Querelle imprévue.
Pardon, mon cher Lecteur, si je vais vous entretenir de moi : je sais que les affaires des Auteurs intéressent fort peu ceux qui lisent leurs Ouvrages ; mais celle dont il s’agit, entre dans le plan du Spectateur ; & tous les jours vous pouvez vous trouver dans le cas où je suis ; car quelque sage, quelque prudent que vous soyez, ne vous flattez jamais que vous n’aurez point de mauvaises affaires. Ni votre bonté, ni votre douceur, ni votre complaisance ne sauroient vous en garantir. Mais je dirai du bien de tout le monde, je m’extasierai aux vers de Dorval, je crierai bravo à tort & à travers à la musique de Mondor ; je mettrai le Sculpteur Balton au-dessus de Phidias, le Barbouilleur Cléon à côté de Raphaël ; j’appellerai Florise une quatrième Grâce, Théone une dixième Muse ; je louerai la pudeur enfantine de la coquette & vieille Euphrasie, la générosité de l’avare Micon, la probité du banqueroutier Elvide, la sincérité du traitre Timante, la franchise de l’intrigant Dorcon ; que faut-il de plus ? Mon ami, toutes ces précautions ne vous serviront de rien ; je n’en sais qu’une, c’est de cesser de vivre avec les hom-mes. L’un regardera comme un trait satyrique, le bien que vous aurez dit de l’autre. Celui-ci vous fera un crime de votre caractère bienfaisant ; celui-là empoisonnera vos propos les plus innocens, vos actions les plus pures ; si vous faites l’éloge de votre ami, il vous en voudra de ne l’avoir pas assez loué : si vous vous vengez de votre ennemi, vous passerez pour un homme impitoyable & cruel ; si vous pardonnez, pour un lâche.
Vous connoissez M. Philidor, mon cher lecteur ; moi, sans le connoître, j’ai souvent applaudi sa musique ; il en a fait de bonne, il en a fait de médiocre : c’est le sort des plus grands Maîtres. Vous savez que Poinsinet étoit son Poëte. Ce Poinsinet étoit un être fort singulier ; avec de l’esprit, il déraisonna toute sa vie. Il étoit dominé par l’imagination la plus folle & la plus pétillante ; pourvu qu’on flattât sa vanité, on exaltoit cette imagination au degré qu’on vouloit, & jusqu’à lui faire faire les choses les lus opposées à son caractère, à ses projets & à ses vues. Il étoit d’une crédulité ** Dans ce portrait de Poinsinet, il n’est question que de son esprit & de son talent: je respecte ses mœurs & sa probité : on peut avoir mille ridicules, & être un parfait honnête homme, & Poinsinet l’étoit. On a imprimé une partie des anecdotes de sa vie. Sa crédulité y joue un grand rôle. Le trait suivant, dont j’ai été témoin, n’a pas été connu de l’Auteur de son histoire. Il ne prouve pas moins son ignorance que sa simplicité. Un jour que je sortois de la Comédie, il vint à moi, m’entraîna dans le Parterre, & d’un ton fort mystérieux, il me demanda si je connoissois le Vice-Légat d’Avignon. Je n’ai pas cet honneur, lui répondis-je. « J’en suis fâché, reprit-il ; mais comme vous êtes Languedocien, du moins pourrez-vous me dire s’il a une famille bien nombreuse, & si la Princesse son épouse est aussi aimable qu’on le publie ? » J’ouvrois de grands yeux, & j’étois prêt à répondre par un éclat de rire. « Il semble, m’interrompit-il, que vous soyez étonné de toutes ces questions. » Beaucoup, lui dis-je, & d’abord je les ai prises pour une plaisanterie ; « mais point du tout, s’écria-t-il, c’est une affaire très-sérieuse, & ma fortune en dépend. » Il tira une lettre de sa poche, dans laquelle on lui marquoit qu’il venoit d’être nommé Gouverneur des enfans du Vice-Légat, (qu’il prenoit pour une Tête couronnée). Je le laissai dans son illusion, qui lui fit sans doute passer une nuit très-agréable. qu’on ne trouve pas dans l’enfance même, & cependant essayant de tendredes <sic> pié-ges à la crédulité d’autrui. Il étoit sur-tout fort vain, & presque toujours dupe de sa vanité. En un mot, si Dom Quichotte n’étoit point un personnage imaginaire, Dom Quichotte & Poinsinet seroient, par leur imagination & leur crédulité, les deux hommes les plus extraordinaire.
