Zitiervorschlag: Jean Castilhon (Hrsg.): "No III.", in: Le Spectateur français ou Journal des Mœurs, Vol.3\003 (1776), S. 145-216, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4359 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Discours.

Ebene 2► Il faut que la vie soit quelque chose de bon en soi, puisqu’en général les hommes craignent tant de la perdre. J’excepte ceux qui, pour des raisons particulières, se donnent ou desirent la mort ; mais comme le nombre en est sort petit, & que d’ailleurs il est comme avéré que la démence a plus de part à ce dégoût que la raison, cette exception ne conclut rien contre la répugnance générale qu’ont de la mort, non-seulement tous les hommes, mais tous les être vivans, depuis l’huître jusqu’à la baleine, depuis [146] l’oiseau-mouche jusqu’à l’aigle, & depuis le puceron jusqu’à l’éléphant.

Il faut convenir cependant que nous nous comportons, que nous agissons comme si nous avions tous la plus grande insouciance de la vie, & le plus grand mépris de la mort. Nous sommes aussi tranquilles que si nous avions mille années à vivre. A voir presque tous les hommes se précipiter au-devant de tout ce qui peut abréger leurs jours, altérer leur constitution déjà si délicate, on diroit qu’ils s’ennuyent de leur existence. Très-certainement la chose à laquelle ils pensent le moins, c’est la mort. Ils ont peut-être raison d’écarter cette idée [147] affligeante, qui empoisonneroit tous leurs plaisirs, & qui jetteroit dans la société une tristesse dangereuse. Mais ce qui me surprend, c’est qu’avec cet attachement à la vie, on n’ait jamais songé aux moyens de l’étendre au-delà des bornes ordinaires. Je sais que le charlatanisme a débité des secrets, des élixirs, des amulettes ; je sais que les Chinois ont leur breuvage d’immortalité, qui a fait périr tous ceux qui ont eu la sottise de s’en servir ; je ne parle point des friponneries des Charlatans : ils n’ont eux-mêmes aucune foi aux remèdes qu’ils distribuent. Je parle de gens honnêtes & éclairés. Pourquoi aucun ne s’est-il [148] avisé de chercher les moyens de donner un plus long terme à la vie ? Ont-ils craint de perdre le fruit de leurs recherches ? Ont-ils regardé le succès comme impossible ? Mais est-ce que les hommes s’arrêtent à cette bagatelle ? Malgré cette difficulté invincible du succès, des gens très-raisonnables, à qui l’espérance tient lieu de conviction, n’ont-ils pas cherché, ne cherchent-ils point encore, & ne chercheront-ils pas jusqu’à la fin des siècles, la pierre Philosophale, la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel, & mille autres chimères, qui paroissent plus impossibles à la raison, qu’il ne doit le paroître à la Médecine de tenir les liqui-[149]des dans une fluidité constante, d’en retarder l’épaississement, d’entretenir la souplesse dans les ressorts du corps humain ? La vie est bien d’un autre prix que la pierre philosophale. Mais voyez si, même parmi les gens crédules & superstitieux, le nombre de ceux qui ont cherché à faire de l’or, n’est pas infiniment plus grand, que celui des personnes qui ont cherché à vivre plus longtemps que leurs semblables.

Bien des gens, qui croient penser avec justesse, soutiennent qu’autrefois les hommes vivoient incomparablement plus long-tems qu’ils ne vivent depuis quelques siècles ; ils soutiennent que les forces du corps se sont affoi-[150]blies, que le nombre des maladies s’est accru, de même que le nombre des Médecins, que vraisemblablement ils mettent dans la classe des maladies. Il nous semble que ces plaintes n’ont aucun fondement. On a toujours desiré de vivre fort long-temps ; mais on n’en a pas plus cherché les moyens que nous ne les cherchons. Il semble que pour écarter l’idée de la mort, on ait craint de penser aux moyens de vivre. Au surplus, il est facile de se convaincre que l’on vit à présent, aussi long-tems qu’on vivoit dans les siècles les plus reculés, à l’exception peut-être des premiers temps, dont nous n’avons, & ne pouvons avoir, que des notions [151] bien confuses. On lit dans les Ouvrages de la plus haute antiquité, qu’il y avoit très-peu de personnes qui vécussent au-delà de cent ans ; & il falloit que cette longue vie fût bien rare, puisque les Ecrivains n’ont jamais manqué d’en parler, comme d’un fait extraordinaire. S. Jean l’Evangéliste ne vécut que 93 ans, & cependant plusieurs Auteurs ecclésiastiques l’ont appelé le Mathusalem de la Loi de grâce. Pline, qui prenoit beaucoup de soin à rassembler les faits étonnans, regarde comme des vies très-longues, celles de Livie & de Statilie, dont la première mourut à 97 ans, & l’autre en vécut 99. Il s’émerveille des vies de [152] Métellus & de Perpenna, qui moururent à 78 ans ; de la longue vie de M.V. Corvinus, qui vécut 100 ans, & sur-tout de la longue décrépitude de Claudia, qui ne finit de s’éteindre qu’à l’âge de 115 années : aussi Pline assure-t-il que depuis la fondation de Rome, jamais on n’avoit entendu parler d’une aussi longue vie. Ce même auteur, dans le livre de Macrobiis, répète les récits de plusieurs vieillesses extraordinaires, auxquelles on croyoit, & qu’il prouve être fabuleuses. Dans ce même livre néanmoins, il assure que l’Historien Ctesibius avoit vécu 124 ans, quoique Apollodore, dans sa Chronique, soutienne que ce Ctesibius mou-[153]rut vers la fin de sa 104e année.

De ces faits, & de tous ceux que vous pourriez extraire de l’Almanach des Centenaires, il résulte cette vérité fort peu consolante, que la vie humaine a été dans tous les temps très-courte, à peu-près aussi foible, aussi fugitive qu’elle l’est de nos jours. Mais doit-on en conclure qu’elle sera toujours d’une aussi courte durée ? Oui, sans doute, si l’on ne s’occupe pas plus qu’on ne l’a fait de la découverte des moyens de la prolonger. Or, quoi qu’on puisse objecter, cette découverte ne me paroît pas plus impossible que mille autres qui ont été tentées, avec peut-être moins d’espérance. Les uns donnent des maladies, [154] les autres prétendent en guérir, & personne ne s’attache à chercher à connoître le vrai principe de la vie. Personne ne s’attache à savoir quel est l’effet du temps & des années sur le corps humain, & c’est pourtant de ces connoissances que dépendroit la découverte des moyens d’arrêter efficacement l’effet du ravage du temps.

