Zitiervorschlag: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Hrsg.): "Amusement XII.", in: La Spectatrice danoise, Vol.1\012 (1748), S. 89-96, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4186 [aufgerufen am: ].


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Amusement XII.

Zitat/Motto► Contre les traits d’Amour, & contre son bandeau
Sans raison les amans murmurent :
Toutes les peines qu’ils endurent
Sont les crimes de son bandeau. ◀Zitat/Motto

La Visclede.

Ebene 2► Nuls lieux ne peuvent mettre les cœurs des mortels à couvert de l’Amour. Dans les Champs comme dans les Cours, on éprouve les effets de ses caprices. L’avanture dont je vais faire le récit est arrivée à Copenhague ; Transportons-la sur les bords du Lignon. Aussi-bien le Lieu de la scène est plus convenable pour la vraisemblance. Les sentimens du cœur sont aujourd’hui presque bannis des Villes. La Campagne est leur azyle ; & les Bergers en fait de tendresse l’emportent sur les Grands Seigneurs

Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Sylvie, à qui tout son hameau s’empressoit de plaire, ne trouvoit à son gré que le Berger Dorylas. Elle rejettoit tous les vœux, que lui offroient ses Amans. Si son cœur n’eût été pris, [90] elle en eut été flattée ; mais quand on aime, tout ce qui ne vient pas de l’objet aimé ne fait qu’une foible impression. Et malheureusement pour Sylvie, elle n’avoit point encore touché le cœur de celui qu’elle adoroit. O nature ! s’écrioit-elle, tes présens sont-ils inutiles ? parée des attraits des Graces préférables à la Beauté même, doüée d’un esprit souple, vif, amusant, elle ne pouvoit, malgré tant d’appas, vaincre l’insensibilité du Berger. L’Amour vit de ses peines, comme il meurt par les plaisirs ; Elle s’occupoit, pour charmer ses ennuis, à chanter sur son flageolet, ses tendres amours, & à soupirer ses langueurs. Mais inutiles efforts ! sa passion en devenoit plus vive, & n’en devenoit pas plus heureuse. Que fera-t-elle dans son infortune ? Quel Remède apportera-t-elle à ses maux ?

Elle va tout épleurée offrir un sacrifice à la Déesse des Sentimens. Elle couronne ses autels de fleurs : elle fait fumer l’encens. ô Vénus ! dit-elle, attendris le cœur de mon Amant, ou du moins endurcis le contre tout autre Amour ; si tu ne me favorises point, humilie au moins mes rivales. Mais non. On ne peut être heureux, qu’en aimant. Mon Berger seroit malheureux s’il n’aimoit pas. Qu’il aime ! qu’il chérisse une Bergére aimable ! J’en mourrai de douleur ; mais du moins Dorylas vivra content ; si je consens si aisément à sa félicité, que ne donnerai-je pas pour sa tendresse ? Puissante Souveraine des cœurs ! ne pourrai-je jamais obtenir le sien ?

A peine avoit-elle achevé sa priére, qu’elle voit (quel objet pour les yeux d’une Amante !) Dorylas pensif & rêveur entrer dans le Temple. Une aimable rougeur couvre le visage de la Bergére. A peine ose-t-elle jetter les yeux sur l’ingrat. Quoique sensible, elle étoit fiére ; mais quoique fiére, elle avoit déjà parlé au Berger un langage muët, qui n’avoit point été entendu ; & elle ne vouloit plus répéter un Rôle, qui lui avoit si mal réussi. [91] Vaines réfléxions ! La fierté peut-elle tenir contre la présence de ce qu’on aime ? Elle appuîe, en sortant, un regard languissant sur Dorylas. Que ce regard étoit passionne ! Qu’il étoit énergique ! mais qu’il fut inutile ! Amour ! faut-il que ce, qui est fait pour plaire, plaise quelque fois si peu ?

Sylvie imagina (que ne croit-on pas quand on aime ?) que la Déesse propice à ses vœux amolliroit la dureté de Dorylas. Elle se félicitoit déjà de sa conquête ; elle se promettoit des jours plus riants & peut-être des nuits plus agréables. Que cet espoir étoit séduisant ! mais qu’il étoit chimérique ! Amour ! tes plaisirs n’ont-ils rien de réel ? ou tes chiméres valent-elles les réalités les plus délicieuses ?

