Zitiervorschlag: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Hrsg.): "Discours LXIV.", in: Le Mentor moderne, Vol.2\064 (1723), S. 86-97, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4265 [aufgerufen am: ].


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Discours LXIV.

Zitat/Motto► --Docebo Unde parentur opes, quid alat formetque Poetam. Horat.

Je vous enseignerai d’où la Poesie tire ses richesses, & ce qui est propre à former, & à nourrir le Poete. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► C’est un plaisir très flatteur pour moi, qui prens si fort à cœur les intérêts des belles lettres, de me sentir capable d’ouvrir à mes contemporains une route vers le Parnasse, aussi abrégée, que peu commune. De la maniere, dont on gouverne à present la Poesie, elle consiste dans la connoissance de certaines regles à peu près mé-[87]chaniques, semblables aux recettes, qu’une habile Ménagere suit en faisant des compôtes, & des confitures. Comme il y a peu de gens, qui ne se soient familiarisez avec la sorte d’Eloquence qui regne dans ces recettes domestiques, je crois que je ne ferai pas mal d’en imiter le stile : Metatextualität► ce sera un sûr moyen de rendre ma nouvelle Méthode intelligible à ceux de mes Lecteurs, qui ont l’esprit le plus borné.

Je commencerai par l’Epopée, par ce que tous les Critiques conviennent unanimement que c’est l’effet du plus grand effort de génie, dont l’Esprit humain soit capable. ◀Metatextualität Je sai que les François m’ont déja prévenu, en assujettissant cette sorte de compositions à des Regles fixes ; mais, par malheur, ils en ont rendu l’éxécution impossible à la plûpart de ceux qui brulent d’envie de l’entreprendre. Ils prétendent qu’il faut nécessairement du génie, pour réüssir dans ces sortes de Poemes : & qui ne sait pas, que les génies d’un certain ordre sont un peu rares dans tous les siécles, & même dans le nôtre, qui est pourtant si éclairé ? Je serois bien faché, que mes compatriotes fussent plus long-tems arrêtez par un pareil obsta-[88]cle ; & je m’en vais faire tous mes efforts, pour prouver invinciblement, qu’on peut faire un Poeme Epique, sans Génie, sans Erudition, & même sans beaucoup de Lecture. On m’avouera sans doute que cette méthode est admirable pour un si grand nombre de Poetes, qui avouent ingénument qu’ils n’ont jamais lu, & qui nous font voir par leurs excellens Ouvrages, qu’ils n’ont jamais rien appris.

L’Avare de Moliere remarque sur la maniere de donner un repas, qu’avec de l’argent il n’est pas difficile d’y réüssir, & que l’habileté d’un Cuisinier expert consiste à en venir à bout sans argent. On peut dire precisement la même chose de la composition d’un Poeme Epique. Rien de plus facile, pour un homme qui à <sic> du génie ; mais, la grande habileté consiste à s’en tirer glorieusement, sans que le genie y entre pour quelque chose. Metatextualität► Voilà ce que j’entreprens d’enseigner ici, en faisant présent au public d’une recepte claire & pratiquable, qui mettra de simples Chansoniers, & des Dames même, en état de briller par des productions de cette nature. ◀Metatextualität

On m’objectera d’abord, j’en suis [89] sûr, qu’un Poeme Epique doit étaler par tout des idées justes de tous les art <sic> & de toutes les sciences. Mais, cette difficulté ne doit point décourager les Poetes ignorans, tant qu’il y aura au monde des Index, & des Dictionaires, qui sont les Magazins du savoir. D’ailleurs, c’est une Maxime établie, que les termes de l’art doivent être bannis du Stile poetique ; &, sur ce pied là, quand un poete pécheroit un peu contre la nature des sujets même qu’il décrit, ce seroit un grand hazard si le public s’en apercevroit. Ce qu’on sait le mieux des Arts & des Sciences, ce sont les termes qui leur sont propres. Il est vrai qu’il y a une branche de l’Erudition qui lui paroit assez nécessaire, c’est la Géographie ancienne, qui doit lui enseigner à placer juste les Villes, les Montagnes, & les Rivieres ; mais, il peut faire sa provision de cette science à petit frais. Cluverius1 ne coute que quatre sols.