Tel étoit le Poëte aux talens duquel M. Philidor marioit ses chants ; ce n’est pas que les vers de Poinsinet fussent plus mauvais que ceux de beaucoup d’autres ; l’esprit lui tenoit lieu de talent, de goût, d’harmonie, & même de sens commun ; & comme à l’Opéra-comique la musique fait tout passer, autant valoit Poinsinet qu’un autre, & peut-être mieux ; car enfin il avoit de l’imagination.
Vous savez encore, mon cher Lecteur, que la Musique & la Poësie sont deux manières de peindre ; l’une par des sons, & l’autre par des vers. Il arrive souvent, dans la composition d’un Opéra, que le Peintre qui n’emploie que les sons, esquisse ou compose son tableau d’après son idée, & indépendamment des vers ; & qu’alors c’est au Peintre qui emploie les vers, à saisir l’idée & à calquer son tableau sur celui du premier, c’est-à-dire, à adapter ses vers au chant ; c’est ce qu’on appelle parodier. Il n’y a ni Musicien, ni Poëte lyrique à qui ces choses ne soient arrivées mille fois ; il est vrai que le Poëte gêné par la mesure & par le nombre, donne difficilement l’essor à son génie. Aussi la plupart des Poëtes regardent-ils ce genre de travail, comme la plus pénible des corvées. Poinsinet, qui tiroit parti de tout, se vantoit d’être le plus habile des Parodistes. Il disoit à ce propos, qu’il n’y avoit que lui au monde, qui pût travailler pour M. Philidor, parce que celui-ci commençoit toujours par faire la Musique.
C’est pour avoir rapporté naïvement, & sans y entendre malice, ce mot d’un Poëte enterré depuis dix ans, que je me suis fait, avec M. Philidor, l’affaire la plus terrible. Il a fait impri-mer, dans un Journal qui recèle le fiel & les plaintes des Auteurs & des Artistes mécontens du Public & de leurs critiques, un torrent d’injures contre moi ; il me les a écrites à moi-même, dans la lettre que je mettrai bientôt sous vos yeux. Flattez-vous après cela, mon cher Lecteur, que jamais vous n’aurez de querelles avec personne, & que vous passerez des jours tranquilles sans disputes & sans procès.
Pourquoi faut-il que les belles-Lettres, les Sciences & les Arts, donnés à l’homme pour être sa consolation, pour le distraire des malheurs attachés à l’humanité, pour rendre ses jours heureux, pour adoucir la férocité naturelle de ses mœurs, pour soulager ses peines, multiplier ses jouissances, resserrer les liens de la société, élever l’ame, & rapprocher l’homme de Dieu même ; pourquoi faut-il, dis-je, que ces dons célestes, deviennent pour l’homme une source de tourmens, de discorde & de haine ? Ne nous méprenons point, n’attribuons ces malheurs qu’à l’orgueil des Artistes & des Savans ; ils seroient également inquiets & jaloux, & peut-être plus méchans, s’ils n’avoient aucune connoissance des Arts.
Les Beaux Arts entretiennent, augmentent dans les Artistes la douce sensibilité : le génie consiste en partie dans cette disposi-tion de l’ame à être vivement affectée. Mais malheur à nous si nous en abusons. La sensibilité qui s’exerce sur toutes les scènes du monde moral & physique, qui porte l’Artiste à s’affecter du bien & du mal, pour en faire résulter le plaisir, ou la correction de l’homme, est sans doute le plus grand bienfait de la nature. Mais quand l’Artiste concentre en soi cettesensiblité <sic> ; quand les progrès & la gloire des Arts le touchent moins que sa propre gloire, la sensibilité dégénère en une vanité ridicule, en un amour propre pointilleux, que la contradiction irrite, que la critique met en fureur, qui ne voit dans ses rivaux que des ennemis, & qui se donne plus de peine pour obtenir des applaudissements, que n’en a le vrai talent à les mériter.
