Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "LXIX. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\069 (1716), S. 438-443, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1586 [aufgerufen am: ].


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LXIX. Discours

Zitat/Motto► Quantò, quisque sibi plura negaverit,
A Dîs plura feret.

Hor. L. III. Ode XVI. 21.

Plus un Homme se refuse à lui-même, plus les Dieux le comblent de biens. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Tout le monde estime naturellement ceux qui n’entretiennent q’une médiocre opinion d’eux-mêmes ; & la Personne modeste est souvent accompagnée à la fin d’un Bonheur qu’elle n’attendoit pas, & qui la dedommage avec usure des pertes que sa Vertu lui peut avoir causées dans le cours ordinaire de la Vie. Les Physionomistes nous disent qu’on se détermine en notre faveur, ou contre nous dès notre premier abord, & sur ce que notre aspect insinue, avant qu’on nous connoisse à fond. Un Homme, ajoûtent-il, porte dans sa Physionomie l’image de son Esprit, & ses yeux servent de Miroir à celui qui le regarde pour découvrir ce qui se passe dans son cœur. Mais quoique cette manière de juger de ceux que nous voïons en public soit fort trompeuse, il est certain que ceux qui, par leurs discours & leurs actions s’attribuent tout ce qu’ils peuvent attendre de leur mérite pris à la rigueur, [439] se trouveront réduits à rabattre tous les jours quelque chose de leur compte. Un Homme qui a de la Modestie garde son Caractère, à peu près comme un bon Ménager épargne son Bien ; si l’un ou l’autre en dépense tout ce qu’il peut, l’un essuïera des pertes, & l’autre fera des bévûes, que son Capital ne sauroit jamais réparer. Il est donc de la prudence de régler vos désirs, vos paroles & vos actions, sur l’estime que vos Amis ont pour vous ; & de ne vous attribuer jamais, quand même il seroit en votre pouvoir, ni tout l’Honneur ni toute la Réputation que vous auriez droit de prétendre. J’ai conversé depuis peu avec plusieurs de nos Marchands ; de sorte qu’il ne faut pas s’étonner si j’ai adopté quelques-unes de leurs phrases. Quoi qu’il en soit, je dis que tout Homme qui, dans son air & ses manières d’agir envers les autres, ou par un principe a Orgueil, se débite dans ses Livre, pour plus de Génie, de Prudence, de Bonté, ou de Bravoure, qu’il n’en peut fournir lorsque la demande vient, court risque de se voir accablé de ses Créanciers, sous prétexte qu’il leur a volé toute l’estime, dont ils l’avoient favorisé d’abord. C’est ce qui l’oblige à faire banqueroute ; & celui qui auroit pû vivre dans la prosperité jusques à la fin de ses jours, s’il ne fût pas sorti de certaines bornes, se voit privé de ce qu’il possedoit à juste titre, pour avoir aspiré trop haut ; de sorte qu’il en est de ses [440] prétentions comme de tout ce que l’on déchire au lieu de le partager.

Ebene 3► Exemplum► Fremdportrait► Il n’y a pas une Ame vivante qui n’avoüât que Cinna est agréable & facetieux ; qu’il a une maniere aisée, divertissante & inimitable de dire tout ce qu’il pense en Compagnie, s’il pouvoit cacher l’envie demesurée qu’il a de se voir applaudir, & qui paroît dans toutes les syllabes qu’il prononce. Mais ceux qui conversent avec lui, s’apperçoivent que toutes les honnêtetez qu’ils pourroient lui faire, ou tous les éloges qu’ils pourroient lui donner, n’approchent pas de ce qu’il en attend ; de sorte qu’au lieu de lui marquer l’estime qu’ils ont pour son mérite, leurs pensées ne roulent que sur la bonne opinion qu’il en a lui-même.

