Il n’y a rien dont on parle plus souvent, que du Vice d’ingratitude, & cependant il n’y a rien qui soit moins entendu. Tous s’en plaignent, mais aucun ne veut convenir qu’il en est lui-même coupable ; quoique les personnes même les plus généreuses soient quelquefois exposées par une nécessité insurmontable, à se voir accusées de ce Vice. Il est vrai qu’il ne dépend pas totalement de nous d’en être exempts ; mais encore du hazard, des circonstances, & de l’influence des passions ; on peut en être coupable sans le savoir, & innocent sans le secours d’aucun principe. Il n’y a point de
Mesdames ou Messieurs,Madame ou Monsieur.
« Soit que vous soyez une seule personne, ou un corps collectif, une Societé de Dames, comme vous le prétendez, ou plutôt d’hommes, ainsi que la force & l’énergie de vos pro-
Que le malheureux qui fuit son esprit & ses charmes, meurt d’amour dès qu’elle l’atteint avec sa voix.
Mais elle a tant de charmes pour captiver le genre humain, que ce seroit une tâche sans fin d’en entreprendre l’énumération ; je me contenterai donc de faire un recit abregé des beautés de son ame, comme elles brillent dans sa conduite.
Je passai la nuit suivante dans des angoisses trop terribles, pour que j’en fasse le recit ; il n’y eut point de sommeil pour mes yeux ; dès qu’il fut jour, je m’occupai à composer une lettre pour elle, & en dépit de tous mes soins, quoique j’en eusse fait plus de douze différentes copies pour la rendre moins ridicule, elle ne laissoit pas d’exprimer le desordre de mes pensées. Cependant on n’avoit jamais vû rien de plus humble, de plus propre à émouvoir ; mais quel en fut l’effet ? elle l’ouvrit, la lut & me la renvoya sous un couvert, avec cette rigoureuse sentence. »
Monsieur,
Je vous remercie de la haute opinion que vous avez de mon mérite, mais comme elle paroit avoir donné lieu à une inclination, qu’il ne sera jamais en mon pouvoir d’encourager, je dois vous prier de terminer vos visites, jusqu’à ce que vous ayez cessé de penser, comme vous faites à présent au sujet d’
« La mort elle-même n’a rien qui surpasse les peines que je sentis en parcourant ces cruelles lignes. J’accusois le destin, & l’ingratitude de la cruelle
En vain mes amis tâchoient-ils de me persuader que la froideur d’Qu’il avoit sondé l’inclination de sa fille, & qu’il avoit trouvé qu’elle ne m’étoit pas favorable ; ainsi qu’il me prioit de ne plus m’inquiéter à cet égard. Quoique ce message fut assaisonné de plusieurs complimens, il me jetta dans une fié-
J’employe tout mon tems à l’observer de cette manière ; le jour je me cache dans un coin comme un voleur qui fuit la lumière, & la nuit je me place vis-à-vis les fénêtres de sa chambre ; heureux si je puis seulement appercevoir son ombre à travers les volets.
C’est-là, digne
Employez donc toute votre rhetorique à toucher le cœur de cette belle insensible ; représentez-lui vivement son ingratitude, & tâchez de la convaincre combien un vice si bas déshonore une beauté si parfaite. Elle lit constamment vos essais, les admire beaucoup, a dit plus d’une fois que les hommes seroient heureux s’ils suivoient les régles que vous leur donnez ; peut-être un Avocat si estimé viendroit-il à bout de la toucher ; l’ingratitude est un ample sujet, & fut-il stérile, ma triste histoire vous donneroit assez d’ouvertures. C’est un texte, je pense, que vous n’avez point encore touché, & qui sera peut-être autant agréable à la plûpart de vos lecteurs qu’à »
l’Affligé
Et puisque c’est évidemment pour cette raison qu’ (I) Cette Dame.), & se defaire de sa passion, plutôt que de perpétuer ses souffrances, en conservant quelques vaines espérances d’en être un jour le possesseur.
Il y a plusieurs moyens d’augmenter & de fortifier une passion qui s’est une fois introduite dans le cœur ; mais aucun pouvoir humain ne peut en inspirer une pour laquelle on sent de la repugnance. C’est pourquoi tout ce que je pourrois faire dans ce dessein seroit peine perdue ; &
Je voudrois qu’il considerât d’abord l’obstacle invincible qui s’oppose à l’accomplissement de ses désirs ; & ensuite, que si cette Dame se déterminoit jamais par une générosité romanesque à se donner à lui & à faire violence à ses propres inclinations pour satisfaire celles de son amant, le bonheur d’une telle union seroit bien loin d’être parfait. Il ne suffit pas à une passion aussi vive qu’est la sienne d’être seule satisfaite : la plus grande félicité d’un véritable amant, c’est de pouvoir communiquer le bonheur dont il jouit, & quoiqu’il eût la possession de la personne, il languiroit toûjours de ce que le cœur se refuseroit à ses empressemens.
Je m’étonne qu’avec son bon sens il n’ait fait cette remarque, & il paroit qu’il n’y a point réflechi, puisqu’il n’a jamais fait le moindre effort pour subjuguer une passion, qui dès le commencement ne lui présentoit que des sujets de désespoir. Il avoue qu’elle écouta les prémières insinuations de sa passion avec une froideur qui n’avoit rien d’affecté, & qu’elle ne connut pas plutôt
L’Ingratitude suppose qu’on ne veut pas rendre un bienfait quoiqu’on en ait le pouvoir ; mais bien loin que ce soit
Il y a d’ailleurs dans
Il est très possible que quelques-uns de mes lecteurs soient dans les mêmes circonstances qu’
L’Ingratitude est généralement reconnue pour un vice détestable devant
Venitiens, & auroient été enfin subjugués par cette
Il conserva long-tems ces honneurs Venitiens avoient rassemblé toutes leurs forces commandées par le propre fils du Doge, ce jeune Héros établit sa reputation d’une maniére à n’être jamais effacée.
