Première partie.
J’excuse les fureurs de l’amante qui se croit dédaignée ou trahie : eût-elle tort, je m’intéresserois à ses tourmens. Je plains, en la condamnant, l’amante soupçonneuse. Mais la furie qui se livre à des transports jaloux, pour tout autre motif que celui de l’amour, est un monstre à mes yeux.
Le Marquis de Prémont tenoit, par sa naissance & par ses richesses, un rang distingué dans sa Province. Retiré du Service & de la Cour, il partageoit son cœur & ses biens entre son épouse & Eumélie, sa fille unique. Eumélie réunissoit tout ce que son sexe peut offrir de plus séduisant, & tout ce que le nôtre a de plus solide. Elle entroit dans sa dix-septième année, lorsque le Chevalier d’Orgeval vint joindre sa Compagnie au Régiment de * * *. en garnison à Rouen ** Je n’ai pas mis le véritable nom de la Ville où l’horrible scène qui forme la catastrophe de cette histoire s’est passée. Les noms des personnages sont aussi changés.. Il ne cédoit à Eumélie ni en mérite ni en beauté. Cette aimable fille, entourée d’adorateurs, avoit les mêmes égards pour tous, & n’en préfé-roit aucun. Le Chevalier d’Orgeval n’avoit point encore aimé ; il s’enflamma dès qu’il vit Eumélie : l’impression qu’elle fit sur lui, ne put échapper au Marquis de Prémont, il en fut alarmé. La connoissance qu’il avoit du caractère de sa fille, celui qu’annonçoit la physionomie du Chevalier, ne lui permirent point de douter que ces deux jeunes gens ne fussent destinés à s’aimer. Le témoignage public de la conduite & de la sagesse du Chevalier, ses manières prévenantes, sa douceur, lui acquirent un tel ascendant sur l’esprit du Marquis, qu’il desira bientôt ce qu’il avoit craint d’abord ; il s’accoutuma à le regarder comme son fils, & vit sans peine qu’Eumélie n’étoit pas indifférente à tant de vertus.
La Marquise étoit encore assez belle pour inspirer de l’amour ; mais ce n’étoit pas ce sentiment qui dominoit en elle : orgueilleuse & coquette, elle vouloit que tous les soins, tous les égards de ceux dont elle composoit sa société, fussent pour elle ; avide de plaire, elle n’y admettoit que très-peu de femmes. Elle voyoit avec dépit les charmes de sa fille ; elle la regardoit comme un enfant, elle vouloit que tout le monde la vît du même œil ; & sa vanité ne lui laissa jamais soupçonner que sa fille pût être aimée de d’Orgeval.
Le Marquis, plus clair-voyant, suivoit les progrès que le Chevalier faisoit sur le cœur d’Eumélie, & sa tendresse pour elle lui fit prendre le parti de couronner leurs feux. Il prit des informations sur la famille de d’Orgeval ; elles furent telles qu’il les desiroit, à la fortune près ; la sienne le fit passer légèrement sur cette disproportion. Il attendoit que sa fille lui fît l’aveu de sa tendresse. Le Chevalier lui avoit déjà confié le secret de son cœur.
Un jour qu’Eumélie se livroit à son amour pour son père, si tu m’aimois autant que tu le prétends, lui dit-il, tu serois moins mystérieuse à mon égard. Mon père, répondit Eumélie en rougissant, je n’ai point de secret pour vous. = Quoi ! d’Orgeval ! = Ah ! mon père, s’écria Eumélie, en se couvrant les yeux d’une main, & en saisissant de l’autre celle du Marquis, sur laquelle elle colla sa bouche, mon père ! . . . = Le Marquis l’embrassa en souriant. Va, mon Eumélie, reprit-il, je connois ton cœur mieux que toi-même. J’aime, j’estime le Chevalier ; j’ai vu naître son amour, j’ai vu tes combats contre le penchant qui t’entraînoit vers lui ; au lieu de t’aider à le vaincre, je disposois tout pour ton bonheur & le sien : d’Orgeval est digne de toi ; voilà ce qu’on m’écrit : Il est peu riche, mais il est jeune, & il parviendra.