On prétendra encore qu’il est absolument nécessaire au Poete en question de bien entendre les langues anciennes. Mais, ce n’est pas là une affaire. Déjà il est de notoriété publique, que les [90] plus grands Litérateurs, sont des gens sans génie ; & puis, il faut distinguer entre Grec, & Grec. Par exemple, il y a le Grec original, & le Grec, sur lequels nos Traducteurs font leurs versions Angloises. Je serois bien faché d’avancer ici des Paradoxes ; mais, je crois ne rien outrer, en assurant, que cette derniere sorte de Grec peut être appris sans peine dans une heure de tems. J’ai connu un homme, qui se rendit habile Grec, en jettant seulement l’œuil, sur une page gauche d’un Homere, imprimé à 2 Cambridge. Il n’y a rien là, qui doive surprendre. On vit dans nos jours avec les Auteurs, comme avec les personnes qu’on fréquente : un homme, qui a quelque Education, se familiarise à la premiere vue avec les uns & avec les autres. Comme il suffit à un habile Général de voir le terrain qu’il veut conquérir, il suffit à un bon Poete Moderne de regarder en passant un Auteur, qu’il veut s’approprier. Voilà des préparatifs de reste : venons au fait.

[91] Récepte pour faire un Poeme Epique.

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Pour ce qui regarde la Fable.

« Prenez de quelque vieux Poeme, Histoire ou Roman, comme Geofroi de Monmouth, ou Don Belianis de Grece, tous les événemens que sont susceptibles de longues descriptions. Remplissez en votre imagination, & ramassez les tous ensemble dans une seule & même fable. Prenez en suite un Héros dont le nom soit sonore & harmonieux, & jettez-le à corps perdu au milieu de toutes ces avantures. Laissez-le travailler là jusqu’au douzieme volume, & ne l’en tirez, que lorsqu’il sera prêt à se marier, ou à conquérir un Empire ; car, la fin d’un Poeme Epique doit être heureuse : c’est la regle. »

Pour faire une Episode.

« Prenez quelques restes des avantures, que vous aurez rassemblées, & qu’il vous aura été impossible d’en-[92]chainer à celles où vous engagez votre Héros. Envelopez-y quelqu’autre personage, dans un petit Poeme à part, qui peut n’avoir rien de commun avec le corps de l’ouvrage, que la même Réliure. »

Pour la Morale, & l’Allégorie.

« Que votre composition aille toujours son grand chemin. Quand elle sera achevée, vous pourrez à votre loisir en tirer l’Allégorie, & la Morale. Ayez soin seulement de n’y point épargner vos efforts. »

Pour les Mœurs, ou les Caracteres.

« Prenez toutes les qualitez les plus excellentes des plus celebres Héros de l’Antiquité ; &, si vous ne pouvez pas les réduire à une certaine consistance, jettez les pêle-mêle sur le dos de votre principal personage. Si vous avez quelque Patron, n’oubliez pas sur-tout de faire usage des vertus, dont il se pique d’être orné ; &, pour ne point lui rendre ce service inutilement, tirez de l’Alphabet les lettres qui composent le nom [93] du dit Mecenas, & placez-les à la tête d’une epitre dédicatoire. Il n’est pas nécessaire que vous entriez trop scrupuleusement dans la Nature des grandes qualitez, que vous donnez à votre Héros ; puisqu’on n’a pas déterminé encore s’il faut que le Héros d’un Poeme Epique soit honnête-homme. Pour vos Caracteres subalternes, vous n’avez qu’à les chercher dans Homere, & dans Virgile, & les lier à d’autres noms. Il n’y a là rien d’embarassant. »

Pour le Merveilleux.