Tel est l’Artiste trop épris de l’amour de soi-même ; tandis que l’homme de génie, dominé par l’enthousiasme de son Art, s’occupe à le perfectionner, attend modestement les suffrages du Public, dont il ne se croit jamais assez digne, rit d’une censure injuste, & fait son profit d’une critique raisonnable.
Quand je me serois étudié à peindre un Artiste que son amour propre rend inquiet & difficile, & que fait frémir le moindre regard de la critique, je n’y aurois jamais si bien réussi que l’Auteur de la Lettre suivante. Vous n’y trouverez pas un mot, mon cher Lecteur, qui ne le caractérise. C’est un chef-d’œuvre dans son espèce.
A MM. Castilhon, ** Mon frère n’est pour rien dans cette querelle ; il n’a point eu le malheur d’entendre le mot de Poinsinet, & il n’a pas pu le rapporter. Auteurs du Journal des Sciences & des Beaux Arts.
Paris, ce 9 Juillet 1776.
« Après m’avoir calomnié **** Cette calomnie atroce consiste donc à avoit copié le mot d’un Poëte, sur son talent à parodier la Musique de M. A. D. Philodor ! Je proteste que je n’ai point vu dans tout cela, & que je n’y vois encore point de calomnie., comme vous l’avez fait, Messieurs, dans votre Journal du mois de Juin, page 451, vous ne trouverez pas mauvais que je vous démente publiquement, & que je me serve du Journal de Théâtre, dans lequel il est libre à tous les Artistes de confondre l’imposture, l’ignorance & la méchanceté de la plupart de ceux qui les attaquent.
Avant de dénigrer un homme qui a toujours ambitionné, plus la gloire que la fortune, & pour lequel le Public n’a cessé d’avoir de l’indulgence, n’auriez-vous pas dû consulter les Auteurs vivans, auxquels j’ai eu l’honneur d’allier mes foibles talens ? Tous vous auroient certainement attesté, que je n’ai jamais exigé que l’on parodiât ma Musique, & vous vous seriez bien gardé d’avancer de prétendus propos de feu M. Poinsinet à mon égard.
Ne croyez pas, Messieurs, que les critiques ou les complimens de Journalistes tels que vous puissent affecter mon ame ; j’ai souffert, sans me plaindre, de bien plus grandes injustices, depuis que j’ai eu le bonheur de recueillir les suffrages du Public ; mais la reconnoissance & le respect que j’ai pour ce même Public, m’engagent à ne pas laisser ternir ma réputation par un mensonge. Signé, A. D. Philidor »
Je rends grâces à M. A. D. Philidor, pour mon frère & pour moi, de ne nous avoir point ac-cusés de trahison envers la Patrie, de monopole, d’assassinat, crimes moins atroces, sans doute, que d’avoir rapporté un mot de Poinsinet, que M. Philidor prend pour une épigramme contre sa Musique. J’aurois pu faire un autre usage de sa lettre ; je me contente, mon cher Lecteur, de la mettre sous vos yeux, & de lui adresser la réponse suivante.
Réponse à la Lettre de M. A. D. Philidor.
« Il faut que vous ayez des fibres cruellement irritables, Monsieur ; c’est un présent bien funeste que vous a fait la nature. Qui ne croiroit, en lisant la Lettre que vous avez fait insérer dans le Journal de Théâtre, & que vous m’avez écrite, que je vous ai fait l’insulte la plus sanglante, & qu’en vous j’ai outragé Dieu, la nature & les hommes ? Cependant de quoi s’agit-il ? D’un mot de Poinsinet & de votre Musique. C’étoit bien la peine de courir aux armes, de crier à la calomnie, à l’ignorance, à la méchanceté, contre des gens que vous ne connoissez point, & dont tout autre que vous n’eût jamais suspecté l’intention.