Dorylas n’étoit insensible que pour Sylvie. Naturellement coquet, il avoit jusques-là voltigé de Belle en belle. Mais Cupidon venoit de fixer son inconstance. Il l’avoit blessé pour une beauté du voisinage. C’étoit Myrtile, qui comptoit ses jours par les passions qu’elle inspiroit. Il en étoit violemment épris ; Et n’avoit encore pu se flatter d’un tendre retour. Confus, désespéré, il alloit au Temple implorer le secours de la Divinité. Insensé ! ne devoit-il pas sçavoir, que Vénus ne sçauroit révoquer l’arrêt des destinées ? Devoit-il ignorer, que le cœur ne dépend que de lui-même ? Mais que dis-je ? Il étoit amoureux. Et, quand on l’est, peut-on raisonner juste ? N’est-on pas excusable d’avoir oublié les prémiers élémens de la Lithurgie de Cithère ? Et puis, trente inclinations de passage instruisent-elles sur une inclination, dont on n’est pas le maître ?

Dorylas entre dans le Sanctüaire, & prie Vénus de fléchir Myrtile en sa faveur. « Reine d’Amathonte ! dit-il, tu lis dans l’Ame de tes adorateurs. Quels sentimens ne découvres-tu pas dans la mienne ? Je ne te demande qu’une grace. Fais que Myrtile soit convaincuë de la vivacité de mes feux. C’est toi qui [92] l’as renduë si belle. Tu peux à ton gré la rendre sensible. Quelle me permette de l’aimer. Je me regarderai comme le plus fortuné de tous les Bergers, puisque la violence de mon amour me fait présumer, que je serai le plus heureux de tous les Amans. »

C’étoit prendre la Déesse par son foible. Elle seconde assez souvent les libertines amours. Les flammes entreprénantes des Blondins, les foiblesses des Mortelles séduites, les artifices des séductrices semblent la justifier de ses galanteries publiques avec le Dieu Mars, en grossissant le nombre des initiés dans l’ordre respectable, quoique commun comme tous les autres ordres, dont Vulcain son époux est Grand-Maître. Cependant la priére de Dorylas ne fut point éxaucée. Pouvoit-elle l’être ?

Il sort du Temple. Il trouve sur ses pas sa Bergére, qui y alloit. Il l’approche en tremblant ; & lui dit : « Ravissante Myrtile ! disposez de mon sort. Je vous adore ; (*1 ) toute mon Ame semble être devenuë sentiment pour vous aimer. Que ne puis-je vous en dépeindre tout le désordre ? La pitié vous y intéresseroit, si l’amour ne vous y intéresse pas. Un cœur en proïe à la passion la plus vive. - - - - Mais que ces idées rendent mal mon trouble ! & que les mots mêmes expriment mal mes idées ! Comment un amour si bien senti est-il si mal exprimé ? Vous vous taisez, belle Myrtile ! Votre silence me condamne-t-il à soupirer toûjours sans espoir ? »

« J’aime ailleurs, lui dit la Bergére, & je vous estime trop pour vous le cacher. Sylvie vous adore ; vous me la sacrifiez ; souffrez que je vous sacrifie à Silmandre. Il a mon cœur. Je vais demander le sien à Vénus. Mais c’est assez vous entretenir. [93] Amour ! je me reproche tous les momens que je perds sans penser à mon Berger. »

Quels vœux passionnés Myrtile ne poussa-t-elle pas ? Tous les Dieux de l’Olympe furent invoqués ; mais sans succès ; car ils la trouvèrent si belle, que chacun d’eux songea à la posséder. Momus, tout Momus qu’il est, ne la railla point, & convint ingénument, qu’elle étoit digne d’être la Maîtresse du plus galant des Dieux. Là dessus grands débats dans l’Empyrée. Metatextualität► Mais les divisions célestes ne me regardent pas. Revenons à nos moutons. ◀Metatextualität