Tout s’use, dit-on, par des gradations successives ; les fibres se roidissent, les muscles s’affaissent, &c &c. Mais les mêmes observateurs n’assurent-ils pas aussi que par des déperditions & par des assimilations successives, le corps change entièrement dans une certaine révolution d'années, [155] en sorte que mon individu d’aujourd’hui ne conserve absolument rien de la substance de cet individu, tel qu’il étoit il y a dix à douze ans ; ainsi donc la vieillesse n’est qu’un mode, un effet du temps, qu’il ne seroit rien moins qu’impossible de prévenir, ou du moins de retarder beaucoup. Mais comment le trouver ce moyen ? C’est là ce que nous ignorons, & ce que très-vraisemblablement nous ignorerons encore long-temps.

La première question qu’il y auroit à examiner, seroit celle-ci : Le corps humain est-il constitué de manière à ne pouvoir durer qu’un certain espace de temps ? Ensuite cette autre : Jusqu’à quel [156] point nos passions influent sur nos corps, & comment elles entretiennent ou dérangent les fonctions animales ?

Metatextualität► J’en étois à cet endroit de mon discours, lorsqu’un Chymiste de mes amis est venu me voir : Il a trouvé ces questions si intéressantes, qu’il m’a engagé de proposer aux Savans un prix, pour celui qui en donneroit la solution la plus satisfaisante. Il n’y a qu’une chose qui m’embarrasse, lui ai-je dit, c’est le prix. Vous savez que je ne suis pas en état de faire des libéralités de ce genre. N’est-ce que cela, m’a-t-il répondu ? je m’en charge. Proposez une Minerve d’Or, pesant cinquante marcs, sans y comprendre le [157] piédestal. Je tiens enfin le grand secret, & je consacre à cet usage le premier or que je ferai. ◀Metatextualität

Sur cette assurance, tous les Savans, sans exception, peuvent concourir à ce prix. Le nom du vainqueur sera gravé sur une opale, enchâssée dans le piédestal, qui sera d’argent massif. On sera libre de recevoir le prix en nature ou en valeur. On ne perdra rien sur la façon. ◀Ebene 2

Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief►

[158] Lettre.

Il me semble, Monsieur le Spectateur, avoir lu une de mes aventures dans vos feuilles ; mais elle est si défigurée, si enveloppée, que j’ai eu bien de la peine à me reconnoître. Quoique toutes les circonstances n’en soient point à ma gloire, je vais vous raconter naïvement comment la chose s’est passée. Quand nous n’avons pas de bons exemples à proposer, il ne faut pas rougir d’avouer nos sottises : les jeunes gens évitent souvent celles-ci, avec plus de soin qu’ils ne suivroient ceux-là.

[159] Allgemeine Erzählung► J’avois tant entendu parler des talens & de la beauté de Mad. la Marquise de Sombrerive. Je l’aimois sur sa réputation, & je cherchai tous les moyens de faire connoissance avec elle. On me dit que son seul défaut étoit d’être un peu fière de sa naissance, & je n’ai pas l’honneur d’être Gentilhomme. Mais j’étois jeune ; & j’avois eu quelque bonne fortune ; elle avoit la fureur de l’esprit, & je croyois en avoir beaucoup : il est vrai qu’une petiteComédie <sic> que j’avois fait jouer en société, & à laquelle la Marquise avoit assisté, me faisoit passer parmi quelques amis pour un jeune homme de grande espérance. Sous prétexte de quel-[160]ques changemens, j’engageai la société de rejouer ma pièce. La Marquise y fut invitée, & tout réussit au gré de mes vœux. On voulut voir l’Auteur ; le succès m’avoit donné du courage : l’envie de plaire à la Marquise m’enflamma ; elle me trouva si surprenant, qu’elle me fit promettre d’aller dîner avec elle le lendemain. Je fus fidèle à ma parole ; elle me présenta au Marquis, & ensuite à cinq ou six beaux esprits qui me parurent peu flattés de l’accueil qu’on me faisoit. J’en fus piqué, & je résolus de m’en venger, en gagnant le cœur de la Marquise. Elle étoit sage, cet obstacle ne me rebuta point. Doute-t-on de quelque chose [161] quand on a de l’amour & de la vanité ? Je flattai la sienne, je saisis son caractère, je lui fis des vers : elle en parut si satisfaite, qu’elle me confia le projet d’un Ouvrage auquel elle avoit dessein de travailler ; je l’encourageai ; je fis les trois quarts de la besogne, & je lui persuadai sans peine qu’elle avoit tout fait. Elle le lut aux beaux esprits qu’elle rassembloit chez elle, & qui n’en furent point les dupes. Je fus témoin d’une de ces lectures. La situation de mes rivaux étoit critique ; ils applaudissoient pour plaire à la Marquise ; mais à travers leurs éloges, je voyois l’envie qu’ils avoient d’en déchirer le véritable Auteur. Je dus à cet [162] Ouvrage la confiance toute entière de la Marquise ; & quoiqu’elle fût très-circonspecte sur le choix de ses amis, elle voulut bien m’assurer que je pouvois compter sur son amitié. C’étoit beaucoup, mais ce n’étoit pas assez pour moi. Je lui déclarai que dans l’état où elle m’avoit mis, j’étois incapable de répondre à des sentimens qui m’honoroient, sans doute, plus que je ne méritois, mais qui ne pouvoient remplir mon cœur ; je lui avouai qu’elle m’avoit inspiré quelque chose de plus tendre, & que le respect que j’avois pour elle n’avoit pu m’empêcher de l’adorer.