Mais à qui en voulez-vous, qui démentez-vous ? Est-ce moi, est-ce Poinsinet ? Ce ne peut pas être moi, car on dit que vous êtes honnête ; & c’est à moi, comme à mille autres, que Poinsinet a tenu le propos, qui, je ne sais pourquoi, vous chagrine tant, & auquel je puis vous assurer qu’il n’entendoit pas plus de malice que ceux qui l’écoutoient. Si c’est l’ombre de Poinsinet que vous démentez, je n’ai rien à dire, entre vous le débat. Au surplus, qu’à donc de si offençant pour votre Musique, ce mot de votre Poëte ? Votre colère & vos injures feroient croire qu’il en savoit plus qu’il n’en disoit ; car enfin, pourquoi votre Musique ne seroit-elle pas susceptible d’être parodiée, comme celle de Pergoleze, de Sacchini, de Pichini, de Gluck & de tant d’autres ? L’Orphée de M. Gluck en est il moins bon, parce que la Musique en étoit faite avant les paroles de M. Moline ? Si quelqu’un en a souffert, c’est ce dernier, qui s’est trouvé forcé d’assujettir son rhythme à celui du Musicien, ce qui est fort gênant, n’en déplaise à Poinsinet. Savez-vous pourquoi les paroles de la plupart des airs de Lully, sont traînantes & plus foibles que celles des scènes, des récitatifs & des grands airs ? C’est parce que Lully faisoit d’abord ces petits airs, auxquelsQuinaut <sic> adaptoit ensuite ses paroles. De quelle espèce est donc votre Musique, qu’on ne puisse, sans vous calomnier & vous mettre en colère, répéter, d’après Poinsinet, qu’il la parodioit ? J’ignore quelle est l’opinion que vous avez de Lully ; mais j’oserois parier que Poinsinet ne se seroit pas donné pour Quinault.
Quand j’ai rapporté le mot de ce Poëte, je ne pensois guère à vous dénigrer, & je me croyois bien éloigné d’outrager vos talens, auxquels j’ai applaudi plus d’une fois, malgré cette méchanceté dont il vous plaît de m’accuser, peut-être aussi à la vérité, par un effet de cette ignorance que vous m’attribuez. Quoi qu’il en soit, je vous ai applaudi ; & l’aveu que j’en fais ne peut être suspect de flatterie ; car vous m’avez averti si poliment, que les critiques ou les complimens de Journalistes tels que nous, ne pouvoient point affecter votre ame, qu’il y auroit de la mauvaise grâce à vous faire même des complimens. Je ne me serois pourtant pas douté de cette apathie, au ton de votre Lettre : j’aurois juré, si vous ne m’en aviez point averti, que la modération n’étoit pas précisément la qualité dominante de votre ame. Savez-vous que vous êtes un homme fort extraordinaire, & peut-être le premier au monde qui ait don-né un démenti de sang-froid, & qui ait écrit de grosses injures sans être affecté : c’est un phénomène inexplicable, à moins que vous ne soyez tellement habitué à ces choses, qu’elles vous arrivent sans y prendre garde, comme les Poëtes d’habitude, qui mettent dans leur prose des vers sans s’en apercevoir. Ce défaut, je vous en avertis, est très-nuisable dans les Arts : le Poëte, le Peintre, le Musicien, expriment fort mal les passions qu’ils n’éprouvent point, & selon moi, le cœur est le foyer du génie. »
« Plus je relis votre Lettre, & plus je la trouve inconcevable ; je la tourne & la retourne en tout sens ; je la rapproche du mot de Poinsinet, puis je fais abstraction du mot, & je ne la compare qu’à ce que j’ai toujours oui dire de vous, & je ne la comprends pas davantage. Voyons, relisons encore. N’est-il pas vrai qu’au ton qui y règne, on croiroit d’abord que vous étiez sous le fouet des Furies, quand vous l’avez écrite ? Et cependant vous m’assurez, non-seulement que votre ame étoit très-calme, mais encore qu’elle est incapable de se passionner, même dans l’enthousiasme de la composition ; c’est du moins ce que je crois pouvoir conclure de l’espèce de protestation publique que vous faites, de n’avoir jamais exigé qu’on vous parodiât. N’est-ce pas dire qu’il ne vous est jamais arrivé de travailler de génie & sans paroles ? Il me semble pourtant qu’un grand Artiste laisseroit échapper les plus beaux momens de l’inspiration, si, toujours aux ordres du Poëte, il étoit obligé d’attendre, pour se passionner, qu’il eût un canevas de la passion ou du