Les troupes de Venitiens, leur Republique ne seroit plus en état de faire tête, ou du moins qu’elle ne pourroit pas se relever de long-tems, & qu’elle seroit obligée à demander la paix. Toute la fleur de leur noblesse avoit été tuée ou prise dans le combat ; le massacre avoit été si grand, que ceux qui avoient échappé suffisoient à peine pour ensevelir les morts. Pour ajoûter au triomphe du jeune général, il eut l’honneur de faire le propre fils du Doge son prisonnier après un long combat où ils se battirent main à main, & avec lui un vieux capitaine très expérimenté, en qui les Venitiens avoient beaucoup de confiance, & dont la bonne ou la mauvaise fortune faisoit celle de toute l’armée.
Ces deux guerriers furent reçus à leur retour dans la Capitale, par le Sénat comme par le peuple, avec une joye & des acclamations conformes aux avantages qu’ils avoient remportés ; mais bientôt l’éclat de leur triomphe fut obscurci par un orage qu’on ne prévoyoit pas, & qui fut sur le point de les envelopper tous dans une ruine totale.
Il y avoit une loi dans cette Isle de-
Il s’éléva à cette occasion une contestation entre les deux Généraux, dans laquelle aucune considération de sang, de devoir ou d’affection paternelle ne put engager l’un ni l’autre à céder : le pere connoissoit & estimoit le mérite de son fils, cependant il ne pouvoit se resoudre à lui sacrifier l’honneur de ses longs travaux ; & le fils, qui auroit volontiers sacrifié sa vie si son pere l’avoit exigé, ne vouloit pas céder aux sollicitations même du respect paternel, ses prétentions à la gloire.
Ils parurent l’un & l’autre devant le Sénat, & proposerent chacun leurs prétentions respectives ; le pere étala ses services passés, le fils son dernier succès & les avantages que la nation en avoit retirés : il avoit en sa faveur l’arrivée des Ambassadeurs dans cette circonstance, avec ordre de traiter de la paix, & le suffrage unanime de toute l’armée.
La contestation fut bientôt décidée ; le jeune Général fut déclaré liberateur
Le jeune Général voyant à quel point il avoit déplu à son pere, en ressentit le plus vif chagrin ; & s’appercevant que toutes ses soumissions, bien loin de l’appaiser, ne faisoient que l’irriter de plus en plus, il tomba dans une mélancolie, que tous les honneurs dont on le combloit ne purent dissiper.
Dans le même tems la Princesse de
Cet implacable pere reçut avec reconnoissance ce présent comme venant de la Princesse ; mais ayant appris par accident d’une personne à qui elle s’étoit confiée, l’amour qu’elle avoit pour son fils, & que c’étoit à sa sollicitation qu’elle lui avoit envoyé cette somme, au lieu de se sentir appaisé par cette nouvelle preuve d’affection filiale, il devint plus irrité que jamais, & il forma pour se venger de cette prétendue insulte, la résolution la plus étrange & la plus dénaturée qui soit jamais entrée dans le cœur d’aucun homme.
Porté sur les aîles de la fureur, & sourd à toute remontrance, il vola à la Capitale, & demanda justice en éxécution de la Loi, contre son fils, l’accusant d’ingratitude : dans le discours le plus pathetique, il rappella les différentes obligations que ce jeune homme lui avoit comme à son pere & à son maî-pour toutes ces bontés, ajouta-t-il, il m’a dépouillé aujourd’hui de la gloire que j’avois acquise avant qu’il vît le jour, m’a ravi une recompense qui m’étoit plus chère que la vie, & va faire descendre ma vieillesse avec chagrin dans le sepulchre.
Le jeune Général refusa de se défendre, & haïssant une vie que l’inhumanité de son pere rendoit malheureuse, il se soumit à la sentence que le Sénat fut obligé de porter contre son inclination.
La Princesse n’en eut pas plutôt avis, qu’elle courut au Sénat emportée par sa douleur, & tâcha premièrement d’attendrir le cœur du vieux Général ; mais ne pouvant pas le flêchir, elle protesta qu’il souffriroit le même sort que son fils, & l’accusa de la plus haute ingratitude à son égard, puisqu’il cherchoit à la priver de ce qu’il savoit lui être plus cher que la vie, quoiqu’il lui eût obligation du rachapt de ses terres.
Le jeune Général qui avoit ouï avec le <sic> plus grande fermeté sa propre sentence, ne put soutenir celle de son père ; & cherchant en lui-même ce qu’il pourroit faire pour le sauver, il devint à son tour accusateur de la Princesse ; il insista sur ce qu’ayant longtems cherché à s’en faire aimer, elle avoit enfin obtenu de lui une promesse de mariage, prétendant que sa vie en dépendoit ; & cependant qu’après avoir obtenu ce qu’elle désiroit, elle avoit avec la plus grande ingratitude trahi un secret qu’elle s’étoit engagée à taire, irrité son père par cette fatale découverte, & été par-là la cause de leur ruine commune.
Ici l’amoureuse Princesse s’avoua coupable, souhaitant de mourir avec celui qu’elle aimoit, tout cruel qu’il paroissoit ; & comme personne n’étoit exempt de la peine que cette Loi infligeoit, elle fut aussi condamnée à souffrir avec les autres.
Il n’y avoit que le vieux Général qui arrêtez, arrêtez l’exécution, jusqu’à ce qu’on ait ouï ma demande. Si ceux-ci doivent souffrir, il est juste que d’autres plus coupables partagent leur sort.
On ordonna alors aux gardes de ramener les prisonniers, & chacun attendoit avec impatience quel nouveau prodige ceci devoit produire, lorsque la jeune fille commença avec un courage intrépide à parler de cette manière.
Je pense, dit-elle, que la Loi contre l’ingratitude regarde indifféremment tous ceux qui sont coupables de ce vice ; le Président lui ayant repondu qui ouï. Je vous ac-cuse donc, repliqua-t-elle, vous tous membres du Sénat ; vous tous qui ayant entre vos mains le pouvoir & les richesses de la nation, avez oublié les services d’un vieux homme tel que mon pere, qui avoit été cinquante ans votre Général & traité d’ange tutelaire de sa patrie, & l’avez laissé souffrir dans la vieillesse les miseres de la pauvreté, jusqu’à être reduit à mendier, sans la compassion de la Princesse ; pendant que vous-mêmes nagiez dans cette abondance, qu’il vous avoit conservée au prix de son sang. Si ceci n’est pas ingratitude, y a-t’il quelque chose qui mérite ce titre ? Quittez donc vos siéges, & préparez-vous à souffrir la punition de votre crime.