Cette excellente fille inondoit de ses pleurs le visage de son père. Que de bonté ! que de bonté, s’écrioit-elle ! Oui, mon père, j’aime d’Orgeval : mais je suis si pénétrée de ce que vous faites pour moi, que quelque amitié que j’aie pour lui, si vous exigiez que j’y renonçasse, je crois que j’en serois capable.
Le Marquis avoit donné ordre qu’on fît monter le Chevalier dès qu’il paroîtroit. D’Orgeval frémit en voyant Eumélie en pleurs. Elle gardoit le silence, il étoit interdit, & le Marquis étoit comme immobile de plaisir. Eumélie fut la première qui interrompit cette scène muette. Elle s’approcha du Chevalier, le prit par la main, & le conduisit vers le Marquis. Voilà votre père, lui dit-elle, embrassez ses genoux.
Ils étoient tous les trois au comble de la joie, ils se croyoient à celui du bonheur, lorsque la Marquise, qui avoit toujours fait au Chevalier l’accueil le plus gracieux, parut, & trouva Eumélie & son amant leur bouche collée chacun sur une des mains du Marquis. Madame, lui dit-il, venez prendre votre part de notre félicité. Eumélie & le Chevalier s’aimoient, j’ai deviné leur amour, ils sont dignes l’un de l’autre, ils n’attendent que votre consentement pour être unis.
La Marquise consternée, & les yeux baissés à terre, garda quelque tems un farouche silence ; elle l’interrompit par ces mots concentrés en elle même : « Ils s’aimoient . . . . & je ne m’en suis point apperçue ! . . . » Les amans prirent ces mots pour les reproches d’une tendresse offensée ; ils crurent qu’elle se plaignoit du mystère qu’ils lui avoient fait de leurs amours. Ils tombèrent à ses pieds, qu’ils embrassèrent en lui demandant pardon ; le Marquis se joignit à leurs prières ; mais elle sortit avec précipitation. Eumélie & le Chevalier, qui jugeoient du cœur de la Marquise par celui de son époux, espérèrent qu’à force de caresses ils parviendroient à la fléchir. Ils ne connoissoient pas combien il est difficile d’appaiser l’orgueil qui se croit outragé.
La Marquise étoit humiliée d’avoir été la dupe des attentions & des hommages de d’Orgeval : elle ne s’étoit jamais doutée que sa fille pût en être l’objet. La crainte de devenir grand’mère, lui avoit fait rejeter à des temps éloignés, le mariage d’Eumélie ; & lorsqu’enfin elle seroit forcée de la marier, elle avoit décidé de ne la donner qu’à un homme du plus haut rang. Jamais elle n’avoit fait part de ses intentions à personne, & elle eût rompu avec quiconque elle eût pu soupçonner d’avoir pénétré son secret. L’orgueil connoît ses foiblesses & n’en convient jamais. Mais il falloit motiver ses refus de quelque prétexte auprès du Marquis. Elle en trouva un dans le défaut de fortune du Chevalier ; son époux leva cette difficulté. Enfin elle se borna à demander au Marquis quelque temps pour se déterminer : il eut la foiblesse de le lui accorder. Elle profita de cet intervalle pour susciter aux jeunes amans les obstacles les plus invincibles.