sentiment dont il est plein. Je crois, moi, que dans l’enthousiasme, ce que le Musicien peut faire de mieux, est de se mettre à la place du Poëte, ou du personnage qu’il a en vue, & qu’il suppose aussi passionné que lui, d’interroger la nature & son cœur, de chercher & de se hâter de noter les sons qui conviennent le mieux à la passion qu’il veut exprimer. Le Peintre n’attend pas toujours d’avoir à peindre un tableau d’histoire ; il étudie les caractères des passions, les crayonne, les esquisse, & sait ensuite les employer à propos. Le célèbre le Brun ne fit qu’appliquer aux traits de Madame de Vallière, peinte en Magdeleine, le repentir de Madame Tiquet, qu’il avoit dessinée au moment où elle montoit sur l’échaffaud, & il fit un chef-d’œuvre. Lorsque les vers de Poinsinet vous indiquoient une absurdité, un contre-sens, une image fausse, vous vous assujétissez donc à rendre tout cela fidélement ! Entre nous, n’eût-il pas mieux valu que vous eussiez commencé par faire la Musique, que vous eussiez ensuite pénétré votre Poëte de la passion dont vous auriez eu saisi & notre l’expression, & qu’enfin vous eussiez exigé qu’il parodiât une bonne Musique, que d’attendre de ses pitoyables vers, un enthousiasme dont jamais il ne s’est douté, une force d’expressions qu’il ne connut jamais, & des passions qu’il n’a jamais véritablement senties ? Avouez que vous en avez souvent agi avec lui, comme je voudrois que vous l’eussiez fait, & somme il disoit que vous le faisiez toujours ; alors son mot, ce mot fatal, que vous me faites un crime d’avoir rapporté, se trouvera tout expliqué, & l’honnête démenti que vous donnez à Poinsinet ou à moi, vous reviendra sans que vous puissiez vous en fâcher. Est-ce parce que la Musique des autres a été parodiée, que vous ne voulez pas qu’il soit dit que Poinsinet a parodié la vôtre ? Ce seroit un enfantillage. Savez-vous ce qui résulteroit de votre obstination ? C’est que ne pouvant pas disconvenir que la plupart des vers de Poinsinet ne soient faits en dépit du bon sens, s’il les eût faits avant la Musique, il faudroit nécessairement que vous convinsiez, ou que votre Musique n’a pas le sens commun, ou que ses vers disent une chose toute contraire. Voyez où cela vous rejettoit. Si vous dites que vous avez fait la Musique sur les paroles, tous les contre-sens, tous les défauts d’expression resteront sur votre compte ; au lieu qu’en avouant la parodie, Poinsinet est chargé de tout.
Je me souviens d’avoir relevé le premier, dans le Journal Encyclopédique, un contre-sens d’une Ariette du Sorcier. La Musique en est belle ; on ne chantoit que cela dans le temps ; mais les paroles sont ridicules & dans ce genre qu’on appelle Amphigourie, elles commencent par ce vers dépourvu de sens & d’harmonie :
Le Vaisseau vogue au gré d’un calme heureux.
Qu’aimez-vous mieux que je croie, ou que vous avez fait la Musique pour & sur les paroles, ou que le Poëte a fait les paroles sur la Musique ? Croyez moi, le plus court est de retirer votre démenti du jeu, & de passer son mot à ce pauvre Poinsinet : après tout voulez-vous vous couper la gorge avec un mort ? La belle gloire !
Quant aux injustices que vous souffrez sans vous plaindre, depuis que vous recueillez les suffrages du Public, je vous proteste que j’en suis très-fâché. Si cependant elles ne sont pas plus graves que celle que vous prétendez que je vous ai faite, vous avez agi très-sagement, en ne l’importunant pas de vos plaintes. Vous devez sans doute de la reconnoissance à ce Public ; mais aussi c’est la porter trop loin. Il n’exigeoit point que vous vous avilissiez par des injures grossières, contre d’honnêtes gens qui ne vous avoient fait aucun mal, ou dont l’intention n’avoit pas été de vous en faire. Et pourquoi tant de tapage ? Pour ne pas, dites-vous, laisser tenir votre réputation par un mensonge. Y pensez-vous, Monsieur ? Quelle idée voulez-vous qu’ait ce Public, qui vous prodigue ses suffrages, d’une réputation qui peut être terni par un mot de Poinsinet ? En vérité, s’il étoit encore vivant, je croirois que vous avez écrit votre Lettre sous sa dictée.
