqu’elle sent qu’elle fait un bon usage de sa puissance ; & les sentimens de Volupté qu’elle éprouve alors supposent la connoissance & la réfléxion. Elle est alors agissante, & son action lui fait sentir une Volupté d’autant plus parfaite, que l’objet de son action est parfait, parce qu’elle s’approuve d’autant plus dans l’amour dont elle se pénètre, que l’ [164] objet de cet amour en est digne. Ainsi on peut avoir du plaisir dans la joüissance des choses imparfaites par la rélation qu’elles ont avec nos besoins malgré leur imperfection : Voilà l’objet de l’amour d’Indigence, du Fils de Pénurie & de Porus. Outre qu’il y a des choses qui, étant parfaites à un égard, & imparfaites à un autre, ne satisfont point entiérement celui qui les posséde, de sorte qu’en les possédant mème, il reste toujours indigent.

Mais l’amour, où l’ame s’élève jusqu’à la Volupté, ne suppose point d’Indigence : il est dans la plénitude des biens ; il nage dans la joïe & dans l’admiration, à la vuë des perfections qu’il découvre & auxquelles il s’attache ; il fait ainsi à lui mème sa joüissance & son bonheur. C’est ainsi qu’on aime les Dieux ; & comme il n’y a que chés les Dieux qu’on peut trouver la souveraine perfection, c’est sans doute, Apollodore, ce qui vous a fait dire, que la Volupté auroit toujours resté parmi eux, si la bonté du souverain des Dieux & des hommes n’avoit voulu, que la Terre partageat le bonheur de l’Olympe.

Oüi, dit Apollodore, sans cela, les hommes n’auroient pas aimé les Dieux mèmes. Si le sentiment de la perfection n’étoit pas sentiment de Volupté, la perfection n’auroit été ni admirée ni aimée ni peut-ètre connue : l’ame seroit restée dans dans <sic> l’indifférence pour ce qui mérite le plus d’amour : car l’ame ne se livre qu’aux sentimens qui lui plaisent ; elle fuit les autres, ou ne s’en occupe pas. Ainsi, il a fallu que la Volupté vint sur la Terre pour y recevoir le tribut qu’on doit aux Dieux : & ce tribut ne peut en ètre digne, qu’antant <sic> que les sentimens de respect qu’on leur offre sont accompagnés d’amour & de plaisir.

Mais avoüés nous, Apollodore, reprit Aspasie, que dans [165] les vers que vous venés de réciter, vous ne vous étes représenté qu’Helidie, lorsque vous avés personifié la Volupté. C’étoit Hélidie, dont vous voiiés <sic> l’image ; c’étoit Hélidie qui étoit votre Déesse ; c’est elle que vous avés peinte sous l’idée de la Volupté, lorsque vous avés dit, que tous les cœurs étoient autant d’autels.

Faits pour lui présenter un hommage sincere

De respect & d’amour.

vous n’avez fait qu’attribuer à toute la terre les sentimens de votre cœur.

Ai je besoin de l’avoüer, Hélidie ! dit Apollodore en la regardant ; mes regards ne le disent ils pas mieux que mes vers ? ◀Dialog

On servit une collation magnifique. Les propos s’égaïérent ; & les liqueurs ne nous permirent pas d’ètre philosophes.

La Compagnie sortit : je demeurai seul avec Aspasie. Après quelques momens de silence, je la remis sur le chapitre de la Volupté, parce qu’elle ne peut qu’en réveiller les idées, & parce que j’ai appris de Socrate, qu’il falloit parler à chacun des choses où il excelle :

Dialog► La plupart des hommes, me dit-elle, sont débauchés sans ètre voluptueux.

Et comment, lui dis-je ! la Volupté est donc différente de la débauche ? Comme le blanc l’est du noir, me dit-elle ; & je vous crois, Agathon, fort voluptueux sans vous croire débauché.

Je vous prie, lui dis-je, apprenés moi à me connoitre, & ce que c’est que la Volupté par opposition à la debauche, afin que quand Socrate viendra avec ses questions me prouver, que je ne me connois pas moi-mème, j’aie des armes pour me défendre, & que je puisse lui faire voir, que vous avés eu plus d’un Disciple.