La Marquise s’étoit apperçue que le Comte de Roxas, jeune homme d’une des plus grandes familles du Royaume, qui n’étoit encore que Lieutenant dans la Compagnie du Chevalier, avoit soupiré pour Eumélie. La Marquise lui parla du mariage projeté par son époux : il ne lui dissimula pas qu’il en étoit désespéré. Eh bien, lui dit-elle, je vous promets Eumélie, si vous voulez m’aider à l’enlever au Chevalier. Roxas rejeta cette proposition. Qui ? moi ! dit-il, enlever Eumélie. . . . . Eh ! de quel droit m’opposerois-je à une union qu’Eumélie & son père desirent ? C’est parce qu’ils la desirent, reprit-elle, que vous devez seconder les efforts d’une mère qui voit sa fille prête à faire le mariage le plus malheureux. Ma fille est riche, j’en conviens, mais la pauvreté du Chevalier me fait frémir. Eumélie n’est point faite pour languir dans une condition obscure. Vous êtes d’une naissance à pouvoir prétendre à tout. Votre fortune, & les grands biens qu’Eumélie doit recueillir un jour, peuvent vous élever aux premiers emplois. Croyez-moi, ma fille un jour nous remerciera de l’avoir arrachée à un engouement qu’elle doit peut-être plus à son père qu’au Chevalier même. Il a su se rendre maître de l’esprit du Marquis, il l’a engagé de seconder son amour : mon époux est foible ; persuadé par le Chevalier, qu’Eumélie mourroit de douleur, si elle ne l’épousoit, il l’a proposé à sa fille ; c’est un enfant, elle a trouvé dans le Chevalier de la complaisance, quelque esprit ; elle s’est crue amoureuse, & le simple attachement de l’amitié, a tenu lieu de passion dans un cœur sans expérience. Tant qu’Eumélie sera auprès de son père, elle ne verra que par ses yeux, ne sentira que ce qu’il voudra qu’elle sente, & vous n’avez rien à espérer. Ne comptez sur elle qu’autant que je pourrai l’éclairer. Votre mère a tout pouvoir sur l’esprit du Ministre ; il faut en profiter pour obtenir à mon époux une Commission chez l’Étranger qui l’éloigne pour quelque temps. Voilà un obstacle tout naturel à la conclusion du mariage d’Eumélie. Avant que mon époux soit de retour, le temps, vos assiduités, mes conseils, l’amour que ma fille rependra pour moi, vous rendront maître de son cœur : si, malgré nos soins, elle persiste à aimer le Chevalier, alors je consens que votre délicatesse lui en fasse le sacrifice. Tout autre que vous peut-être, indigné de la préférence qu’obtient votre rival, l’en auroit déjà puni ; mais j’approuve votre prudence : immoler son rival est le moyen le moins sûr de lui ravir le cœur de sa maîtresse : l’amour veut moins d’efforts que de ruse ; allez solliciter votre mère d’agir auprès du Ministre. Je sais qu’il a besoin d’un homme consommé, qui mérite sa confiance : que votre mère propose le Marquis, qu’elle fasse valoir ses anciens services. Avez-vous besoin d’un congé ? votre Colonel ne me le refusera pas. Il vient ici tous les jours, & je n’ai qu’à le demander.
Le Comte de Roxas ne pouvoit se résoudre, quel que fût son amour pour Eumélie, à traverser le Chevalier. Mais la Marquise lui répéta si souvent qu’il ne s’agissoit que de différer son bonheur de quelque temps, si en effet il étoit véritablement aimé ; ou de faire le bonheur de sa fille, si son amour n’étoit qu’une chimère, qu’enfin Roxas se rendit. Mais, Madame, lui dit il, ce que vous m’ordonnez demande du temps ; & peut-être le Marquis aura-t-il disposé de la main de sa fille, avant que ma mère ait déterminé le Ministre. La Marquise l’assura qu’il pouvoit être tranquille : cependant, ajouta-t-elle, pour plus de sûreté, & pour amu-ser le Marquis, je lui ferai demander par un tiers la main d’Eumélie pour vous ; je sais bien qu’il ne l’accordera point ; mais il ne voudra pas brusquer ouvertement la personne que j’emploierai : on discutera, ne fut-ce que pour la forme. Une chose m’embarrasse ; j’aurois besoin d’un détail circonstancié de vos biens actuels, & de ceux que vous espérez un jour. Ne pourriez-vous pas me le donner ? Je ne l’ai point, répondit Roxas ; mais est-ce une chose si nécessaire ? Essentielle, reprit la Marquise : = Comment faire ? = Il suffiroit d’écrire à votre Intendant une Lettre que je me chargerois de lui envoyer par un exprès. = Volontiers. = Vous l’oublierez ; = Non Madame. = Tenez, je me défie des jeunes gens en fait d’affaires ; voilà une plume & de l’encre : marquez-lui simplement qu’il m’envoye une copie conforme à ce que je lui manderai, & telle que je la lui prescrirai. Oh ! ce n’est que cela ? dit Roxas. = En voilà plus qu’il ne faut, répondit la Marquise ; Roxas qui ne se défioit de rien, écrivit, & lui laissa la lettre sans la cacheter.
