Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "No. 53", in: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.2\023 (1760), S. 265-276, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2524 [aufgerufen am: ].


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N°.53. du Samedi 19 Juill. 1760.

Ebene 2► Ebene 3► Allgemeine Erzählung► rances ne furent point déçues. Placé la veille à côté de Bélise, & la préférant à d’autres femmes pour l’amusement de la conversation & de la table, il avoit eu pour elle des attentions, & la compagnie n’avoit pas manqué de l’en railler familierement. Le bavard qui venoit d’entrer s’en étoit mêlé comme les autres, & son premier soin fut de faire revenir cette conversation devant Emilie, sans y entendre finesse. Saint-Isle pour qui ce badinage étoit un coup décisif, se défendit avec un art admirable, c’est-à-dire, comme un homme convaincu devant son Juge, & à qui il ne reste pas la moindre présence d’esprit. Emilie avoit les yeux sur lui. Quel coup de foudre pour elle ! Son accablement fut si grand, que Saint-Isle même n’y avoit pû résister, s’il avoit été le maître d’écouter la pitié : Emilie ne pouvant plus se contenir, [266] fut obligé de passer dans une autre piece ; & lorsquelle <sic> revint, il fut aisé à Saint-Isle de voir qu’elle venoit de pleurer. . . Aussi affligé qu’elle, il auroit tout sacrifié au plaisir de la rassurer ; mais il auroit tout perdu s’il l’avoit fait : heureusement il survint d’autres personnes, & le chagrin d’Emilie parut se dissiper. Devenu plus tranquille, il comprit combien le dénouement de cette intrigue dépendoit de son courage ; & pour l’accélerer encore, il prit la résolution d’être inexorable. Il poussa les choses aussi loin qu’il le falloit. Emilie se vit négligée, se crut trahie, n’eut plus que des pensées cruelles, & ne connut plus que les larmes. Bélise ne lui sortoit pas de la tête : elle étoit bien convaincue que Saint-Isle l’adoroit & ne la quittoit plus : dans sa prévention, elle le voyoit aussi aimé qu’amoureux, ne vivant plus que pour elle, ne se souvenant plus d’une Amante désespérée, [267] et supportant à peine des fers rompus.

Dans un de ces momens où la douleur au comble réalise toutes les chimeres, elle se le représenta aux genoux de Bélise, la conjurant de se rendre à ses ardens desirs, & ayant dans les yeux cette impression de plaisir qui naît de la certitude du succès. Elle se rappella alors ce qu’elle lui avoit entendu dire quelques jours auparavant touchant l’amour désintéressé, & qui lui avoit fait faire de si tristes réflexions. Ah ! s’écria-t-elle, je n’avois que trop deviné ; l’ingrat m’avoit caché son cœur ! La tendresse du mien ne pouvoit remplir ses vœux, il n’avoit voulu que faire une épreuve, ou se procurer un amusement : il cesse de dissimuler lorsqu’il a réussi.

Elle étoit un jour abîmée dans ces sombres pensées, lorsque Préancour entra dans son appartement, il l’a surprit <sic> dans cet état affreux.

[268] Préancour étoit un de ces amis communs qu’un excès d’estime & de conformité d’humeur rend médiateurs & confidens, sans qu’ils soient obligés de s’intriguer pour cela. Il sçavoit, non-seulement tout l’amour qu’ils avoient l’un pour l’autre, mais même les conditions de leur engagement. C’étoit Saint-Isle qui l’envoyoit : il avoit sa leçon toute faite.

Dialog► Dans quel état vous vois-je ? lui dit-il ; que signifient ces larmes ? . . . . Elles si-gnifient que je suis la plus malheureuse personne du monde ; vous estimiez Saint-Isle ? Il n’est plus digne que de votre mépris. De mon mépris ! reprit-il : cela est-il croyable ? Excusez si j’en doute : on ne croit point ce qu’on ne conçoit pas. Ah ! poursuit-elle, j’ai eu autant de peine que vous à me le persuader. Un homme que j’ai tant aimé, qui paroissoit si sincere, n’a pas dû trouver en moi un Juge trop prompt & trop sévere.