Si vous frequentez le beau Sexe, vous verrez Gloriane faire une parade si comique de ses charmes, Mirtoline observer une si grande regularité dans sa démarche, Chloé se produire d’un air si libre & si familier, Corinne marquer une tendresse si délicate, & Roxane, par ses hauteurs, exiger de si profonds respects, que leurs Amies, qui se connoissent un peu & qui agissent naturellement, n’attendent que leur sortie, pour vous dire que toutes ces Dames ne cherchent qu’à vous donner dans la vûë, & que leurs allures insinuent si bien qu’elles prétendent au-delà de ce qui leur est dû, qu’elles n’obtiennent pas ce qu’on leur auroit accordé sans peine. ◀Fremdportrait ◀Exemplum ◀Ebene 3

[441] Ebene 3► Exemplum► La derniere fois que je vis jouër la Tragedie de 1 Macbeth, j’admirai l’adresse du Poëte, qui represente un Scelerat effraïé, sur ce qu’il remarqua la Moderation du Prince qu’il alloit assassiner. Il gouvernoit, dit-il en parlant de ce Prince, avec tant de douceur & d’humanité ; d’où il conclut que toutes les Puissances, Divines & Humaines, se joindroient ensemble pour vanger la Mort d’un Roi si débonnaire. Tout homme qui a les moïens de parvenir à la Grandeur, & qui les néglige, ne manque pas d’Amis dans la mauvaise fortune, & celui qui, dans la Prosperité, se conduit avec beaucoup de retenuë, sera toujours plaint dans l’Adversité. ◀Exemplum ◀Ebene 3

Le Genéral qui renonce aux avantages qu’il pourroit s’attribuer, & qui s’expose au peril, comme un simple Soldat, ou un Volontaire, en a tout le mérite : On ne lui envie pas même sa gloire ni ses honneurs, puisqu’il se met au niveau de ceux qui ne tiennent pas au Monde par des liens si doux ni si chers. Mais quand la Modestie ne nous attireroit pas la bienveillance des autres, c’est la plus desirable de toutes les qualitez par l’heureuse disposition qu’elle fait naître dans l’Esprit, & le calme qu’elle y apporte ; en un mot, elle est contraire à l’Ambition, & c’est là tout ce que [442] j’en puis dire de plus fort. Celui qui modere ses desirs par la Raison, & qui ne s’abandonne pas au chagrin ou au desespoir, lorsqu’il lui arrive quelque échec, redouble tous les plaisirs innocens de la Vie. L’Air qu’il respire, la Santé dont il jouït, la Saison de l’année où il se trouve, un beau Soleil, une Vûë agréable, tout cela contribue à son Bonheur ; & à l’abri des enchantemens, dont tout le monde est ensorcelé, il regarde comme des faveurs extraordinaires & de nouvelles acquisitions, tous les biens qu’il possede en commun avec le reste des hommes. Le Chagrin ne lui altere pas la Sante, & l’Envie n’interrompt jamais ses Plaisirs. Il ne s’embarasse pas de ce qui met un Homme en vogue, ou de ce qui en fait avancer un autre dans les Emplois. Il fait qu’il y a une Promenade à l’écart dans un tel endroit ; qu’il peut trouver bonne Compagnie dans un tel autre, & cela lui suffit. Il n’y a point d’Emulation ; il n’est Rival de personne, il souhaite du bien à tout le monde ; il peut voir avec plaisir la prosperité d’un autre, dans la pensée qu’il est aussi heureux que lui-même ; en un mot son Credit & son Bien sent au service des Etrangers & des Malheureux, autant que la Prudence le doit permettre.

Ebene 3► Exemplum► Fremdportrait► Lucceius a du savoir, de l’esprit, de l’enjouement & de l’éloquence ; mais avec tous ces avantages, il n’a pas le moindre dessein ambitieux en tête. Peut-être [443] aussi que le Vulgaire croit à cause de cela, qu’il n’a point de Genie, mais ses Amis sont bien persuadez qu’il est d’une habilité consommée. Il ne cherche pas à se faire admirer, & il n’a pas besoin de l’éclat exterieur. Ses Habits lui plaisent, pourvû qu’ils soient à la mode & qu’ils le tiennent chaudement ; la Societé lui est agréable, s’il y trouve des Personnes civiles & d’un bon naturel. Il ne demande ni le superflu dans les Repas, ni la grande joie en Compagnie, ni rien d’extraordinaire pour le divertir. Dépouillé de préjugez & maître de ses passions, il fournit sa carriere si doucement, qu’il trouve par tout plus d’esprit, plus de bonne chere, & plus de gaieté, qu’il ne lui en faut pour goûter le plaisir de la Vie. ◀Fremdportrait ◀Exemplum ◀Ebene 3

T. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Voïez Tome I. page 213. au bas, où l’on a mis, par mégarde, que Dryden a écrit cette Pièce, quoique Shakespeare en soit l’Auteur.