La Marquise, qui savoit que le Comte étoit du même pays que le Chevalier, fit le modèle d’une Lettre qu’elle envoya avec celle de Roxas, à l’Intendant, en lui recommandant de la transcrire fidèlement, de la signer d’un nom supposé, de mettre l’adresse à son Maître, & d’envoyer le tout à la Marquise. Elle obtint le congé du Comte, qui partit trois jours après.
Cette femme insidieuse, paroissoit depuis quelque temps redoubler de tendresse pour son époux : elle cédoit aux caresses d’Eumélie & du Chevalier ; l’espérance étoit dans tous les cœurs ; le Marquis la fomentoit dans les deux amans, en les exhortant de laisser à leur mère, (c’est ainsi qu’elle permettoit qu’ils l’appelassent), le mérite de con-sentir de son bon gré à leur union. Lorsqu’ils la croyoient entièrement déterminée, elle parut un jour aux yeux du Marquis, triste & rêveuse. Il lui en demanda la cause ; elle se fit longtemps presser ; enfin comme vaincue par les importunités du Marquis ; vous êtes loin de penser, lui dit-elle, au véritable sujet de ma douleur. Une Lettre que le hasard a fait tomber dans mes mains, me tourmente. On y accuse le Chevalier ; il faudra nécessairement en venir aux explications, il peut se faire que cette Lettre soit l’effet de quelqu’intrigue ; mais votre fille vous est trop chère, pour ne pas exami-ner les choses de près. Voici cette Lettre ; elle est adressée au Comte de Roxas, & paroît être de quelqu’un de ses amis. Le Comte de Roxas ! dit le Marquis. Comment & pourquoi vous l’a-t-il remise ? Ce n’est pas de lui que je la tiens, répondit-elle ; Roxas est parti depuis quelques jours. Il est amoureux d’une jeune personne, dont on n’a pas voulu me dire le nom ; les Lettres de Roxas sont arrivées le jour même de son départ : conformément à ses intentions, on les a remises à la mère de la jeune personne ; & c’est cette Dame qui, trouvant une Lettre où il étoit question du mariage d’Eumélie, a cru me faire plaisir de me l’envoyer avec ce billet. Le Marquis lut le billet, & y fut trompé lui-même. Il lut ensuite la Lettre ; elle étoit faite avec beaucoup d’art ; c’étoit un ami qui paroissoit écrire au Comte de Roxas : le commencement rouloit sur des affaires particulières ; l’article qui regardoit le Chevalier, étoit jeté parmi deux ou trois autres, sans affectation. Il étoit conçu en ces termes :
« On ne parle ici que du mariage du Chevalier d’Orgeval avec une Demoiselle de Prémont : si la nouvelle en est parvenue à Nantes, la petite d’Orlic doit avoir martel en tête. Je ne sais comment sa famille, & sur-tout son frère, prendront cette affaire ; mais de quelque côté qu’ils l’envisagent, ils auront toujours tort, si la Prémont est aussi riche & aussi jolie qu’on se dit. Il est vrai que le nouveau né réclame ses droits. Si le Chevalier s’est imaginé d’avoir une femme dans chaque garnison que le Régiment fera, il en aura beaucoup avant d’être Maréchal de France. En voilà donc trois ; car enfin il faut bien mettre en ligne de compte cette pauvre du Reflet qu’il a laissée à Bordeaux. . . . Celle-là du moins ne le disputera pas à ses rivales ; je lui connois trois maris depuis qu’elle est veuve du Chevalier. Les du Reflet qui tiennent à la Robe, le chicanoient sur cette méchante aventure ; & pour lui donner une tournure de Drame, ils l’accusoient de la leur avoir enlevée, de l’avoir séduite, & puis d’avoir pris prétexte de la petite vérole qu’elle se fit inoculer malgré lui, pour la laisser là. La vérité est qu’elle perdit par cette opération, les deux tiers de sa beauté. Je voudrois bien savoir quelle est la Loi qui oblige un galant homme, de garder une maîtresse, qui se rend laide, de gaieté de cœur, & malgré son amant. La Prémont peut se faire inoculer tant qu’elle voudra, ses richesses sont de terribles chaînes pour le Chevalier. Je serois plus fâché qu’un autre qu’il les rompît avant la conclusion, s’il est vrai, comme on me l’a dit, que son père ait donné sur la dot, une délégation générale à tous les créanciers de la famille. A propos de créanciers, au ton dont je te parle, ne va pas croire que j’oublie que tu es le mien. J’y pense plus sérieusement que tu ne te l’imagines, &c. »