[166] Aspasie ne put s’empècher de sourire, & reprenant la conversation, me dit :

La Nature a mis dans tout ce qui a vie un certain desir d’ètre heureux, & cette inclination porte chaque animal à chercher le plaisir qui lui convient. L’homme qui participe de l’essence divine, & pour qui, dit-on, Prométhée a dérobé le feu du Ciel sçait seul gouter le plaisir par l’esprit & avec réfléxion ; & c’est ce gout de l’esprit c’est cette réfléxion qui distingue la Volupté d’avec la débauche. L’homme parfait est voluptueux : mais celui qui livré à son temperament ne differe des bètes, que par la débauche, n’est autre chose qu’un emporté, & son emportement vient tout entier de l’impression des sens. La raison qui nous est donnée pour nous distinguer des autres animaux n’y a aucune part : car la raison a sa mollesse, & sçait se plier aux choses qui conviennent à la nature d’une Ame bien née, & qui ne tient au corps que par des liens foibles & délicats. A parler juste, il n’y a d’aimable que ces caracteres ; les autres sont durs & sans nulle inclination pour la vertu ni pour la politesse : aussi n’ont ils jamais de vrais plaisirs. Mais oserois-je, Agathon, parler de choSes <sic> plus relevées & oserois-je vous en parler ? je crains bien de m’oublier ; mais on me pardonnera de m’oublier avec Agathon.

Allgemeine Erzählung► Vous connoissés Anaxagore ; il étoit ici comme vous voilà. Les Principaux de la République, les jeunes gens les plus distingués par leur mérite étoient à l’armée & ma chambre n’étoit remplie que de Philosophes. La conversation se tourna sur les choses sérieuses, & Anaxagore se mit à dogmatiser ainsi, peut ètre contre son sentiment.

Avant le commencement du monde (il prenoit les choses de loin) les Elemens étoient mélés, & la Matiere n’étoit que ce que [167] les anciens Poetes ont appellé Chaos. Alors la Volupté ou l’Amour y mit une chaleur, qui n’est jamais sans mouvement ; & du mouvement, disoit-il, vint l’ordre & l’arrangement de l’Univers. Chaque partie de la Matiere s’unissant à celle qui lui convenoit ; & demeurant dans l’équilibre selon la grandeur de son volume, (car j’en ai retenu les termes) l’homme, qui devoit étre le plus accompli des animaux, eut aussi plus de part à ce feu universel, qui dans chaque corps en particulier, comme dans toute la masse de la Matiere, est le principe du mouvement & de la vie. Entre les hommes, celui qui en eut davantage fut traité plus favorablement par la Nature, & reçut avec le feu plus d’inclination à la Volupté. ◀Allgemeine Erzählung

Vraiment ! lui dis je, Anaxagore, je vous sçais bon gré d’admettre le feu pour le principe de toutes choses : aussi bien je n’ai jamais rien compris à ceux qui tiennent pour l’eau ; & je n’aime point le commencement d’une des Odes de Pindare. En effet, ajoutai-je, sans parler des arts, les agrémens, les mamanieres <sic>, la vivacité, tout cela seroit bien loin, s’il n’y avoit que de l’eau au monde. Et je suis sure, m’ajoute t’elle avec une sorte de politesse & mème de galanterie, que l’eau ne vous eut jamais inspiré cette belle Tragédie que vous lûtes derniérement ici, & qui fait, que, depuis ce jour-la, on ne parle que de la Fleur d’Agathon.

J’étois si occupé de son discours, que, sans répondre à ses flatteries, mais, Aspasie, lui dis-je, n’ai-je pas oüi dire à Socrate, que la Volupté étoit l’amorce de tous les maux, parceque les hommes s’y laissent prendre comme les poissons à l’appas de l’hameçon.