Il n’y eut jamais de consternation égale à celle que cette accusation occasionna ; le peuple la secondoit hautement, & demandoit justice avec chaleur ; tous les membres qui composoient cette auguste assemblée, se regardoient l’un l’autre, sans avoir la force de parler. Et qu’auroient-ils pu dire ? comment repliquer à une accusation si juste & si convainquante ? La loi qui les condamnoit, étoit écrite en termes trop clairs, pour souffrir aucune défaite ; il n’y avoit point de ressource contre ce
Quel spectacle plus terrible que celui-ci ! La Princesse, les deux Généraux, avec toute la noblesse & les magistrats du Royaume, sur le point d’être mis à mort dans le même tems ! Qui pourroit après leur mort, maintenir l’ordre parmi le peuple ? Où trouveroit-on un homme qui fût capable de conserver la paix dont le pays jouissoit ? Toute administration publique de la justice alloit cesser, les loix devoient être abolies, & le Royaume entier alloit être enveloppé dans une étrange confusion.
Le vieux Général ne put résister davantage, tout son endurcissement se fondit en réflechissant à la ruine de son pays, & comme il savoit que la vie de tous dépendoit de la résolution qu’il alloit prendre, il pardonna à son fils, son fils en fit de même avec des larmes de
ingratitude, impossible d’en être entièrement exempt, & combien nous sommes sujets à en accuser les autres sans raison. Enfin on n’a jamais trouvé, & vraisemblablement on ne trouvera point une règle qui puisse nous enseigner ce qui est, ou n’est pas ce vice.
Les amans s’en plaignent plus qu’aucune autre personne, & réellement avec le moins de raison : une femme qui a assez de mérite ou de bonheur pour se voir aimée de plusieurs, doit être coupable d’ingratitude, puisqu’elle ne peut
Tous ceux qui sont exposés à quelque affliction, ne cessent d’accuser d’ingratitude des personnes à qui elles s’imaginent d’avoir rendu service, ou à qui elles l’ont réellement rendu dans un tems ou dans un autre ; quoique ceux de qui ils se plaignent ignorent peut-être qu’ils leur ont obligation, ou s’ils le savent, qu’ils ne puissent pas le reconnoître comme leurs bienfaiteurs s’y attendent.
Il faut convenir que nous avons pour la plûpart une grande partialité à notre égard ; nous penchons à exaggerer chaque bon service que nous rendons, & à diminuer le prix de ceux que nous recevons ; c’est une espéce d’ingratitude innée, & qui subsiste, quoique nous puissions rendre au millième le bien qu’on nous a fait.
Nous sommes aussi partiaux à l’égard des autres ; de deux personnes à qui nous connoissons un mérite égal, nous nous laissons souvent conduire par un secret penchant dont nous ne pouvons donner aucune raison, à aimer l’une beaucoup plus que l’autre ; & celui qui est l’objet de notre inclination, sent peut
Cependant la raison, jointe à une claire connoissance de nous-mêmes, peut mettre un frein à nos inclinations, & nous empêcher de mettre en pratique ce penchant à juger mal des autres : nous pouvons faire violence à notre propre cœur, & donner en apparence à ceux qui nous aiment, la préference sur ceux que nous aimons ; mais il y en a peu qui veuillent prendre cette peine, & je ne sçais pas si nous sommes réellement obligés de nous imposer une tâche si sévere, ou s’il seroit louable de s’en acquiter constamment, & même s’il seroit agréable à la personne en faveur de qui nous l’avons entrepris.
Ainsi cette belle inhumaine, sa trop sensible sœur, & son malheureux amant, continuoient à se tourmenter reciproquement sans le vouloir, jusqu’à ce
Ce jeune Cavalier avoit acheté nouvellement une petite pinnasse très bien ornée, & propre pour le plaisir ; il invita les deux sœurs, avec plusieurs autres Dames & Cavaliers, qui demeuroient le long de la côte, à une fête qu’il vouloit donner à bord de sa pinnasse. Le tems étoit calme & serein quand ils s’embarquerent, & ils furent tentés de s’éloigner à une distance considérable du rivage, lorsque tout d’un coup le ciel se couvrit de nuages & les menaça d’une tempête prochaine ; le vent se renforçoit à chaque instant, & souffla enfin contr’eux avec tant de violence, qu’en dépit de tous leurs efforts ils furent portés plus loin en mer. L’orage croissoit, le vaisseau étoit foible, les matelots sans adresse, ensorte qu’il vint donner contre un roc, & qu’il s’ouvrit dans le fond ; la mer entroit de tous côtés, dans un instant on alloit couler à fond, chacun étoit dans la plus grande consternation ; mais on n’avoit pas le tems de refléchir ; tous se jettèrent dans la mer, & les plus robustes se saisirent de ceux qu’ils souhaitoient avec le plus
Un matelot apperçut le péril de celle que son amant avoit abandonnée à la merci des flots, & la saisit par ses habits dans le moment qu’elle alloit s’enfoncer ; mais le sort empêcha le succès de ses bons efforts, une vague énorme & trop impetueuse pour que toute la force & l’adresse humaine pût lui résister, vint en roulant se jetter sur eux, & précipita dans le fond de l’abisme cette infortunée Dame, avec son prétendu liberateur.
Son amant venoit de se délivrer de son fardeau, lorsqu’il apperçut dès le rivage ce qui venoit d’arriver ; & ne pouvant survivre à ce coup, il se tourna du côté de la Dame qu’il avoit sauvée aux dépends de tout ce qui lui étoit le plus cher, & avec une contenance Madame, je me suis acquitté de ce que je devois à votre afféction, quoique je ne l’aie jamais recherchée. Je dois obéir à présent aux mouvemens de mon amour, & suivre celle à qui je ne pourrois pas survivre sans être dans un état mille fois pire que la mort. En parlant ainsi il se jetta avec la plus grande violence au milieu des flots, qui l’eurent bientôt englouti.