Le Marquis fut frappé comme d’un coup de foudre, à la lecture de cette Lettre. Son premier dessein fut da la montrer au Chevalier. C’est le plus mauvais parti que vous puissiez prendre, lui dit son épouse. Ou les accusations que cette Lettre contient sont fausses, ou elles sont fondées. Si elles sont justes, le Chevalier ne manquera pas de ressources pour se justifier, & détruire tous vos soupçons ; car un homme capable de tant d’horreurs, est nécessairement un trompeur adroit & faux : si elles sont injustes, pourquoi l’affliger inutilement & avant le temps ; pourquoi d’ailleurs tourmenter Eumélie ? Dans tous les cas c’est exposer Roxas & le Chevalier à une affaire épouvantable, qui lui enléveroit son amant : s’il tuoit Roxas, il seroit obilgé de disparoître pour toujours du Royaume, & s’il étoit tué, quels reproches Eumélie ne seroit-elle pas en droit de vous faire ? Il vous reste un moyen plus simple : vous avez des amis à Nantes & à Bordeaux ; ces Villes ne sont pas si éloignées que vous ne puissiez en avoir de nouvelles en peu de jours : écrivez, faites faire des informations de tous côtés. Je desire, & je n’en doute point, que tous les faits soient démentis ; mais il est de votre devoir de les examiner. On vous a prévenu que la fortune du père du Chevalier étoit très-médiocre ; mais il y a loin entre n’être pas riche, & être accablé de dettes. Si les réponses que vous recevrez sont telles que je le desire, je serai la première à vous presser d’accomplir ce mariage ; & pour ôter à nos jeunes gens tout soupçon que je m’oppose à leur bonheur, je veux que vous puissiez leur montrer mon consentement par écrit. J’en fixe le terme à six semaines.
La Marquise écrivit le consentement sous les yeux de son mari, qui alla le montrer aux deux amans. Ce terme leur parut long ; mais la certitude de ne plus éprouver d’obstacles de la part de la Marquise, & le plaisir d’avoir re-gagné sa tendresse, les fit consentir à cette nouvelle épreuve. Le Chevalier alla la remercier, & elle lui fit un accueil qui le combla de joie : elle fit venir Eumélie & les embrassa l’un & l’autre. L’amour, la confiance, la sécurité régnoient dans les cœurs des deux amans & du Marquis ; la vengeance & la haine dévoroient celui de la Marquise ; mais une gaieté perfide couvroit l’impatience où elle étoit du succès du Comte de Roxas, qu’elle n’aimoit pas davantage ; elle ne lui pardonnoit pas son amour pour Eumélie ; mais elle avoit besoin de lui pour ses projets.
Cette femme injuste, qui au-paravant regardoit sa fille avec une espèce d’indifférence, la haïssoit alors. Elle avoit beau vouloir cacher cet affreux sentiment, il éclatoit malgré elle-même : il n’échappa point aux yeux & encore moins au cœur d’Eumélie : & comme elle ne pouvoit pas se figurer qu’une vaine rivalité de beauté, pût étouffer la nature au sein d’une mère, pour qui, presque toujours les charmes d’une fille sont un sujet de triomphe, elle étoit quelquefois tentée de croire que la Marquise étoit dominée par un sentiment plus impérieux, & qu’elle cherchoit à vaincre un secret penchant pour le Cheva-lier . . . Alors elle la plaignoit ; mais bientôt repoussant avec horreur cette idée outrageante, elle rougissoit de ses soupçons. Elle cherchoit d’autres causes de cet éloignement inconcevable de sa mère ; elle se flattoit qu’en les découvrant, elle réussiroit à les faire cesser à force de caresses ; elle ne savoit pas que la haine change en importunité & en supplices, tous les efforts qu’un cœur sensible fait pour la vaincre. Eumélie l’éprouvoit ; elle essayoit envain tous les moyens de lui plaire. La Marquise lui faisoit un crime de sa tristesse, elle lui en faisoit un de sa gaieté. Ce n’est pas qu’elle n’affectât devant le monde & devant son époux, beaucoup de tendresse pour sa fille ; mais cette fausseté, qui ne pouvoit pas tromper Eumélie, étoit pour elle le plus cruel supplice.