La Marquise se fâcha, prit un ton impérieux, & me défendit [163] de la voir : quelques jours se passèrent ; mais j’obtins ma grâce à condition que je ne lui tiendrois jamais de propos semblables. Je promis tout ; je me contraignis pendant quelque temps. Cependant je soupirois, je languissois : elle faisoit semblant de me plaindre.

Un jour qu’elle entra dans quelque détail sur l’état de mon cœur, je conçus de nouvelles espérances. Cependant je corrigeois, ou plutôt je faisois des vers. Une petite épitre qu’elle avoit fait imprimer fut fort goûtée ; peut-être sous mon nom n’eût-elle fait aucune impression ; je me crus autorisé à lui reparler d’amour : elle reprit ses grands airs. [164] Je tombai à ses genoux, je lui demandai pardon de mon oubli involontaire : elle voulut bien me pardonner encore ; mais toujours aux même conditions. J’attribuai sa sévérité à un reste de fierté ; mais loin de désespérer, je me raffermis plus que jamais dans mes espérances : cependant je crus qu’il falloit donner une secousse violente à sa vanité. Alors je revins plus rarement chez elle ; je n’y reparus plus qu’avec la langueur de la passion sur le front, & les convulsions du désespoir dans les yeux. Elle eut pitié de ma situation ; car je l’avois persuadée que j’avois tout tenté pour me guérir d’une passion si funeste. Elle me consoloit [165] quelquefois en me traitant d’insensé ; mais elle mettoit toujours ma verve à contribution. Un jour, comme si je n’étois plus maître de mes transports, je pris sa main, & à peine l’eus je baisée, qu’enhardi par cette faveur, j’imprimai mes lèvres sur les siennes. Oh, pour cette fois, elle me repoussa avec un mépris insultant, & me défendit de reparoître jamais devant elle. Je me retirai confus, mais non pas désespéré. Mon exil duroit depuis huit jours, lorsque j’appris qu’elle devoit aller en grande loge à l’Opéra : j’allai me placer à l’orchestre, je la fixai pendant quelque temps ; & lorsque mes yeux eurent rencontré les siens, je saisis le premier en-[166]tr’acte pour m’évanouir. Mes voisins me donnèrent du secours ; on m’entraîna hors de la salle ; mais j’eus grand soin d’examiner l’effet qu’avoit produit ma défaillance sur les traits de la cruelle ; je m’apperçus qu’elle me suivoit des yeux : je ne doutai pas qu’intérieurement elle ne souffrît beaucoup ; & ce qui acheva de me le persuader, c’est que le lendemain on vint de sa part, & de celle du Marquis, s’informer des suites de mon incommodité. Deux jours après elle m’envoya demander un petit Opéra comique qu’elle avoit soumis à mon examen, c’est-à-dire, dont elle m’avoit donné le sujet, & qu’elle avoit fait, scène par scène, sous [167] ma dictée. Je venois d’y mettre la dernière main ; je profitai de l’occasion pour demander à la Marquise la permission de la voir, elle me la refusa impitoyablement, je fis courir le bruit que j’étois sérieusement malade ; on ne vint plus que de la part du Marquis. Cette affectation me piqua ; ma vanité en souffroit au moins autant que mon amour. Je vis bien qu’il falloit porter le dernier coup, je lui écrivis la Lettre suivante :

Ebene 4► Brief/Leserbrief► Madame,

Je vous sacrifie une vie que vous m’avez rendue insupportable ; je ne mets entre le poison [168] que je vais prendre, & ses funestes effets, que l’intervalle dont j’ai besoin pour savoir si j’obtiendrai de vous un regret avant ma mort ; mon Domestique en ignore la cause, je lui ai recommandé d’examiner jusques au moindre de vos mouvemens, quand vous lirez ma Lettre. Les éclaircissemens que je tirerai de lui, pourroient jeter beaucoup de douceur sur me derniers momens, mais ils ne sauroient les rendre plus déplorables. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4

Mon Domestique avoit ordre de répondre aux questions de la Marquise, que j’avois été tourmenté pendant plusieurs nuits d’une insomnie, que mon Mé-[169]decin m’ayant ordonné une certaine dose de je ne sais quelle drogue, j’avois fait dix copies de son Ordonnance, & que j’avois envoyé chercher la même dose chez dix Apothicaires différens ; que j’avois mis toutes ces doses dans un verre d’orgeat, & que ce verre étoit sur ma table lorsqu’il étoit parti.

Toutes ces circonstances étoient exactement vraies ; & je voulois que mon domestique pût les certifier. Lorsque je le crus parti, je jetai le poison par la fenêtre ; il ne savoit pas en quoi consistoit cette drogue délayée ; mais on pouvoit deviner aisément que c’étoit de l’opium.

J’attendois son retour pour [170] savoir quel avoit été l’effet de ma Lettre. Il ne parut point : deux heures s’étoient écoulées ; & l’opium, si je l’avois pris, eût déjà pu produire son effet. Enfin j’entendis arrêter un carrosse à ma porte, je me précipitai sur mon lit, comme un homme mourant. La Marquise se fait conduire par les gens de la maison, pénètre dans ma chambre, traînant par la main un petit homme boiteux & contrefait, tout essoufflé. Elle le fait asseoir auprès de mon lit, & sans m’adresser la parole : quel est, Monsieur, lui dit-elle, le plus prompt remède pour sauver un homme qui, par une méprise funeste, auroit pris une dose d’opium dix [171] fois plus forte que celle qu’on ordonne communément à un malade pour le faire dormir ? Il n’y en a point d’autre, répondit en bégayant le petit homme que je reconnus pour un Apothicaire, que de faire avaler au malade, supposé que l’opium n’ait encore produit aucun symptôme, une pinte de bon vinaigre d’Orléans. La Marquise me questionna sur l’effet de l’opium, je répondis que je ne sentois qu’un léger affaissement ; en ce cas, ajouta le Chymiste, une heure après avoir pris le vinaigre, on administrera à Monsieur, deux grains d’émétique. Je priai la Marquise d’approcher, & je lui déclarai que j’étois résolu de ne rien prendre, [172] & de me laisser mourir, si elle persistoit à me haïr. Eh bien, me dit-elle, vivez, laissez-moi faire, soyez docile ; votre complaisance à faire tout ce qu’on vous ordonnera, décidera mes sentimens pour vous. On avoit apporté le vinaigre, j’avalai la boisson perfide avec courage ; la Marquise m’en témoigna sa satisfaction. Cependant le Chymiste écrivoit le régime que je devois suivre, pendant neuf jours que devoit durer la cure pour être parfaite. Je lui trouvois un air ricaneur, un rire mordant qui me déplaisoit ; il m’ordonna la diette la plus rigoureuse, & quatre aposêmes par jour, tous différens l’un de l’autre. Deux heures [173] après avoir pris mon vinaigre, il me donne l’émétique. Il ordonna qu’on ne me donnât qu’un bouillon jusqu’au lendemain ; il ajouta qu’il falloit bien prendre garde à ne pas me laisser surprendre au sommeil, & sur-tout à me faire prendre mes aposêmes aux heures indiquées. Ayez-y l’œil, Madame, ajouta le malin Chymiste, ou je ne garantis rien. Voilà mon ordonnance, je reviendrai dans deux ou trois jours. La Marquise me laissa un de ses gens, & sortit avec lui.