[269] Elle lui apprit alors sa jalousie & les raisons qu’elle avoit d’être jalouse. Après avoir exhalé sa douleur, elle lui demanda s’il croyoit encore qu’elle eût tort. Je ne sçais que répondre, lui dit-il : Vous pouvez avoir raison, vous pouvez avoir tort : je crois pourtant que vous êtes fondée. Mais en condamnant Saint-Isle, je vois du-moins qu’il n’est pas aussi coupable que vous vous l’imaginez. Comment ? reprit-elle avec vivacité, vous le croyez infidele, & vous ne le trouvez pas criminel ? Ah, Madame ! répondit-il, je sçais ce que je dis : vous ne pouvez pas raisonner sur cela comme moi. Je conviens que Saint-Isle étoit lié ; vous aviez sa parole, votre tendresse devoit l’enchaîner autant que ses sermens : vous êtes jeune & belle ; Bélise ne vous vaut pas ; mais elle séduit : elle enflamme, elle donne des desirs ; ce sont autant d’engagemens qu’elle prend, & qu’elle est obligé de remplir tôt ou tard. [270] Si elle veut s’en dispenser, elle a toujours à craindre le refroidissement ou l’infidélité. Je vous entends, Monsieur, répondit-elle assez sechement : j’aurois dû penser comme Bélise & me livrer. . . . Je ne vous dis pas ce que vous auriez dû faire, reprit-il : Je ne me mêle point de donner des conseils : Mais vous accusez mon ami, vous lui reprochez légerement un crime, & je vous dis qu’il n’est point aussi criminel que vous vous l’imaginez. Au surplus, Madame, poursuivit-il malicieusement, ce que vous croyez n’est peut-être pas vrai ; on se fait souvent des monstres : je l’interrogerai, si vous voulez ; je lui parlerai : tout ce que vous n’aurez pas la force de lui dire, je lui dirai moi-même : vos intérêts seront en bonne main. . . . Non, Monsieur, répondit-elle en fondant en larmes, je n’ai plus rien à lui dire, je n’ai plus qu’à mourir : Je vous remercie de vos soins, je viens [271] de comprendre combien ils me seroient inutiles.

Il alloit continuer, Saint-Isle parut. Venez, Monsieur, lui dit Préancour, venez vous défendre si vous le pouvez ; on vous attaque vivement : pour moi je me sauve, car je ne sçaurois tenir à ces choses-là.