Le Marquis, depuis long-tems libre de soins & d’affaires, vivoit tranquile, au sein de sa famille & de ses amis. Quel fut son étonnement lorsqu’il reçut la Lettre du Ministre, qui lui marquoit que le Roi avoit jeté les yeux sur lui, pour une commission secrette auprès d’une Puissance que la Cour avoit intérêt de ménager ! Le Ministre lui marquoit qu’il n’avoit que six jours pour se disposer à partir, & pour rece-voir ses ordres à Versailles.
Il assembla sa famille, & la larme à l’œil, il fit part à son épouse, au Chevalier & à Eumélie, d’un événement qui retardoit encore leur mariage. Il vouloit les unir le lendemain même, quoiqu’il n’eût pas reçu les réponses qu’il attendoit. La Marquise parut d’abord adopter cette idée ; mais le soir même Eumélie se trouva incommodée ; une fièvre ardente la saisit, son cœur se souleva, des nausées continuelles annoncèrent la nécessité de dégager son estomac ; un violent émétique lui fit rendre la cause de son mal, & le troisième jour elle fut hors de dangers ; mais il lui resta un affoiblissement qui ne permit pas d’exécuter le dessein du Marquis. Sa cruelle mère en paroissoit désespérée ; c’étoit elle cependant qui, dans une orange qu’elle avoit servie à sa fille, avoit mis, avec le sucre, une poudre empoisonnée, assez violente pour causer à l’estomac des contractions douloureuses, mais non pas assez corrosive pour donner la mort. Le Marquis rassuré sur la santé de sa fille, ne la quitta que lorsqu’il fallut partir. Il inondoit son visage de ses larmes ; à peine avoit elle la force de presser ses mains adorées. Il craignoit de lui trop laisser voir sa douleur ; mais les efforts mêmes qu’il faisoit pour se contraindre, la faisoient éclater davantage ; enfin, comme s’il eût prévu qu’il embrassoit Eumélie pour la dernière fois, il s’évanouit en se séparant d’elle. On l’entraîna, on le fit revenir, il recommanda sa fille & le Chevalier à son épouse qu’il embrassa, & il partit brusquement.
La Marquise ne se démentit point jusqu’au parfait rétablissement d’Eumélie ; elle reçut les félicitations de toute la Ville, sur la Commission dont le Roi venoit d’honorer son époux ; mais bientôt elle annonça à sa fille qu’il falloit quitter la Ville, & la suivre à la campagne ; & que pour plus de décence il falloit se résoudre à ne plus recevoir le Chevalier, à qui la porte fut interdite dès ce moment. Eumélie sentit tout ce qu’elle avoit perdu par le départ de son père : elle osa demander à sa mère quelle étoit la cause de son changement à l’égard du Chevalier ? C’est un perfide, lui dit-elle, dont je vous défends de prononcer le nom devant moi : lisez, apprenez de vos rivales, fille imprudente, le sort qu’il vous destinoit. Alors elle lui montra la Lettre sans lui laisser voir l’adresse. Non, ma mère, s’écria Eumélie, le Chevalier est incapable de ces horreurs : on vous trompe ; c’est quelqu’ennemi de votre bonheur & du mien, qui veut vous rendre complice de sa haine. Permettez-lui de se justifier. Fort bien, vous voulez que je me rapporte à un fourbe pour sa justification : je veux bien cependant aller aux informations ; mais en attendant j’ai fait défendre au Chevalier de paroître ici ; & pour éviter tout éclat, nous partons après-demain.
Fin de la première Partie, & du Numéro 5 du Tome I.