J’étois intérieurement au comble de la joie ; je ne doutois nullement que mon stratagême n’eût bien réussi ; les neuf jours que j’avois à souffrir m’inquiétoient ; [174] mais moins pourtant que le méchant rire de l’Apothicaire ; il ne sortoit point de mon idée.

Il n’y avoit pas deux heures que la Marquise étoit sortie, lorsqu’elle revint avec son époux, qu’on avoit sans doute mis dans la confidence ; ils me dirent que pour veiller plus sûrement sur moi, ils avoient résolu de me faire transporter à leur hôtel ; aussi-tôt leurs gens m’habillent, m’enlèvent, me jettent dans un carrosse, & me voilà transporté chez la Marquise. Elle avoit entendu dire à l’Apothicaire, qu’il falloit me tenir éveillé pendant vingt-quatre heures, sans me permettre un instant de sommeil ; elle me livra à deux de ses gens, [175] avec les ordres les plus sévères de me tenir toujours éveillé : les scélérats ne s’en acquitèrent que trop bien. Ils soupèrent, ils déjeunèrent abondamment le lendemain dans ma chambre, pour ne pas me perdre de vue, & pour chasser le sommeil qui m’accabloit. C’étoient leurs ordres.

Je n’avois pris qu’une pinte de vinaigre & un bouillon depuis la veille. Leur appétit redoubloit ma faim. Je commençois à maudire l’amour & ses ruses. Ce n’étoit pourtant encore que le prélude de mes tourmens. La Marquise parut à neuf heures précises avec le premier aposême : je le regardai comme le nectar présenté par Hébé. Je le bus avec une espèce [176] d’avidité ; mais il étoit d’une amertume telle que je n’avois jamais rien goûté de semblable ; je frissonne encore en y pensant. Je fus tenté de tout avouer. La crainte du ridicule me retint.

A midi la Marquise me porta la seconde potion : celle-ci étoit si douce, si affadissante, qu’à la première gorgée mon estomac se souleva ; mais animé par un souris de la Marquise, je la bus, non sans le plus épouvantable dégoût & les nausées les plus horribles. A cinq heures, voici encore la Marquise, un verre à la main, rempli d’une liqueur épaisse & noire, exhalant l’odeur la plus infecte ; le courage m’abandonna, je pâlis, une sueur froide se ré-[177]pandit sur tout mon corps ; la Marquise m’excita, m’essuya le front, elle me pria d’une voix si touchante, que faisant un effort sur moi-même, mes yeux fixés sur les siens, je bus d’un seul trait le liqueur infernale. Elle m’apporte enfin le quatrième verre ; elle étoit accompagnée de son époux, qui me témoigna l’intérêt qu’il prenoit à mes peines. Je ne doutai point que la Marquise, en lui apprenant mon accident, ne lui en eût déguisé la cause, & dans cette idée j’avois bien de la peine à m’empêcher de rire de la dupe. Ainsi je croyois avoir trompé la Marquise, je croyois que la Marquise trompoit son mari, & je ne me doutois pas [178] que j’étois la dupe de tout le monde. Ce fut le Marquis de qui je reçus la médecine ; l’odeur de celle-ci étoit agréable, sa couleur étoit limpide ; je la portai à mes lèvres : l’avant-goût me charma ; mais elle étoit si astringente, si stiptique, que lorsque je l’eus bue, j’avois bien de la peine à détacher ma langue de mon palais & à desserrer mes lèvres. J’aime mieux mourir, m’écriai-je, dès que je pus parler, d’un seul poison, que de ces remèdes empestés. La Marquise & son époux me protestèrent que dussent-ils employer la violence, ils ne le souffriroient pas ; ils m’exhortèrent à la patience : la Marquise prit un ton si engageant, elle me [179] marqua tant d’amitié, qu’enfin je promis de faire tout ce qu’ils desireroient. Je leur dis qu’il suffisoit que le lendemain ils m’envoyassent ces potions par quelqu’un de leurs gens, sans se donner la peine de venir eux-mêmes ; la Marquise qui se douta de mon intention, m’assura que nulle autre qu’elle ou son mari ne les apporteroit, ne fût-ce que pour soutenir mon courage.

J’étois désolé ; je rêvai toute la nuit aux moyens de me soustraire aux breuvages infernaux ; j’y pensois encore lorsque la Marquise parut : il fallut se résoudre au même supplice que la veille ; mais au dernier verre je déclarai que je n’en prendrois plus ; la [180] Marquise me traita d’ingrat, d’homme incapable du moindre sacrifice : elle ajouta qu’elle pouvoit enfin juger de l’excès de mon amour ; & elle sortit avec un air de dépit & d’humeur Je demeurai confondu ; mais elle n’en reparut pas moins le jour suivant, le fatal aposême à la main. Je viens, me dit-elle d’un ton résolu, mais tendre, essayer si vous oserez encore me refuser. Ah ! Madame, m’écriai-je, puissiez-vous sentir tout le prix du sacrifice que je vous fais. Ce jour se passa comme le précédent ; mais le dégoût étoit à son comble ; & le lendemain, lorsque la Marquise parut, je tombai à ses pieds, je la suppliai de me délivrer de [181] ces affreuses liqueurs ; je versois des larmes amères, lorsque le maudit petit Chymiste entra ; il ricana, me traita d’homme foible & d’enfant. Sans la présence de la Marquise, je crois que je me serois porté à quelque extrémité. Il s’apperçut de ma colère, & pour m’en punir : Monsieur, me dit-il, ou vous avez pris l’opium à la dose que vous nous avez déclarée, ou vous n’en avez pris que la dose ordinaire. Dans le premier cas, si vous refusez de continuer mes remèdes, vous êtes un homme mort dans quatre jours ; dans le cas où vous n’en avez pas pris au-delà de la dose ordinaire, vous avez eu tort de nous allarmer, & vous ferez bien [182] de cesser. C’est ce que l’événement justifiera ; car très-certainement si vous ne mourez pas, vous m’entendez.