La jeune Dame n’eut ni la force ni le tems de prononcer aucune parole pour le dissuader d’une action si désesperée ; mais en poussant un grand cri elle tomba dans un évanouissement, dont elle n’étoit pas encore revenue, lorsqu’elle fut trouvée par ceux qui ayant vû de loin l’accident arrivé à la pinnasse, étoient venus au secours de ceux qu’elle portoit.
François appellent outré, au-delà de la raison & même de la nature. Il y a dans cette action quelque chose de trop romanesque, & que je ne voudrois pas recommander comme un objet d’imitation.
Ces rafinemens, même à l’égard des beaux principes, ces affectations outrées, ne sont certainement d’aucun avantage à ceux qui les commettent, ni aux personnes pour l’amour de qui ils s’écartent tant de la route battue. De l’extravagance & de l’excès échoüeront toûjours contre la raison & le bon sens ; & quand on nous parle de quelques actions dont nous ne connoissons pas le motif, ce recit ne fait qu’embarasser un entendement foible, & le rendre incapable de juger de ce qui est louable, ou de ce qui en est le revers.
Il y a des circonstances où ce seroit un vice d’être reconnoissant ; par exemple si un Prince, un Ministre d’Etat, un Général d’armée, ou quelque autre personne en état de conférer des avancemens, repandoit ses faveurs sur un indigne sujet, uniquement par recon-
On prend souvent pour de la reconnoissance ce qui n’est qu’amour de soi-même, & on donne alors le beau nom de liberalité à ce qui ne procède que d’ostentation ; la vertu confine de si près au vice, qu’ils sont souvent confondus par la personne même qui les loge dans son sein. Nous croyons être obligés de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour rendre service à une personne qui paroit nous aimer & est toujours à notre disposition, & nous considerons rarement si en rendant une bagatelle, ou peut-être l’ombre d’un bienfait, nous ne faisons pas un tort essentiel à quelque autre personne.
C’est une vielle maxime très raisonna-nous devons être justes avant que d’être généreux ; & comme la reconnoissance est réellement une qualité fort estimable, nous devrions chercher quelque moyen de la témoigner, sans priver le mérite de ce qui lui est dû ; & si nous n’en trouvons point, préferer de paroître ingrats plutôt que d’être injustes. Le dilemme, je l’avoue, est fâcheux, & plusieurs bons esprits se sont égarés, ou ont été fort embarrassés de choisir entre ces deux extrêmes.
Mon bon ami, lui dit-il, je suppose que vous savez que j’ai dessein d’être un des Candidats à la prochaine élection ; je me flatte que vous connoissez suffisamment ma capacité, & mon zéle pour mon Roi & pour mon pays, pour être convaincu que je ne suis pas indigne de cet employ : je me confie donc que vous ferez tout ce qui est en vôtre pouvoir pour me servir dans cette affaire.
Le chef de justice branlant alors la tête, lui fit sans héziter cette replique ; Monsieur, je connois parfaitement votre capacité ; mais je vous prie de me pardonner, si je pense que votre competiteur est mieux qualifié que vous pour représenter sa province ; non seulement parce qu’il y a un bien considérable, mais encore parce qu’il ne dépend en aucune manière de la Cour, & qu’il est par conséquent moins sujet à être corrompu. Pour cette raison je me crois obligé d’employer tout le crédit que je puis avoir parmi mes voisins, afin qu’il soit choisi.
Comment ! s’écria pouvez-vous être si ingrat ? N’ai-je pas donné l’autre jour un drapeau à votre Neveu ?
Cela est vrai, Monsieur, repondit gravement le Juge à paix, je vous en suis très obligé ; je ne suis point ingrat, & je voudrois le reonnoître de la même manière. Mon neveu cherchoit un employ, vous le lui avez procuré ; & si quelcun de vos clients a besoin d’une place, envoyez-le moi, & j’en ferai mon clerc. C’est-là, Monsieur, continua-t-il, toute la reconnoissance que je puis vous témoigner, & en considerant la difference de nos situations, elle me paroit proportionnée à l’obligation.
Le postulant étoit sur le point d’éclater de rage à l’ouïe de cette raillerie ; mais connoissant la grande influence du Juge à paix, il se contint autant qu’il lui fut possible, & n’omit rien de ce qu’il crut capable de l’adoucir & de le disposer en sa faveur ; mais ses flatteries furent autant inutiles que son ressentiment ; le Magistrat ne put jamais se resoudre à sacrifier sa probité à la reconnoissance ; &
Quand on rend service dans le dessein secret de corrompre l’intégrité d’un homme, ou la chasteté d’une femme, on mériteroit quand on est découvert, de ne recevoir que du mépris en place de la reconnoissance. Dans ce cas cette vertu se changeroit en vice, & on devroit bannir du cœur toutes les dispositions à reconnoître un bienfait, com-
Il y a des personnes qui par un excès de bonté, ou une trop grande timidité, pensent qu’elles peuvent s’écarter un peu de l’étroite probité, par complaisance pour une personne qui leur a rendu service ; mais elles devroient réflechir que le moindre consentement à une mauvaise action y accoutume l’ame, & lui ôte insensiblement l’horreur qu’elle devroit avoir pour le vice. Personne ne peut dire en soi-même, j’irai jusques-là, & pas plus loin, comme s’exprime un illustre Pair dernièrement decedé & qui a merité le nom de bon Poëte ; les hommes d’abord semblables à des vierges chastes, se forment mille scrupules sur le vice qu’ils n’ont pas pratiqué ; mais dès qu’ils ont renversé cette barrière, & qu’ils s’apperçoivent qu’ils peuvent manger du fruit défendu & vivre, ils ne bornent pas là leur course ; mais après être entrés, ils vont plus loin, se fortifient & deviennent hardis dans le vice.
Cette observation convient également aux personnes de tout rang & de tout état ; c’est pourquoi, comme les obligations servent souvent à des hom-
Enfin, un moment de réflexion suffira pour nous convaincre, que dans un grand nombre de cas, ce que le monde appelle gratitude peut devenir un vice dans toutes les conditions : & à l’égard de notre sexe, j’ose l’assurer, une femme qui a plusieurs amans, ne peut se conduire de façon à passer pour reconnoissante à leur égard, sans se rendre infame & méprisable à jamais.