Je finis, comme vous, sans compliment. »
Castilhon aîné.
Lettre.
Au Spectateur.
Il semble, Monsieur, que vous ayez abandonné le projet de prouver à la Nation, qu’il coule dans ses veines plus de sang Gaulois que de sang François. Vous avez fait des recherches qui me donnoient les plus grandes espérances : pourquoi vous arrêter en si beau chemin ? Si vous y avez renoncé, regardez ma Lettre comme un reproche ; si votre travail n’est que suspendu, prenez-la pour un remerciement, & pour une exhortation à ne pas vous lasser.
J’ai l’honneur d’être, &c.
Réponse.
J’ai trop à cœur, Monsieur, de retrouver mes chers Gaulois dans mes compatriotes, pour renoncer à mon entreprise. Mais les recherches sont pénibles, & demandent du temps. La vérité me vend cher ses lueurs ; j’en ai pourtant obtenu quelques découvertes. Je m’occupois, dans le moment où j’ai reçu votre Lettre, d’appuyer par des faits, un trait de ressemblance qui me paroît rapprocher singulièrement les Gaulois de nos jours, de leurs pères Celtes, Volsques, Tectosages ou autres.
Vous savez que les Druides, Prêtres & Juges de la Nation, cultivoient les lettres, qu’ils étoient même les seuls qui connussent l’art d’écrire ; & que ce qui fut chez eux un titre d’honneur, les nobles descendans des Gaulois le regardèrent comme un titre de dérogeance, qu’ils laissèrent aux Prêtres & aux Clercs ; si bien qu’un Gentilhomme savoit à peine signer son nom. Ce n’est pas là le plus grand trait d’analogie. Vous savez encore que l’éducation de la jeunesse étoit confiée aux seuls Druides, exclusivement à tout prophane, quelques talens & quelque mérite qu’il eût d’ailleurs. Vous voyez bien, Monsieur, que c’est tout comme chez nous, excepté que nos jeunes Abbés, Instituteurs nés de notre peut-être pas aussi bien que les Druides, qui de plus, étoient fort sévères dans leurs mœurs, & par conséquent moins soigneux deplaire aux belles Gauloises. Je trouve dans les chefs de familles de nos Gaulois modernes, la même vénération pour nos jeunes Abbés, la même confiance en leur savoir, & la même opinion sur leur manière d’enseigner. Car qu’un Gentilhomme destine son fils à l’état Militaire, à la Politique, au Barreau, à la Magistrature, à juger les Peuples, ou à percevoir sur eux les droits du fisc, c’est toujours un Abbé qui est chargé de former son esprit & son cœur.
Le hasard m’a fait tomber entre les mains un fragment latin (Tempore Julii Cæsaris), qui confirme, non-seulement que les Druides avoient seuls le droit de former les jeunes gens, mais qui entre dans un grand détail de leur manière d’enseigner. Je vais m’occuper de la traduction de ce fragment, pour l’insérer dans mes feuilles. Vous y verrez que les Colléges des Druides, & ceux des RR. PP. Jésuites, se ressembloient parfaitement. Vous y verrez qu’après que les Romains se furent emparés des Gaules, & qu’ils eurent détruit ces Colléges & dispersé les Druides, l’ins-titution leur fut également confiée : qu’en un mot un jeune Druide fut toujours préféré au Gaulois le plus savant, le mieux élevé, & des mœurs les plus pures.
J’ai l’honneur d’être, &c.
le Spectateur.
Apologue.