A cet argument, je crus ne devoir répondre qu’en prenant la liqueur amère. Le méchant vieillard sourit de ma grimace : puis il examina mon pouls, me regarda dans les yeux, & me dit de continuer ce jour-là. Il ajouta que puisque ces breuvages révoltoient tant ma délicatesse, il me donneroit le lendemain des pillules qui opéreroient le même effet, & qui étoient très-agréables au goût. Eh traître, lui dis-je, pourquoi ne me les avoir pas ordonnées le premier jour ? Monsieur, me répondit-il, d’un air [183] fort haut, je n’ai jamais rendu compte à mes malades. Ausurplus <sic>, je vous préviens qu’elles vous fatigueront un peu ; mais vous en serez quitte pour quelques tranchées. En effet, il m’apporta lui-même ses pillules ; je les pris avec délices ; mais demi-heure, après je sentis des déchiremens d’entrailles insupportables : je n’ai jamais tant souffert ; ces maux affreux durèrent une heure, qui me parut un siècle. Malgré ma répugnance, la Marquise me força, suivant l’ordonnance, d’en prendre une seconde dose l’après-midi ; mes tourmens furent encore plus cruels que le matin. Dans le fort de la douleur, je jetois des cris qui effrayoient la [184] Marquise, & je crois que sans son mari la scène n’eût pas eté poussée plus loin. Le Chymiste vint le lendemain, il s’approcha de mon lit d’un air satisfait. J’ai appris, me dit-il, que vous aviez beaucoup souffert hier. Tant mieux, c’est une preuve évidente que le poison avoit formé des dépôts dans la région ombilicale, & que notre remède le poursuit jusques dans ses derniers retranchemens. Il n’y a qu’à doubler les doses. O Ciel ! m’écriai-je, voulez-vous donc m’assassiner ; non, je ne veux plus rien prendre. Le petit homme prit un air froid, & me dit à l’oreille : vous êtes le maître, mais si vous n’en mourez pas, je [185] serai très-convaincu que l’histoire de votre empoisonnement n’est qu’une plaisanterie, & je le prouverai. La Marquise entra dans ce moment, je frémis ; mais je la priai de me remettre au régime des potions. Comme s’ils avoient prévu ce changement, on ne fit que sonner, & la potion amère parut. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête. Je pris le verre avec rage, & je l’avalai d’un seul trait. La Marquise à chaque potion me donnoit de nouvelles espérances ; mais quand je considérois que j’avois encore quatre jours mortels à passer dans un supplice qui se renouvelloit quatre fois par jour, tout mon amour s’évanouissoit ; il ne reprenoit le dessus que lors-[186]que, distrait par la beauté de la Marquise, je ne songeois plus aux liqueurs empestées. Je ne dormis point de toute la nuit. Le jour parut ; j’étois tenté de m’évader, je songeois aux moyens, lorsque le Marquis & son épouse entrèrent avec le funeste breuvage. Je fis les plus grandes difficultés, & je leur fis les prières les plus touchantes ; ils furent inexorables. Au dernier aposême de cette journée, je pris un ton absolu, & je déclarai que, quoiqu’il en arrivât, je n’en prendrois plus, dussai-je mourir dans vingt-quatre heures. Ma résolution paroissoit si bien prise, qu’on appela le Chymiste. On lui demanda s’il ne connoissoit pas un moyen de [187] suppléer aux aposêmes & aux pillules. J’en sais un, me dit-il, qui, sans être bien douloureux, est pourtant violent ; mais il est infaillible. Vous savez, nous dit-il, que l’opium, pris à une certaine dose, provoque le sommeil ; qu’à une dose plus forte, il excite la folie ; & plût à Dieu que Monsieur l’eût pris en assez grande quantité, je l’aurois guéri dès les premiers jours ! Mais ce qu’il n’a pas fait, il peut le faire encore, & je lui réponds du succès. Il prendra donc de l’opium, que je préparerai à la plus forte dose. Combiné avec celui qui reste encore dans son corps, il s’exhaltera, produira des vertiges & la démence. Ce sera là sa guérison ; [188] il ne s’agira alors que de répercuter ces exhalaisons, & de prendre garde que le cerveau n’en demeure affecté. Il suffira de tenir un bain à la glace tout prêt. Il ne faudra point y plonger le malade au premier ni au second accès ; mais aussi-tôt que le troisième le prendra, il faudra le jeter dans la baignoire la tête la première. On se munira de la boëte fumigatoire pour les noyés, crainte d’accident ; c’est, au reste, ce qui doit inquiéter le moins. Quand il sera un peu revenu à lui, on le laissera encore une petite demi-heure dans le bain, en observant de jeter continuellement de grands sceaux d’eau sur sa tête. On le mettra ensuite dans son lit, [189] il écumera beaucoup. Dès qu’il sera un peu tranquille, on lui ouvrira la jugulaire, & on lui fera six petites saignées de trois palettes de sang, à trois heures de distance l’une de l’autre. Alors je le garantis guéri radicalement.