« Prenez des Divinitez màles & femelles, autant que vous en pourrez employer ; partagez-les en deux portions égales, & mettez Jupiter au milieu. Que Junon les fasse fermenter, & que Vénus les mollifie. Ayez soin, sur-tout, de bien faire trotter Mercure, & de donner de l’exercice à ses Talonnieres. Si vous avez besoin d’Anges, & de Démons, allez vous en fournir chez le Tasse, qui en a à revendre. Ces Dieux, & ces esprits, sont autant de ressorts, sans lesquels la Machine Epique s’arrête-[94]roit à tout moment. Dès que vous verrez votre Héros dans un embaras, d’où ni votre Esprit ni aucun moyen humain ne pourront le tirer, appellez le Ciel au secours ; & les Dieux feront votre affaire en moins de rien. Horace est formel là dessus. »

Pour les Descriptions.

« Si vous voulez faire comme il faut celle d’un orage, prenez les quatre vents, & jettez les ensemble dans un même Vers, ajoutez-y de la pluie, des éclairs, du tonnere, de chaque ingrédient quantum sufficit. Brassez bien ensemble vos ondes, & vos nuages, jusqu’à ce que le tout se mette à fermenter ; & épaisissez votre description par-ci par-là de quelques rochers, & de quelque bancs de sable. Ne lâchez pas votre tempête de la caverne de votre imagination, avant que tout ne soit prêt à partir en même tems. »

Pour une Bataille.

« Ramassez tout ce qu’il y a de plus tumultueux dans tous les com-[95]bats de l’Iliade, & modérez le grand feu qui y regne, en y mêlant un peu du sang froid de la valeur d’Enée. S’il vous est impossible d’employer tout ce que vous aurez recuilli là-dessus, faites du reste quelques rencontres, escarmouches, &c. Assaisonnez bien le tout de comparaisons & de Métaphores ; & vous avouerez vous même, que vos combats surpassent tout ce qu’on a fait dans ce genre-là. »

Pour la Description d’une Ville consumée par les Flames.

« Si vous trouvez une pareille description nécessaire, parce qu’il est sûr, qu’il y en a une dans Virgile ; Troye n’est-elle pas à votre service, avec tous ses Temples & tous ses Palais, dont les flames s’élevent jusqu’aux cieux ? Mais, peut être aurez-vous trop de délicatesse pour vous en mettre en possession, & vous craindrez de passer par là pour plagiaire. Si cela est, mêlez ensemble l’incendie de Troye, & celui de Jérusalem ; & soyez sûr que ce sera un feu des plus terribles. [96]

Pour vos Metaphores, & vos comparaisons, tout l’univers vous les offre en foule : il ne faut qu’avoir des yeux, pour en faire des Magazins entiers. Il est vrai que l’application en est un peu difficile. Consultez là dessus votre Libraire. »

Pour la Diction.

« Vous pouvez là dessus vous en fier à la fortune, pourvû que vous ayez soin de ménager à votre stile un air d’antiquité ; en y mélant des tours d’expression antiques, que vous trouverez à foison dans le Grec moderne d’Homere, & dans les Avantures de Thélemaque. J’ai connu un Peintre sans génie, comme le Poete que je suppose, qui enfumoit ses pieces pour les faire passer pour Originaux. C’est de la même maniere, que vous pourrez rendre votre Poeme vénérable, en l’obscurcissant par ci par-là, par des Grécismes, & par d’autres phrazes orientales. » ◀Ebene 3

Voilà ma Recette, que j’ose garantir infaillible. J’y ajouterai seulement, que tous les Poetes, qui voudront en profiter, doivent bien prendre garde [97] dans l’opération à un Article très essentiel. C’est de ne jamais craindre de mettre trop de feu dans leur ouvrage. Je leur conseille plûtôt de précipiter leurs pensées toutes chaudes sur le papier, & de ne point les mettre à la glace par le moyen de la correction. Hélas ! quelque soin qu’on y employe, & avec quelque ardeur on les pousse dans le monde, dès le premier moment de leur naissance, il n’est pas fort rare de les voir déjà toutes refroidies, avant que d’être entrées chez les Libraires. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1C’est un Traité de la Geographie ancienne.

2Le Grec y est d’un côté, & l’Anglois de l’autre.