On doit souhaiter passionnément pour le bien & l’honneur de ce Royaume, qu’il y eût moins d’exemples de cette dangereuse reconnoissance que ces dernières années n’en ont produit ; & que nous puissions nous resoudre à retourner plutôt à la rusticité des anciens Bretons, qu’à devenir nous-mêmes les artisans de notre propre ruine, par complaisance pour ceux qui nous trahissent, & ne laisser à notre postérité que la honte & la misére.
Qu’on ne s’imagine pas, qu’en mar-
J’ai déjà observé plus d’une fois, qu’on a souvent besoin de la plus grande pénétration pour savoir se conduire à cet égard ; mais il y en a d’autres où il n’y a point de lieu à balancer ; le devoir, la raison, la probité, & notre bon naturel, nous conduisent clairement dans les sentiers que nous devons suivre, & dont nous ne pouvons pas nous écarter sans être inexcusables.
D’abord les obligations que nous avons à la Divinité sont de la plus grande évidence : sans parler de notre existence, (puisqu’il y a des personnes qui refusent de la reconnoître comme un O éternel, tu nous a faits d’une étrange manière.
Cependant tous nos mouvemens sont conduits & dirigés par un pouvoir invisible, ensorte qu’il arrive très rarement un accident de cette nature, même à ceux qui s’occupent continuellement aux exercices les plus pénibles.
Quand nous regardons autour de nous les scénes variées que ce vaste Univers nous présente, lorsque nous considerons les différentes productions de la terre & de l’air, l’abisme immense qui nous environne, avec les rivières qui en sortent ; lorsque nous pensons que toutes ces choses sont créées pour notre usage, & abondent dans tout ce qui est nécessaire pour notre conservation & notre plaisir ; comment pourrons-nous témoigner suffisamment notre reconnoissance au grand dispensateur de ces biens ? Mais si nous élevons nos yeux à l’espace immense qui est au dessus de nous, dans lequel des millions de globes, infiniment plus considerables que celui où nous sommes placés, roulent sur nos
Ceux qui nient, ou affectent de nier toute autre obligation, reconnoissent volontiers celle-ci ; ils seroient honteux, fâchés même si on les soupçonnoit d’ingratitude à cet égard.
Nos parens, après
Ceux aussi qui ont après nos parens le soin de notre éducation, tels que nos Gouverneurs, nos Précepteurs, ou nos Gouvernantes, ont droit à notre reconnoissance, s’ils se sont acquittés de l’employ qu’on leur avoit confié, en nous inspirant des sentimens d’honneur & de vertu ; & non-seulement nous devons reconnoître les obligations que nous avons à leur intégrité, mais encore les recompenser par tous les actes d’amitié qui sont en notre pouvoir.
De plus, nous aurions tort de refuser de la reconnoissance à nos Domestiques, lorsque le respect qu’ils nous témoignent est accompagné d’amour, & que nous nous appercevons que ce qu’ils font pour nous ne procède pas uniquement du devoir. Un Domestique de ce caractére est certainement un joyau bien rare, & mérite d’être traité avec
Si nous traitons quelqu’un de ceux-ci d’une manière peu convenable aux différentes rélations que nous soutenons avec eux, nous tombons dans une ingratitude inexcusable. Les obligations dont j’ai parlé sont claires, convainquantes ; & quand on ne les reconnoit pas, quoiqu’aucune loi humaine n’existe contre ce penchant denaturé, le Ciel manque rarement de punir le coupable comme il a péché. Un ingrat en trouve toujours un plus ingrat.
Nous avons aussi d’autres obligations plus éloignées, quoiqu’elles nous lient également. Ainsi nous devons de la reconnoissance à un Roi, quand il est réellement le père de son peuple, quand il place sa principale gloire dans le bonheur de ses sujets, quand il les protége de tout son pouvoir, qu’il ne cherche point de prétextes pour les accabler de taxes, & qu’il ne permet point à un Ministre hautain & fier de son élévation, de les insulter & de les ruiner : à tous les membres d’un Sénat sage & incorruptible, qui parlent suivant l’inten-
Quiconque ne sent pas pour ceux-ci de l’amour & de la venération, est indigne de participer aux bienfaits qu’ils lui procurent, & devroit être banni dans quelque autre pays, où on pratique le revers de ces excellentes qualités, &
Vous avez oublié, m’a dit la première de ces Dames, de faire aucune mention des auteurs dans le détail de ceux à qui le public est obligé. Je vous le demande, s’épuiser le cerveau pour reformer ou pour divertir le public, vous paroit-il d’une si petite conséquence, que vous ne jugiez pas à propos d’en parler ?
Nous devons, à la vérité, aux livres ce qui nous distingue des sauvages, & ce seroit être très ingrat, que de refuser notre approbation, & quelque reconnoissance à ceux qui nous procurent le plus grand des biens, celui de former notre ame, de corriger nos mœurs, & d’étendre notre capacité.
Que serions-nous sans la lecture, si
C’est pourquoi les auteurs ne pourroient jamais être trop caressés & en-
On peut, à la vérité, objecter, que plusieurs d’entr’eux meritent peu de remercimens, pour la perte du tems que la lecture de leurs ouvrages occasionne ; mais on pourroit faire la même difficulté avec autant de justice contre les autres bienfaiteurs dont j’ai parlé, puisque nous ne devons pas plus de reconnoissance à un mauvais Roi, à un Parlement corrompu, à un Magistrat indolent, à un Ecclesiastique hautain, ambitieux & dereglé, ou à un Matelot mal adroit, qu’à un chétif, ignorant & vicieux auteur.