A cette ordonnance, je tremblai de tous mes membres, & mon front se couvrit de la pâleur de la mort. Qu’avez-vous donc, me dit mon bourreau ? Ah ! Monsieur, lui dis-je, ce que vous me proposez est le pire de tout. Eh bien, reprit-il, n’en faites qu’à votre fantaisie, vous êtes le maître, continuez vos potions. Plutôt la mort, m’écriai-je ; j’en ai une si grande répugnance, que la seule idée me soulève le cœur. Il [190] faut convenir, dit le méchant vieillard, que vous êtes un malade bien difficile à gouverner. La Marquise eut beau me représenter qu’il ne me restoit plus qu’une douzaine d’aposêmes à prendre, elle ne put rien gagner sur moi. Madame, dit le Chymiste, quand les enfans sont trop rébelles on les lie : demain à huit heures précises, j’apporterai moi-même l’aposême & l’opium, & Monsieur se décidera. Faites toujours préparer la baignoire, & faites rassembler une quantité suffisante de glace. Tout le monde se retira. La Marquise me conjura d’avoir recours à ma philosophie ; &, puisque j’avois tant fait, d’aller jusqu’au bout. Elle [191] ajouta qu’elle étoit fâchée d’être obligée de sortir le lendemain pour toute la journée ; mais que elle avoit assez de confiance en moi, pour espérer que je n’aurois besoin de personne pour me déterminer ; qu’elle laisseroit dans ma chambre deux de ses gens pour exécuter mes ordres & ceux de l’Apothicaire. Elle me souhaita une bonne nuit & me laissa seul.

Je rêvois depuis la veille aux moyens de fuir : les remèdes que je prenois ne m’empêchoient pas de m’habiller & de me promener dans le jardin, tantôt avec la Marquise, tantôt avec son mari. Il n’étoit question que de gagner la porte de la rue sans être ap-[192]pérçu. Il étoit déjà grand jour, que je m’occupois encore de mon projet. Je fus interrompu par deux hommes, qui vinrent placer la baignoire près de mon lit : on la remplit à moitié d’eau de puits ; on porta ensuite plusieurs panniers de glace. Alors l’Apothicaire entra avec deux verres, il les posa sur une table, & mit à côté deux bouteilles étiquetées ; sur l’une on lisoit Opium préparé ; sur l’autre, premier aposême. Il me salua gravement & sortit ; je profitai de ce moment pour me lever & m’habiller à la hâte : j’allai faire un tour de jardin, mon inquiétude ne me permettoit point de rester en place. Je rentrai : mon projet étoit de [193] jeter l’aposême par la fenêtre, & de faire croire que je l’avois pris ; mais les deux domestiques que la Marquise avoit mis en sentinelle, ne me permirent point d’user de ce stratagême. J’allois encore sortir, lorsque deux hommes portant une bière, allèrent la placer au fond de ma chambre ; deux autres les suivoient avec le portrait de la Marquise, peinte de pied en cap, dans ses plus beaux atours. Ils le placèrent au-dessus de la bière : ce spectacle, l’air lugubre avec lequel tout cela s’exécutoit, me faisoit frissonner d’horreur. Que signifie tout ceci, dis je, à l’un des domestiques ? Je l’ignore, me répondit-il, mais voilà Monsieur qui vous l’expli-[194]quera. L’Apothicaire rentroit dans ce moment. Cette énigme, dit-il, n’est pas difficile à deviner. Si vous optez pour l’un ou l’autre de mes remèdes, ce tableau vous appartient. Si vous refusez de vous soumettre à mes ordonnances, dans quatre jours voilà votre dernier azyle, en me montrant la bière. Êtes-vous décidé ? le temps presse. Je lui dis que j’allois faire encore un tour de jardin, & que je ne tarderois pas à lui donner une réponse positive.

On ne me suivit point ; au lieu d’aller au jardin, j’allai dans la cour. Je croyois la Marquise absente ; la porte étoit ouverte, le Suisse étoit occupé dans sa loge, [195] ou feignoit de l’être. Je pris mon essor ; & quoiqu’affoibli par la diète & par les remèdes, je m’élançai comme un trait dans la rue. Je marchai tout en désordre jusqu’à ce que j’eus rencontré une voiture, & je me fis conduire chez moi. Mon domestique avoit disparu avec quelques effets. Je m’en consolai ; j’en envoyai chercher un qui m’avoit déjà servi, & je le repris. J’écrivis à la Marquise, je lui marquai que tout ce que j’avois souffert c’étoit pour elle ; qu’à la vérité je devois la vie à ses soins, & à l’encouragement qu’elle m’avoit donné pour supporter tant de maux ; mais que sans une si belle cause, y eût-il eu cent mille vies à con-[196]server, je n’aurois jamais pu m’y résoudre au prix de tant de souffrances. Mais qu’enfin ma répugnance l’avoit emporté ; que j’avois fui ce barbare Chymiste, qui sembloit se plaire à me tourmenter inutilement ; que j’étois si convaincu que les remèdes qu’il m’avoit fait prendre, étoient plus que suffisans pour me guérir en deux ou trois jours, que je ne voulois plus en faire d’aucune espèce ; que je n’avois aucune crainte, & que cependant elle savoit combien elle me rendoit la vie précieuse & chère.

Je n’avois pas achevé d’écrire, que je vis entrer le méchant petit Chymiste. A cette vue mon sang se troubla, je tremblai de tous [197] mes membres. Il s’assit d’un air tranquille à côté de moi, comme s’il n’eût rien à craindre de ma fureur. Convenez, me dit-il, en me regardant fixement, que vous avez remporté un grand triomphe. Vous avez supposé un empoisonnement pour tromper Madame la Marquise, jusques-là ce n’étoit qu’une vieille ruse prise dans quelque Roman, & dont l’invention, si elle vous appartentoit, ne vous feroit pas beaucoup d’honneur. Mais ce qui vous flatte le plus dans tout ceci, c’est d’avoir fait tomber dans le piége un homme de ma réputation ; c’est de m’avoir fait épuiser mon savoir à guérir une maladie qui n’existoit pas. Je pour-[198]rois dire, pour ma justification, que comptant sur votre bonne foi, je n’ai pas cru devoir faire aucune recherche ; mais je veux vous laisser une victoire complette.