Vénus n’écouta point Myrtile. Elle devint presque jalouse d’elle. Elle étoit donc bien Belle ! oui ; il y avoit réellement du superflu dans ses charmes ; & du reste on en auroit pu faire trois jolies Bergéres. C’étoit un tour de visage formé avec complaisance par les mains de la Nature. C’étoient des yeux remplis également de douceur & de vicacité <sic>, de langueur & de feu. C’étoient sous un linge grossier les plus beaux bras du monde. C’étoit une gorge faite pour toucher les Dieux ; le tout accompagné d’un air, d’une grace, d’une décence dont on ne sçauroit décrire les attraits. Amour ! c’est toi qui la formas : toi seul peux la dépeindre.

Avec tant de charmes. Myrtile n’en étoit pas plus heureuse. Dorylas lui étoit indifférent ; & elle étoit indifférente à Silmandre qu’elle aimoit. Celui-ci ne soupiroit qu’après Sylvie, qui le dédaignoit. Voilà quatre cœurs infortunés par l’amour, qui devoit les rendre heureux ! Dorylas brûle pour une Bergére ingrate, Sylvie se consume en désirs pour un Berger, insensible pour qui l’aime, & sensible pour qui ne l’aime pas. Myrtile seroit contente de Silmandre ; mais Silmandre ne peut l’être que de Sylvie. Quelle bizarerie inconcevable !

Nos deux Bergéres, que l’Amitié lioit de plus étroites chaînes, n’osoient pourtant se confier leur mutüel soucie. Le [94] cœur répugne à de pareilles confidences. La langue ne s’y prête qu’à la dernière extrémité. Il fallut pourtant en venir là. Un secret est mal-sur dans les mains d’une Femme, elles se déchargèrent du fardeau, qui les accabloit. La surprise fut égale de part & d’autre. Leurs intérêts étoint <sic> divers. Cette diversité ne porta point atteinte à leur union. Chose bien rare dans ce siécle, où les plus intimes Amies se broüillent souvent pour s’entr’arracher un homme, qui ne fait aucune impression sur elles. Je félicite de bon cœur ma Patrie d’avoir produit ce phénomène.

Un incident dénoüa la piéce. Myrtile avoit coûtume de mener son troupeau dans une plaine voisine de la cabane de Silmandre. Une de ses brebis s’étoit égarée. Les Brebis sont mal gardées par une Bergére amoureuse. Elle la cherchoit avec empressement. Silmandre eût bien mieux aimé la chercher avec Sylvie. Cependant il offrit galamment ses soins à Myrtile qui les accepta, en se consolant à demi de la perte de sa Brebis, puisqu’elle lui présentoit l’occasion de voir son Amant.

Qu’on juge de l’excès de son plaisir par l’excès de son amour. Que ne fit-elle pas pour plaire ? Agaceries, regards tendres, tout fut emploié. Mes mémoires disent, que la déclaration fut hazardée. Ils ajoûtent qu’elle fut fort bien reçuë. C’est beaucoup dire pour un homme aussi amoureux que Silmandre l’étoit de Sylvie.

Myrtile aîant retrouvé ce qu’elle cherchoit invita Silmandre à prendre le frais aux bords d’un ruisseau. Le Berger ne se le fit pas redire. Sa vanité étoit flattée de voir une Belle s’abaisser jusqu’à l’aveu mortifiant de son Amour. Il étoit naturellement avantageux. Il lui prit envie de profiter de la bonne fortune qui lui étoit offerte. Il oublia pour [95] un moment les promesses qu’il s’étoit faites d’être fidelle à Sylvie. Il feignit de la tendresse. Cette feinte est criminelle ; mais ô tems ! ô meurs ! elle n’est peut-être pas moins commune dans les champs que dans les villes. La Bergére étoit foible, puisqu’elle étoit éprise. Le bois étoit touffu. Silmandre éxigea des assurances de l’amour qu’on lui juroit. Myrtile, qui étoit l’Agresseuse, contre les usages reçûs, étoit ravie de ce qu’on les éxigeoit ; son Amant devenoit à chaque instant plus pressant & plus vif ; elle n’en devenoit que plus contente. Que faire ? A quoi se résoudre ? Accorder, n’étoit pas décent, refuser n’étoit pas sur. L’Amour s’opposoit à la résistance. La vertu des Hameaux n’est point cérémonieuse, & ne se pique point de se hérisser d’un retranchement de façons également inutiles & ridicules. En un mot, celle de Myrtile fit presque naufrage ; Silmandre, sur le point de triompher, entendit les gémissemens de la pudeur mourante de la Bergére. Il prête l’oreille ; ce sont des scrupules à lever, des sermens à renouveller. Comme il étoit Novice, il fut allarmé des pleurs de Myrtile. Il les essuïa avec des baisers pleins de flamme. Ce n’étoit pas là ce que demandoit son Amante. L’heure du Berger étoit sonnée. Il voulut devenir coupable. Mais l’heure de la Bergére sonna. Il fut repoussé. On lui prodigua les épithétes odieuses. Il fut même banni dans un prémier courroux ;