Au contraire, si ceux qui devroient nous proteger nous reduisent en esclavage ; quand ceux qui devroient nous défendre, nous trahissent ; lorsque ceux qui devroient être nos conducteurs, nous font égarer ; & que ceux, de qui nous avons droit d’attendre de la compassion & du soulagement, ne font que
Mais si un homme qui a des talens les employe pour le bien commun du genre humain, les peines qu’il prend dans ce dessein méritent non seulement de simples remercimens, mais encore les vœux les plus ardens du cœur. Tous ceux qui nous entendroient parler sans éloges d’une action qui en est digne, seroient prêts à nous condamner. Nous louons donc pour l’amour de nous mêmes, & nous sentons pour l’amour des autres. La véritable reconnoissance enflamme l’ame, & montre par la manière plutôt que par le sujet dont nous parlons, qu’elle souhaite ardemment de se manifester plus clairement que par des paroles.
Il y a certainement quelque chose d’extrémement aimable dans un esprit reconnoissant ; celui qui est doué de cette vertu peut être seduit par la foi-
Mais tout ce que j’ai dit ne peut servir qu’à montrer comment la reconnoissance peut être poussée à l’excès dans quelques circonstances, & comment on ne la portera jamais trop loin dans d’autres occasions. Cependant la définition de cette vertu est encore un secret, un nœud gordien, que toute l’industrie humaine sera peut être incapable de délier. Il n’y a que celui qui voit à découvert dans tous les replis du cœur, qui puisse la separer & la distinguer de quelques passions d’une nature toute differente, qu’elle couvre, ou avec qui elle est confondue.
Rien de plus commun que de donner le beau nom de cette vertu à des actions qui doivent uniquement leur naissance à l’orgueil & à l’ostentation. Combien ont reconnu avec profusion un service leger, uniquement pour s’atti-
(I) C. ad. étourdi.)
S’étant exprimé de cette manière, il demanda avec précipitation une plume, de l’encre & du papier, & écrivit un billet à son homme d’affaires, lui ordonnant d’aller sur le champ délivrer ce Gentilhomme, en payant la dette & les fraix, à quelle somme que le tout pût monter. Il envoya ce billet par le garçon du cabaret, & s’appercevant qu’un acte de liberalité si extraordinaire, en faveur d’une personne dont on sçavoit fort bien qu’elle n’étoit pas Messieurs, leur dit-il, je hais l’ingratitude : il est vrai que ne peut pas passer dans le monde pour un homme d’un grand mérite, mais je lui dois un bienfait, & je saisis avec plaisir cette occasion de le lui rendre ; il faut que vous sachiez, continua-t-il, qu’il fut il y a cinq ou six ans, second d’un de mes cousins au troisiéme degré, & jusqu’à cette époque, la fortune ne m’a jamais mis en état de le convaincre combien j’étois sensible à cette obligation.
Ce discours surprit encore davantage la compagnie, & le Chevalier
Mais qu’on connoissoit peu cet homme si sensible à l’honneur ! Dans le tems qu’il rendoit ce service au plus indigne de tous les hommes, & à qui il n’avoit pas la moindre obligation, il refusoit d’assister un camarade de jeunesse qui se trouvoit dans la plus grande détresse,
Celui-ci, que j’appellerai (I) C. ad. qui a perdu ses terres.), devoit un jour jouir d’un bien considérable ; mais soit par la négligence ou la malversation de ses tuteurs, soit par sa mauvaise conduite, il se trouvoit reduit à une grande nécessité. Il étoit dans ce tems-là malade, obligé de garder le lit, & il manquoit de plusieurs choses que sa situation demandoit. Il avoit écrit plusieurs fois au Chevalier
Il a bien des Plausibles dans le monde, & il n’est que trop aisé pour un hypocrite de nous tromper par un beau déhors.
D’un autre côté il y a une sorte de gens directement opposés aux prémiers, que parlent hautement de justice, de générosité & de gratitude, & qui sont cependant enflés à un tel degré par leur arrogance & leur présomption, qu’ils ne s’imaginent jamais être obligés à personne, & qu’ils se mettent dans l’esprit que tout ce qu’on fait pour eux leur est dû, & est plus que payé parce qu’ils daignent l’accepter. Ils traitent de politique les faveurs qu’on leur fait uniquement par compassion pour leurs besoins ; & se persuadant qu’on veut gagner leur amitié & leur bienveillance, ils y mettent un si haut prix, que si une personne à qui ils ont les plus grandes obligations, ne parle pas ou ne se conduit pas comme ils le souhaitent, ils la menacent de la priver de leurs vi-
Si une personne de ce caractére rend service à quelqu’un, comme il pourra le faire en ne consultant que son orgueil, il s’imaginera qu’il a fait non seulement de celui qu’il a obligé, mais encore de tous les parens de cette personne, autant d’esclaves qui doivent lui être attachés pour toujours ; ils ne doivent plus avoir d’eux-mêmes aucune volonté, aucune inclination ; il faut qu’ils se laissent gouverner par le jugement supérieur de leur bienfaiteur ; & s’il découvre jamais qu’ils ne pensent pas comme lui, il ne manque pas de les regaler des épithetes de vilain, d’indigne & d’ingrat.
Il est également dangereux de faire une politesse ou un affront à des personnes de ce caractére ; mais comme elles n’ont pas l’art de dissimuler, il ne faut qu’avoir une légere portion de discerne-
Il y a encore une troisiéme sorte de gens, qui sont moins trompeurs, moins lâches que les prémiers, & d’un caractére moins pervers que les derniers, & qui ne laissent pas d’être assez blâmables. Ceux-ci sont très reconnoissans tandis que vous continuez de les obliger, ils s’approchent de vous avec plus de soumission que vous ne le demandez, exaggerent tout ce que vous faites pour eux, vous élevent jusqu’aux cieux dans toutes les compagnies, & semblent se faire un honneur de reconnoître toutes les faveurs qu’ils reçoivent de vous. Mais s’il arrive enfin qu’ils vous demandent quelque chose qu’il ne vous convienne pas de leur accorder, il <sic> ne vous tiennent plus aucun compte de tout ce qui s’est passé, retractent les belles choses qu’ils ont dites de vous, & vont quelquefois jusqu’à vous charger des plus grossiéres injures.
C’est un caractére, contre lequel il
Une personne qui s’aime trop elle-même, ne sera jamais vraiment reconnoissante ; car quoiqu’elle puisse aimer pour un tems tous ceux qui l’aiment, elle ne manquera pas de transporter ailleurs son affection, dès qu’elle espérera gagner à ce changement.