Il est vrai, me répondit-elle, que cette inclination pour le [168] plaisir a besoin de la Philosophie pour ètre réglée ; & c’est à quoi l’on connoit les honnètes gens, qui se piquent d’une attention éxacte sur toutes leurs actions, & sçavent toujours ce qu’ils font. Les autres au contraire, errans à l’avanture, & sans nul autre guide que l’impression fortuite de leur tempérament, se laissent toujours tyranniser par quelque passion brutale, <sic> C’est en effet la maniere d’user des plaisirs qui fait toute la différence de la Volupté & de la debauche.

La Volupté, repris-je, sera donc l’art d’user des plaisirs avec délicatesse, & de les gouter avec sentiment. Mais ne me refusés pas quelque éxemple pour m’éclairer davantage, & afin que bien instruit du principe, je sçache en tirer les conséquences.

Je le veux bien, répondit Aspasie ; & où le prendrons nous mieux que dans l’amour, celui de tous les plaisirs, qui est le plus susceptible de délicatesse & de grossiéreté ? Quiconque se livre à l’amour par une inclination qui ne porte pas sur un gout fin & sur des sentimens exquis, est un débauché ; mais celui qui aime les qualités de l’ame plus que celles du corps, qui tâche à s’y unir, autant qu’il est possible, par un commerce vertueux de sentimens & d’esprit, qui suivant une fine galanterie, ne cherche qu’à partager un beau corps avec une ame plus parfaite, celui-là peut passer pour avoir le vrai gout de la Volupté. Ce goût adoucit la raison plutôt qu’il ne l’affoiblit, & conserve toute la dignité de la nature de l’homme.

Je vois bien, lui dis je, qu’il ne faut pas écouter nos Sages qui condamnent indifféremment toute Volupté.

J’ose avancer, me répondit-elle, qu’ils n’en ont pas une idée assés distincte, & qu’il <sic> la confondent avec la débauche. Car la vérité n’est-elle pas, en quelque sorte, la Volupté de [169] l’Entendement ? La Poësie, la Peinture, la Musique ne sont elles pas les plaisirs de l’imagination ? Il en est de mème des vins exquis, des mets délicieux, des parfums, & de tout ce qui peut flatter les sens. Pourvû que la Raison conserve son empire, tout est permis ; & l’homme ne cessant point d’ètre homme, l’action est juste & loüable, puisque le vice n’est que dans l’excès & dans le déreglement.

Mais voilà bien de la Philosophie, & je ne concois <sic> pas trop, comment je sçais tout cela. Il est vrai, que ce sont là les galanteries dont Socrate m’entretient. C’est donc une folie, que cette guerre naturelle qu’on a imaginée entre la Raison & les passions ; elle doit plutôt les regler que les combattre, & moins travailler au dessein chimérique de les déraciner de nous mèmes qu’à les assaisonner par le gout de l’esprit & par le sentiment du cœur. Ne peut-on pas ètre Philosophe, & sacrifier aux Graces ? En vérité, il seroit trop malheureux, que ces Déesses, sans qui rien au monde, sans qui l’amour mème ne sçauroit plaire, ne pussent pas s’accorder avec la Sagesse. Pour moi, j’ai toujours trouvé, que cette inclination pour les choses aimables adoucit les mœurs, donne de la politesse & de l’honnéteté, & prépare à la vertu, laquelle, ainsi que l’amour, ne peut se trouver que dans un naturel sensible & tendre. ◀Dialog ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 4

Voilà mes Amis, quel fut le discours d’Aspasie. Elle me persuada. Depuis ce jour là, je ne suis plus de l’avis de ces Philosophes austères qui soutiennent que la débauche & la volupté ne différent que de nom. Mais quelque chose qu’ils disent, ils quittent trop souvent leur retraite pour nous, ils nous suivent trop, & leurs actions font foi, que dans le fonds, ils ne sont pas éloignés du sentiment d’Aspasie. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1(*) Je crois faire un présent agréable au Public, en lui donnant une Edition complette de ce petit Ouvrage, qui a lontems couru à Paris en Manuscrit, & qui en suite a été imprimé dans un Recueil de Piéces Fugitives. L’ingénieux & délicat Auteur de ce Dialogue m’est inconnu. Je scais seulement que R est la premiere Lettre de son nom.