Metatextualität► Peut-être un peu plus-tôt l’ordre eût été plus doux. ◀Metatextualität

Dorylas, que j’ai oublié de placer derrière le Bocage, azile du Mystère, fut témoin des faveurs que Myrtile avoit d’abord accordées à Silmandre. L’amour & le dépit grossissent les objets ; quoique dans le fonds innocentes, elles lui parûrent criminelles ; sa curiosité le guérit par hazard de son amour. Il s’enflamma pour Sylvie. Il fut reçu à bras ouverts. Metatextualität► L’expression est un peu forte ; mais ce n’est pas la peine de la raïer. Le Lecteur l’adoucira, pour la réduire à sa juste valeur. ◀Metatextualität

Qu’on imagine ce qu’il fit pour écarter les poursuites de son Concurrent ? On ne le dévinera pas aisément. Il fit courir le bruit, que Sylvie avoit eu la foiblesse de le rendre heureux, Sylvie même, qui craignoit, que ses parens, qui panchoient pour Silmandre à cause de son nombreux troupeau, ne missent quelque obstacle à son bon-[96]heur, accrédita par son silence cette calomnie, qu’elle eût peut-être fort volontiers métamorphosée en médisance. On la blâmera de ce procédé. Mais qu’on réfléchisse qu’elle aimoit, qu’elle étoit extasiée de se voir aimée, elle sera justifiée à demi ; & puis, l’Hyménée couvre à la campagne comme à la ville les fautes réelles commises avant le Sacrement, à plus forte raison les supposées. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que Dorylas jugea, que non seulement sa Maîtresse étoit plus vertueuse, puisqu’elle se mettoit au-dessus de la vertu, mais encore, qu’il en étoit aimé à la fureur. Elle lui en devint plus chére ;

Metatextualität► Mon avis est qu’il eût raison. ◀Metatextualität

Voilà Silmandre dégouté de Sylvie. Il revient à Myrtile. Les faveurs l’avoient attaché à la Belle, &, lui aprenant ce qu’elles valoient, celles qu’il avoit dérobées lui avoient fait concevoir un préjugé avantageux de celles qu’il obtiendroit. Le bon accüeil qu’on lui fit l’enchantea <sic>, le ravit, l’enchaîna. Il parla d’amour, & fut écouté ; il parla de mariage, & il fut conclu. Dorylas en fit autant de son côté. Un double Hymen unit ces quatre cœurs ; de brillantes fêtes l’accompagnèrent. Depuis ce tems-là ces 4. personnes vivent dans une intelligence parfaite. Sylvie ne cesse de répéter à Dorylas : « qui m’auroit dit, que j’aurois le bonheur de te posséder ? Silmandre ne cesse de répéter à Myrtile. » Que ne puis-je retrancher de ma vie tous les instans que j’ai passés sans t’aimer ? » ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1On trouvera peut-être, que ce discours ne sent guéres son rustique Berger. Mais qu’on se souvienne, que mes Bergers sont feints, & que la fidélité de l’Histoire ne me permet pas d’altérer les termes, dont mes Héros se sont servis. Et puis, qu’on les imagine aussi galans que ceux de d’Urfé ou de Fontenelle. Qu’en coute-t-il d’imaginer ?