Il y a donc toûjours quelque intérêt secret qui engage un homme ou une femme à faire cette violence à ses inclinations.
Si nous pouvions pénétrer ce qui se passe entre les personnes mariées, nous ne trouverions que trop d’exemples, où la gratitude dans les deux sexes n’a été que le prétexte qui a masqué un autre motif moins louable.
volonté, & que nous ne sommes responsables que de ce qui est en notre pouvoir. Une personne peut changer de cette manière, & cependant être convaincue que ce changement est déraisonnable, souhaiter même sincérement que ses premiers liens eussent encore toute leur force. C’est pourquoi, bien loin d’accuser ce procedé d’ingratitude, il paroit que c’est uniquement foiblesse & inconstance d’un esprit qui ne sait pas se fixer, ni se satisfaire.
Je n’appelle point non plus ingratitude entre des personnes mariées, lorsque l’une d’elles est obligée par le pouvoir arbitraire de ses parens, de donner sa main sans son cœur, & qu’elle ne peut point subjuguer dans la suite son aversion, au point de sentir pour l’autre moitié la moindre tendresse. C’est, je l’avoue, un cas très fâcheux pour l’une & pour l’autre, mais qui ne leur laisse aucun sujet de reproche, à moins que
En un mot, je ne vois ici d’ingratitude que dans une seule circonstance, qui est celle-ci : Si une personne en aime extrémement une autre, & que celle-ci n’ait pour la première ni inclination ni aversion, ensorte que leur union lui soit très indifférente, & cependant qu’elle tâche de profiter de cette affection, en se procurant des conditions plus avantageuses que la fortune de l’un ou de l’autre ne semble le permettre ; un semblable procedé est sans contredit autant ingrat que sordide.
Mais elle s’appliqua plus à la musique vocale & instrumentale qu’à toute autre chose, elle n’auroit pas quitté son clavecin de toute la journée, si on n’étoit venu l’arracher d’auprès de cet instrument, & elle y devint insensiblement si attachée, qu’elle n’avoit plus de goût pour aucune autre chose. Sa Gouvernante la reprenoit souvent de ce trop grand attachement, & lui rappelloit, que quoique la musique fût très agréable, il y avoit encore d’autres études plus dignes de son attention, ou qui ne méritoient pas moins d’y avoir part. Elle paroissoit en convenir, mais ce n’étoit pas sans difficulté qu’on l’engageoit à mettre de côté ses livres de musique, & quoi qu’elle fit, elle avoit toûjours en tête le dernier air qu’elle avoit appris. Quand l’heure approchoit à laquelle son maitre de musique devoit venir, elle regardoit continuellement sa montre, & s’il n’arrivoit pas au mê-
Ceci joint à quelques regards dont elle ne sentoit pas elle-même la force, mais qui furent remarqués par sa Gouvernante, firent trembler cette circonspecte surveillante, de peur que sa jeune éleve n’aimât pas moins la personne de son maitre que l’art qu’il lui enseignoit. Cependant elle demeura quelque tems avant que de faire part de ses soupçons à personne ; mais trouvant chaque jour de nouvelles raisons de juger qu’elle ne s’étoit pas trompée, elle crut qu’il étoit de son devoir d’en instruire la mère de
Cette Dame en fit part à son Epoux, & en raisonnant sur ce sujet, quand ils considéroient la jeunesse de leur fille, sa passion excessive pour la musique, & la jolie figure de l’homme en question, ils commencerent à craindre que la gouvernante n’eût trop bien conjecturé.
Après avoir déliberé sur le meilleur parti qu’il y avoit à prendre dans cette affaire, ils jugerent à propos de renvoyer Mr.
L’exécution de ce dessein les convainquit, que ce qu’ils craignoient n’étoit que trop vrai : la mélancolie dans laquelle la perte de ce maitre jetta
A cette nouvelle affligeante il se tint une seconde consultation entre le pere, la mere & la gouvernante de la jeune Dame ; le résultat en fut que cette dernière tâcheroit par toute sorte de stratagêmes de lui arracher l’aveu de la vérité. Ils se flattoient, que si elle avoit une fois revelé son secret, ils pourroient la mettre en état de surmonter une passion si indigne d’elle ; & s’ils n’en pouvoient venir à bout, ils étoient résolus de la contenter, plutôt que de la voir se consumer sans espérance de guérison.
Il ne fut pas difficile à une personne, qui avoit vraisemblablement éprouvé une fois ou une autre dans le cours de sa vie ce que c’étoit que l’amour, de parler à cette jeune personne de façon à découvrir la force de sa passion. du moins je l’espere, disoit-elle ; car je mourrois de honte, si je me sentois coupable d’une foiblesse que je ne pourrois pas me pardonner.
La Gouvernante la consola aussi bien qu’il lui fut possible, & s’appercevant que ce discours avoit mis ses esprits dans une telle agitation qu’elle étoit prête à tomber en foiblesse, elle passa sa commission au point de lui donner des espérances, que si elle aimoit avec tant d’excès, & si elle le jugeoit digne de devenir son époux, ses parens pourroient y consentir.
Ce bonheur paroissoit trop grand à cette jeune personne pour qu’elle pût y ajouter foi ; cependant les transports
Elle fut directement à l’appartement de la vieille Dame, pour lui faire le recit de leur conversation ; on peut aisément deviner quelle fut son affliction ; mais se flattant que la honte pourroit faire quelque impression sur l’esprit de sa fille, elle commanda à la gouvernante de lui dire qu’elle avoit informé son pere & sa mere de ce secret : & declarez-lui, ajouta-t-elle, que vous avez tâché de nous porter à satisfaire son inclination ; mais que la surprise & le chagrin dont nous avons été saisis, en apprenant qu’elle s’abbaissoit au point de penser à un homme de cet étage, nous ont empêchés de vous faire aucune reponse.