Préancour sortit. Emilie étoit dans un fauteuil, la tête appuyée sur sa main, tenant un mouchoir sur les yeux. Que signifie tout ceci, lui demanda doucement Saint-Isle ? aurois-je le malheur de vous avoir déplu ? Qu’avez-vous, Qu’ai-je fait ! . . Rien, répondit-elle, en tournant sur lui ses beaux yeux ; vous n’avez rien fait dont je puisse me plaindre ; vous ne pouviez pas prévoir ce qui arrive, & je vous crois innocent. Non, reprit-il, en se mettant à ses genoux, je ne suis plus innocent quand vous versez des pleurs ; l’amour m’accuse, je devois tout prévoir ; mais de quoi est-il donc question, qu’est-il [272] arrivé ? Rien que de très-naturel, répondit-elle. Vous m’aimiez, vous ne m’aimez plus ; c’est un malheur pour moi ; mais j’y suis sensible sans vous en accuser : j’avois trop exigé de vous. Ah ! Emilie, il faudroit pour ne vous plus aimer, qu’il se fût fait un prodigieux changement en moi. D’où peuvent vous venir ces injustes idées ; par où ai-je pû mériter qu’elles entrassent dans votre esprit ? . . . Je vous répete que vous n’avez aucun tort, lui dit-elle : soyez donc très-tranquille. Je souffrirai, je vivrai dans les larmes ; mais je ne vous ferai jamais aucuns reproches ; & lorsque vous m’aurez entiérement oubliée dans les plaisirs d’une nouvelle chaîne, mes larmes n’iront pas vous chercher pour troubler votre bonheur. Ah ! dit-il, en lui baisant tendrement la main, pourroit-il y avoir un bonheur pour moi qui ne fût pas l’ouvrage de mon amour ? Mais je n’entends que trop ce que vous craignez de me [273] dire ; vous avez ouvert votre cœur à la jalousie ; c’est à moi de deviner, de m’accuser, de me juger. L’honneur & l’amour m’en imposent également la loi, je dois obéir. Chere Emilie, il n’est point vrai que je vous sois infidele ; tout mon cœur est à vous : Vous me verriez plus triste, plus troublé, si j’avois le malheur de ne vous plus aimer. Il n’y a que vous qui puissiez me faire ce bonheur qui remplit le cœur d’un Amant. Après cet aveu je ne vous dissimulerai pas ce qui m’est arrivé depuis quelques jours. Vous sçavez les conditions que vous m’avez imposées ? je m’y suis soumis aveuglément : je ne voulois qu’être heureux, je l’étois, je ne faisois point de réflexions : j’aurois toujours pensé de même, si je n’avois pas vû Bélise ; j’ose la nommer, parce qu’il me semble que m’ouvrir entiérement à vous, c’est presque me justifier. Bélise a des principes moins respectables que [274] les vôtres : je lui ai plu sans songer à lui plaire : ce goût pour un homme qui ne cherchoit pas à lui en inspirer, l’a rendu <sic> caressante, vive, séduisante même. Elle a voulu m’enflammer, elle n’y a pas réussi : elle n’a rien diminué de ma tendresse ; mais elle a altéré mon innocence. Malgré moi, j’ai senti que je n’étois plus également heureux : j’ai souhaité de la voir, j’ai craint votre présence, j’ai rougi de me trouver si différent de moi-même ; & dans la confusion de ce changement j’aurois donné ma vie pour retrouver ma premiere vertu, ou pour vous rendre votre premiere indifférence : voilà l’état où je me trouve : Je ne m’explique pas mieux ; j’aurois honte de répandre un plus grand jour sur un caprice qui me donne des remords : J’ose du-moins vous protester, que vous êtes encore la maîtresse absolue de mon cœur. Bélise m’inspire des desirs, vous m’inspirez des senti-[275]mens. Je ne suis donc pas infidele, je ne suis que criminel ; mais c’est assez de l’être, pour me juger indigne de vous : aussi n’aurai-je pas la témérité d’attendre que vous m’appreniez mon devoir ; après l’aveu que je viens de faire, je dois sçavoir que mes soins vous outrageroient : ils vous seroient toujours suspects ; malgré moi-même ils seroient intéressés ; je ne pourrois m’empêcher de me plaindre, & peut-être de vous offenser. . . . Cette idée renferme mon arrêt, je n’ai plus qu’à fuir, & c’est le parti que je vais prendre en vous aimant toujours : Il étoit aux genoux d’Emilie, il se leva. Quelque coupable que je puisse vous paroître, lui dit-il d’un ton mal assuré, j’ose espérer que vous ne me haïrez point : Si vous n’aviez pas été si vertueuse, mes desirs n’auroient point été des crimes, & nous eussions goûté dans une tendresse éternelle des plaisirs qui vous auroient charmé [276] vous-même. Il appuya alors ses levres sur la main d’Emilie. Que je vais vous regretter, reprit-il ! Le plaisir suffira-t’il pour remplir le vuide d’un cœur à qui vous étiez si nécessaire ? Je vous quitte bien moins que je ne vous perds ! Je m’immole à mon respect ; & le courage dont j’ai besoin, me fait sentir toute la perte que je fais. . . . Il sembloit toujours qu’il voulût partir, il ne partoit point : Il attendoit la réponse d’Emilie. Voyant qu’elle ne disoit pas un mot, adieu, Madame, poursuivit-il, en faisant semblant de s’essuyer les yeux : Vous ne répondez rien, & j’explique votre silence : Mes discours, ni mes remords ne sçauroient vous toucher ? c’est du-moins une consolation pour moi, de penser qu’une séparation qui me coûtera chaque jour des larmes, ne vous coûtera pas même des regrets. . . . Ah, cruel ! lui dit-elle enfin, vous voulez me faire mourir ? Que vous ai-je fait ? pour quoi me ◀Dialog ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1