L’assurance avec laquelle il me parloit me déconcerta. Cependant je pris un ton ferme. Vous venez donc, lui dis-je, me soutenir en face que je suis un imposteur ? Rendez grâce à votre état & à votre vieillesse, sans cela, traitre . . . . Modérez ce courroux, reprit-il : ce qui me fait juger que vous nous avez trompés, c’est l’obstination avec laquelle vous vous dérobez à mes remèdes ; puis donc que vous avez été réellement empoisonné, je vous [199] déclare que si vous ne les continuez pas, votre vie n’est point en sûreté. J’ai tâché d’adoucir votre traitement le plus qu’il m’a été possible ; mais vous ne pouvez rien supporter ; vous êtes un Sybarite. Ce bain de glace vous a effrayé, comme si un homme qui fait des vers devoit tant craindre la glace.

Ce ton de persiflage me mit en fureur ; je le menaçai de le jeter par la fenêtre. Doucement, Monsieur, me dit il, je suis venu par ordre de Madame la Marquise ; me manquer c’est manquer à elle-même. Quant à moi j’excuse un homme sur qui l’opium peut avoir produit certains effets. Cependant je veux vous [200] rendre le bien pour le mal. Après les remèdes que vous avez faits, je crois qu’il suffira d’en faire de beaucoup plus doux, plus longs à la vérité, mais dont vous ressentirez l’effet par la suite ; tout consiste en une petite dragée que vous prendrez le matin après votre café pendant trois mois. Ce remède n’a aucun dégoût, & ne cause ni nausées, ni tranchées ; vous la composerez vous-même, afin de tranquilliser vos craintes. Vous sentez vous la constance de continuer trois mois ? Je lui en donnai ma parole ; & il demanda de l’encre & du papier pour faire l’ordonnance. Tout en écrivant, le traitre avoit soin de nommer tout haut les drogues, tantôt [201] l’une, tantôt l’autre, mais toutes agréables. Cette formule me paroissoit un peu longue ; mais comme j’étois le maître de ne pas la suivre, je le laissai faire. Il plia le papier fort proprement, me recommanda de le lire avec attention, & sur tout de ne pas le perdre. Il le laissa sur mon bureau, & sortit pour aller, me dit-il, rendre compte de ma docilité à Madame la Marquise & à son mari.

Comme les drogues que j’avois entendu nommer n’avoient rien de désagréable, je résolus de faire faire <sic> les pillules, ne fût-ce que pour être en état de les montrer à la Marquise, quand elle demanderoit à les voir. Alors je voulus [202] relire l’ordonnance du vieux Chymiste. Quelle fut ma surprise ! Au lieu d’une recette je trouvai ce billet.

« Le récit de votre empoisonnement, fait par Lolive, avoit réellement affecté Madame la Marquise de * *. Elle plaignoit l’égarement d’un jeune homme qu’elle croyoit de bonne foi, & qui s’étoit livré à une passion, qui, pour être insensée, n’en eût pas été moins malheureuse. Elle m’envoya chercher sur le champ, & m’exposa votre accident ; je vous crus perdu ; je voulus interroger moi-même votre domestique. Il avoit paru fort alarmé devant Madame la Marquise ; il me parut rassu-[203]ré, & même tout consolé, en m’expliquant les circonstances de votre aventure. J’eus quelque méfiance. Je donnai le mot à un des gens de la maison, & je l’envoyai boire avec Lolive. On a tort de donner la question aux criminels, pour leur faire dire la vérité : le vin seroit plus efficace, il le fut pour Lolive. Il dit en secret à son convive que tout étoit vrai jusqu’à l’empoisonnement exclusivement ; qu’il vous avoit vu ouvrir la fenêtre, & jeter le verre & le poison en même-temps ; mais qu’il ne falloit rien dire, & laisser les choses aller leur train, parce qu’apparemment son Maître avoit ses [204] raisons. Alors nous le fîmes venir, nous le menaçâmes, il nous avoua tout. Il parut vous craindre, on appaisa ses craintes avec quelqu’argent, & en lui procurant une condition à la campagne. Lolive ne s’en est pas tenu à cette confidence ; il a dit que vous prépariez un recueil formé des Ouvrages de la Marquise, que vous reclamez. Il a dit beaucoup d’autres choses que vous devez savoir. Madame la Marquise piquée de votre fourberie, m’a chargé de la venger ; je crois m’en être assez bien acquitté, & vous n’avez aucun reproche à me faire à cet égard. M. le Marquis étoit du secret ; il étoit juste qu’ayant [205] voulu le rendre votre dupe, vous fussiez aussi la sienne. Vous avez cru que nous étions tous la vôtre, & c’étoit vous qui l’étiez de tout le monde. Adieu, Monsieur, profitez de cette leçon, c’est ce que vous pouvez faire de mieux. » ◀Allgemeine Erzählung

Je vous avoue, mon cher Spectateur, que jamais je n’ai ressenti de confusion semblable. Je ne songeai plus qu’à me faire oublier de la terre entière. Depuis cinq ou six ans que cette scène s’est passée, j’ai abandonné Paris, je me suis retiré à la campagne où je cultive les Lettres pour mon plaisir, mais en évitant toujours de me faire imprimer. La plupart des gens attribuent à la Littéra-[206]ture, des vices qu’on ne doit imputer qu’à plusieurs de ceux qui abusent de leur esprit & de leurs talens. Pourquoi rendre les Muses responsables de la conduite & des mœurs de ceux qui profanent leurs Autels ? C’est une injustice contre laquelle vous ne devez jamais cesser de vous récrier.

J’ai l’honneur d’être &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2

[207] Lettre.

Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur le Spectateur,

Vous vous êtes souvent récrié contre notre luxe ; vous en avez fait observer les inconvéniens ; vous avez prouvé qu’il étoit la source de mille maux ; qu’il endurcissoit le cœur du riche, qu’il multiplioit nos besoins à l’infini, que, pour les satisfaire, on étoit toujours prêt à sacrifier honneur, décence, probité ; que c’étoit à lui qu’il falloit attribuer cet égoïsme universel, le vice le plus dominant de ce siècle. J’envisage, moi, comme une de ses suites les plus funestes, cette foule d’hom-[208]mes perdus, esclaves sous le nom de domestiques, dont nos Villes fourmillent. L’oisiveté, le libertinage, les douceurs d’une vie molle & délicate, les dehors d’un faste imposant, leur font déserter les campagnes, & quitter leurs familles, dont ils seroient le soutien.