Voluptueux & courant après les plaisirs, un jeune Seigneur entra par hasard dans la boutique d’un Chymiste très-renommé : il y fut frappé d’un genre de spectacle auquel il ne s’attendoit point ; car il avoit, des Arts & des Artistes, l’idée que les Précepteurs donnent ordinairement aux enfans de qualité. Ici tout flattoit ses sens : ses yeux ne pouvoient se lasser d’admirer des ri-chesses inconnues ; des monceaux de pierreries qui jetoient plus de feu, & qui avoient plus d’éclat & une plus belle eau que le diamant véritable, des compositions dont la nature n’offre point de modèle. Des liqueurs de mille couleurs différentes, dans des vases transparens, faisoient, par leurs nuances & par leur disposition, de chaque rayon où elles étoient rangée, un arc-en-ciel, plus agréable à la vue, plus varié, que celui que forme le soleil dans la nue qui lui est opposée. Tandis que ses yeux parcouroient ces merveilles toutes nouvelles pour lui, il respiroit les parfums les plus délicieux : toutes les fleurs du printems, changées par la distillation, en liqueurs odorantes, le plongeoient dans une yvresse voluptueuse : on lui offrit des élixirs & des extraits de différentes substances, & son goût n’en fut pas moins flatté, que ses yeux & son odorat ne l’avoient été des crystallisations & des eaux de senteur. Le jeune homme étoit enchanté ; jamais encore il n’avoit éprouvé autant de jouissances à la fois. Il acheta un peu de tout, & revint à contempler encore l’ensemble brillant que formoient tous ces objets. Qu’un « Chymiste est heureux, disoit-il, sa vie est un tissu de sensations délicieuses : d’honneur, si je n’étois Monsieur le Comte, je voudrois être Chymiste. »
Le Maître l’entendit, il le prit par la main, & le conduisit à son laboratoire. Quel spectacle différent ! tout y avoit l’air du désordre ; d’un côté, c’étoit un mélange de substances les plus opposées ; de l’autre, des sables entassés, des terres, des piles de creusets & de cornües. La chaleur étouffante des fourneaux, l’odeur empestée du charbon, des vapeurs alkalines & sulphureuses, qui s’exhaloient des alambics & des cucurbites, & que ne pouvoient tempérer les distillations de la fleur d’orange, de la rose & de l’œillet, tout parut insupportable & dégoûtant au jeune homme : quel enfer ! s’écriat-t-il, en reprenant le chemin de la boutique.
Vous voyez ici, lui dit le Chymiste qui l’accompagnoit, les résultats des opérations que vous avez vues dans mon laboratoire. On ne peut obtenir les uns sans les autres. Ces résultats sont charmans ; mais les travaux de l’Artiste sont pénibles & cruels. Les premiers contribuent à votre conservation & à vos plaisirs : jouissez-en ; mais ne méprisez ni l’Art ni l’Artiste : récompensez, encouragez les travaux de celui-ci, c’est votre intérêt autant que le sien ; dans toutes vos jouissances, souvenez-vous toujours de l’Artiste qui vous les procure : si vous le dédaignez, il regardera son travail comme la cause de ce dédain, & il le négligera : si vous l’honnorez, il respectera son Art, & il s’occupera à le perfectionner. Si l’Artiste ne réussit pas au gré de ses desirs, ce n’est pas toujours sa faute, ne le rebutez pas, & tenez lui compte se son zèle.
En quittant le Chymiste, le jeune homme monta dans on char, & alla à la Comédie : on donnoit une Pièce nouvelle : elle étoit bonne ; il s’y amusa beaucoup, & le publia hautement. Un de ses amis l’engagea à souper chez une coquette, à qui l’Auteur de la pièce déplaisoit : pendant le souper elle dit beaucoup de mal de l’Auteur, & décida que son ouvrage ne valoit rien. Le jeune homme qui vouloit plai-re, ne manqua pas de prononcer que la Comédie étoit détestable. Un des convives qui s’étoit trouvé auprès de lui à la représentation, & qui l’avoit entendu tenir des propos tout différens, lui dit un peu brusquement, au risque de se brouiller avec la coquette, dont il ne se soucioit guère : Jeune homme, savez-vous que l’Auteur a travaillé pendant une année entière pour vous faire passer deux heures agréablement ; s’il y a réussi, pourquoi lui refusez-vous un aveu qui fait toute sa récompense ?
Le jeune seigneur se dit en lui-même : « le Chymiste avoit raison. »