La Gouvernante alla sur le champ faire cet essai, quoiqu’elle fût convaincue en elle-même de l’inutilité d’une telle tentative ; & en effet, la passion de
S’appercevant que sa mere ne venoit pas dans sa chambre le jour suivant comme à son ordinaire, elle ne douta plus qu’elle ne fût autant indignée de sa passion qu’affligée de sa situation ; & désesperant de ce que sa gouvernante lui avoit promis, son cœur succomba sous le poids de son chagrin, & elle tomba dans un évanouissement dont on eut beaucoup de peine à la faire revenir.
Sa mere hors d’elle-même à la vue du danger que couroit un enfant si cher, lui cria qu’on ne s’opposeroit plus à son inclination ; que puisqu’elle ne pouvoit vivre sans
Son pere qui n’étoit pas moins en peine, lui fit la même promesse, & comme
Il paroissoit naturel que le musicien
Son étonnement au commencement de ce discours étoit visible dans son air ; mais comme il ne manquoit pas de finesse, il se remit entièrement avant qu’on eût fini ce qu’on avoit à lui dire, & il eut encore le tems de préparer sa reponse.
Il avoit appris que
Après les avoir assurés qu’il n’avoit
Une semblable question venant d’un homme qui sembloit devoir plutôt se jetter à leurs pieds avec extase & transport, ne pouvoit que les surprendre ; ils se regarderent l’un l’autre durant quelques minutes, sans pouvoir lui faire aucune replique ; mais le pere s’étant remis le premier, Mr. puisque je consens à vous donner ma fille, il n’y a pas apparence que je veuille vous charger d’une personne sans bien ; mais puisque vous paroissez en douter, je vous remettrai à présent cinq mille piéces, & suivant que vous vous conduirez, j’ajouterai à cette somme.
Cinq mille piéces ! s’écria le Musicien : Monsieur, je subsiste fort bien de mon talent, & je ne vendrois pas ma liberté pour le double de cette somme.
Rien ne pouvoit mieux prouver la consideration que ce tendre pere avoit pour sa fille, que sa tranquillité à l’ouïe d’un discours aussi arrogant, puisqu’il Fort bien, Mr. je penserai à votre demande, & si vous revenez demain je vous informerai de mes intentions.
Il n’est pas nécessaire de rapporter ici combien une telle conduite dût paroître choquante à des personnes de leur rang, ou quel surcroit d’affliction c’étoit pour eux, que
Cette demande lui fut aisément accordée, & quand on vint les avertir que
Eh bien ! Mr. je pense vous avoir oui dire hier, que vous mettez votre liberté au prix de dix mille piéces ; c’est certainement une grosse somme pour un homme de votre profession, qui ne peut assigner à ma fille, pour tout douaire, que quelques livres de musique ; mais comme elle vous a donné son cœur, je ne vous refuserai pas cette somme ; elle vous sera payée le jour même de votre mariage.
Helas, Monsieur, repliqua l’autre, je suis bien fâché que vous ne m’ayez pas compris ; je vous dis que je ne voudrois pas me marier pour le double de la somme que vous m’aviez offerte, & vous pouvez vous souvenir que c’étoit cinq mille piéces ; je pense donc que vous ne pouvez pas me donner moins de quinze mille piéces, outre cinq mille piéces à la naissance de notre premier enfant ; je m’attends de plus, que vous m’assuriez tout votre bien après votre decès, de peur que votre fille qui est une héritière ne s’attribue trop d’autorité, à l’exemple de tant d’autres femmes, si elle peut disposer de ses rentes.
A ce discours le bon Gentilhomme fut obligé d’appeller à lui toute sa mo-ô Ciel ! Qu’ai-je fait pour mériter un châtiment si sévère ! Malheureuse , d’aimer là où il n’y a rien qui ne doive inspirer du mépris !
Quelle opinion, Monsieur, que vous puissiez avoir de moi, repondit je me connois, & je ne rabbatrai pas un iota de mes demandes ; si vous jugez à propos d’y consentir, je tâcherai de devenir un bon mari de votre fille ; si non je suis votre très humble serviteur.
ô mon pere, s’écria-t’elle, je vous conjure par tout l’amour & toute la tendresse que vous m’avez témoignée, par cette dernière preuve, la plus grande que jamais aucun enfant ait reçûe, de ne vous pas laisser insulter davantage par cet indigne. Je me hais presques moi-même pour avoir jamais pensé favorablement de lui ; chassez-le, je vous prie, de votre pré-sence ; qu’il aille chercher une femme qui lui convienne mieux que , qui à présent le hait & le méprise.
Mais ma chere, êtes-vous bien sûre, dit ce tendre pere, que vous pourrez persister dans ces sentimens.
Pour toujours, répondit-elle, & vous me rendriez à présent plus malheureuse en m’ordonnant de m’unir avec ce misérable, que si vous m’aviez refusé, il y a deux jours, votre consentement.
Il ne faut pas douter que ce bon Gentilhomme ne fut transporté de joye en voyant un changement si imprévû, & retournant auprès de que la farce étoit finie, que n’avoit voulu que se divertir de sa vanité, & qu’elle étoit actuellement satisfaite, qu’il pouvoit aller reprendre ses occupations, qu’elle n’étoit point en danger de mourir, à moins que ce ne fût en riant immodérement, de ce qu’il avoit pris pour une chose serieuse ce qui n’étoit qu’un jeu.
Le Musicien, qui venoit de s’enfler de bonne opinion, fut écrasé de ce coup ; & comme tous ceux qui s’élevent à l’apparence d’un événement favorable, Que ni lui-même, ni sa fille n’avoient aucun penchant à continuer ce jeu, qu’il n’avoit plus rien à faire chez lui ; qu’il pouvoit reprendre le chemin de sa maison, & songer s’il vouloit à une belle Dame, avec quinze mille piéces, outre un gros bien en fonds de terre.
Et pour lui montrer qu’il parloit sérieusement, il sonna, & ordonna à ses domestiques de lui montrer le chemin de la porte ; surquoi celui-ci se retira, en marmottant quelques mots entre ses dents, justement mortifié, & prêt à se pendre pour avoir perdu par sa folie un si bon établissement.
Mais afin qu’on ne m’accuse pas d’en être coupable moi-même, je ne dois pas oublier de reconnoître l’obligation que j’ai au public, pour l’encouragement qu’il donne à ces Essais ; & à
Fin du Septiéme Livre.