Parmi les causes qui contribuent le plus à la corruption des mœurs, & par conséquent à la décadence des Empires, je regarde comme une des principales l’esclavage ou la servitude ; car celle-ci, lorsqu’elle est volontaire, est encore plus honteuse.

A mesure que les peuples conquérants soumettoient les Nations, ils faisoient des esclaves [209] de leurs prisonniers. S’ils étoient contentés d’incorporer à leur nation les Peuples conquis, ceux-ci auroient donné leurs mœurs aux vainqueurs, comme il est arrivé dans la Chine ; ou ils les auroient reçus d’eux : mais en les réduisant à l’esclavage, ils les rendoient incapables de toute vertu morale, & les forçoient à la corruption, qui infectoit ensuite leurs Maîtres ; car dès que la corruption est chez un peuple, elle gagne les parties les plus saines. Je dis que l’esclavage est incapable de toute vertu morale, parce qu’étant une manière d’être, abjecte & honteuse, toujours soumise aux volontés d’autrui, il doit nécessairement avi-[210]lir & presque dénaturer l’ame à laquelle il ôte, sinon la faculté, du moins l’exercice de sa volonté, & même de sa pensée, pour y substituer la crainte de ne pas vouloir & de ne pas penser, comme veut & comme pense le Maître dont il dépend. Tout esclave est donc vil, même à ses propres yeux. Il peut y avoir eu quelques exceptions, quelques esclaves qui, quoique soumis aux volontés d’un Maître, aient conservé la liberté de vouloir & de penser, comme Esope, Epictète, Phèdre & quelques autres ; mais le sacrifice continuel qu’ils étoient obligés de faire, doit être regardé comme le plus sublime effort de la Philosophie ; d’ailleurs [211] ces exemples sont si rares, qu’ils ne doivent point entrer en ligne de compte, & ne prouvent rien contre l’avilissement de l’esclave ou du serviteur. Or, tout homme qui ne peut pas s’estimer soi-même, s’embarrasse peu de mériter l’estime d’autrui ; il compte l’honneur pour peu de chose, & n’a qu’une bien foible idée de la vertu : une action basse ne lui coûtera rien s’il y trouve son avantage, & s’il peut se mettre au-dessus de la crainte de la punition, le seul frein qui le retienne. Comment & de quel droit exiger des mœurs dans un esclave ? On le traite toujours comme s’il étoit incapable d’en avoir ; on ne lui tient aucun compte de [212] sa probité, lorsqu’il en donne des preuves, & on le punit toujours plus sévèrement que l’homme libre, lorsqu’il y manque ; & comme il sent que c’est par la force & pour l’avantage du Maître qu’on le contraint à être honnête, il se fait moins de scrupule de manquer d’honnêteté. Le tout est de ne pas être découvert.

Voilà pourtant l’espèce d’hommes à laquelle nous livrons nos familles ; plus un homme est puissant & riche, & plus sa maison est remplie de domestiques, ou, ce qui revient au même, plus elle est infectée d’hommes vils par état. Comment le jeune homme qu’ils entourent, auquel leur [213] intérêt est de plaire, ne participera-t-il point à la bassesse qui l’assiége ? Il est vrai que ses parens ont soin de lui inspirer le plus grand mépris pour ces êtres, non parce qu’ils se sont dégradés par la servitude ; mais parce qu’ils sont nés dans la pauvreté, ou dans la dernière classe, c’est-à-dire, qu’ils ne l’arrachent à un danger qu’en lui donnant un vice, l’orgueil ; & cet orgueil un jour lui fera multiplier le nombre de ses gens. A tout cela que gagne l’État ?

L’opinion que j’ai de l’esclavage & de la domesticité, paroîtra peut-être injuste ; mais en pense-t-il mieux celui qui emploie son domestique à servir ses [214] débauches, ses vices, à partager les actions souvent les plus infâmes ? Oseroit-il le proposer à un homme de son état, à moins qu’il ne fût aussi vicieux, aussi dépravé que lui ? Le domestique qui se prête aux crimes de son Maître, n’est pas moins coupable, & il est plus vil à mes yeux ; car je ne vois rien de pis que de servir les passions d’autrui pour un sordide intérêt. Si, dans ce cas, quelqu’un peut être comparé à l’esclave, c’est le courtisan qui sollicite d’être chargé d’exécuter un ordre qu’il croit injuste & tyrannique.

S’il est donc vrai que l’esclavage, la servitude, ou, comme nous disons, la domesticité rendent les hommes incapables des vertus morales, il est de la plus grande conséquence pour l’État, de souffrir le moins d’esclaves [215] qu’il est possible. Cependant combien le luxe ne les multiplie-t-il pas tous les jours ? Si un autre Spartacus déployoit l’étendart de la rébellion, je doute que les Maîtres pussent former une armée assez considérable pour opposer à celle de leurs esclaves.

L’esprit servile de cette foule de domestiques, se communique à la masse de ce qu’on appelle peuple, & le rend vil & corrompu comme eux. Malheureusement ces esclaves que nous méprisons, nous croyons dans l’occasion qu’il est de notre honneur & de notre gloire des <sic> les protéger contre des citoyens libres, & c’est encore un grand mal. Nos domestiques insolens de cette protection, rendent à l’Artisan honnête, au Laboureur utile, les mépris qu’ils essuyent de leurs Maîtres ; ils les [216] insultent, les outragent, & si l’offensé ose en prendre vengeance, il a tout à risquer de la part du Maître, qui se croit outragé dans la personne de son domestique ; mais s’il est assez prudent pour se plaindre, il est rare que sa plainte soit écoutée. Qu’en arrive-t-il ? C’est que l’homme du peuple, qui ne veut point se faire un ennemi puissant dans la personne du Maître, souffre, flatte le domestique, & tâche de s’en faire un ami ; & que le domestique en devient plus insolent encore. Ainsi se perd la noblesse d’une nation, ainsi le Peuple s’avilit. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2

Fin du No.. 3. ◀Ebene 1