No. 52 Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Elisabeth Hobisch Editor Veronika Mussner Editor Sabine Sperr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 11.04.2016 o:mws.4265 Jean-François de Bastide: Le Monde comme il est. Tome Second. Amsterdam und Paris: Bauche und Duchesne und Cellot 1760, 253-264, Le Monde comme il est (Bastide) 2 022 1760 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Liebe Amore Love Amor Amour France 2.0,46.0

Feuille du Jeudi 17 Juillet 1760. Suite de la Feuille précédente.

Ce n’est pas l’ame qui décide chez eux ; c’est à leurs yeux qu’ils s’en rapportent uniquement pour juger si ce qu’ils aiment est aimable. Ccombien <sic> de fois ces flatteurs grossiers ont-ils traité Jocaste d’Ange ou de Déesse : elle a pris d’elle-même une idée conforme à ces éloges ; c’est-à-dire, que de tous les présens qu’elle a reçus de la nature, elle n’estime que sa beauté. Ce fantôme la rend folle : elle méprise dans son sexe tout ce qu’elle croit moins parfaite qu’elle ; il n’est pas jusqu’aux hommes, qu’elle traite avec dédain, lorsqu’il lui plaît d’ou-blier qu’elle est de la race de ces pauvres mortels. Enfin quiconque refuse ou néglige de fléchir le genou devant cette superbe idole, n’en sera pas même honoré d’un regard favorable.

Où chercher un prétexte pour justifier tant d’orgueil ? J’en vois un ; mais si foible, qu’il mérite à peine d’être employé sérieusement. Ma beauté, dira Jocaste, peut faire un jour mon établissement. Les hommes la préferent à toute autre chose : un mariage avantageux me fera monter au comble de la fortune & du bonheur. Si Jocaste ne cherche qu’un mari riche, il peut arriver qu’elle réussisse : mais je la plains de ne pas sentir qu’un homme raisonnable & sensé, cherche d’autres appas, & ne se laisse point éblouir par les seuls charmes de la beauté.

S’il est vrai que les femmes croyent qu’en aimant un Amant aimable, on puisse toujours lui résister en continuant de le voir ; s’il est vrai qu’en aimant, leur résolution soit de se défendre toujours ; cette aventure leur apprendra à connoître leur cœur, leur foiblesse, & le risque qu’il y a à s’endormir sur la foi d’un projet, quand il est mal conçu. Dans le Monde comme il est, ces projets même ne sont pas communs ; mais il peut y avoir quelques femmes de bonne foi qui soient vertueuses, quoique imprudentes ; & c’est à elles que j’adresse cette aventure, capable d’en éclairer plus d’une, si l’Amant que leur vertu redoute n’est déjà à leurs genoux.

Emilie avoit consenti à aimer Saint-Isle ; il lui eût été impossible de s’en défendre : mais elle avoit fait ses conventions : un excès de vertu exigeoit d’elle un excès de rigueur ; & elle croyoit s’être sauvée de tout danger en disant, je n’en veux courir aucun. Saint-Isle avoit paru souscrire à tout. Il connoissoit le cœur, il connossoit la tendresse d’Emilie, & il étoit bien tranquille sur l’avenir, malgré ses sermens. Il avoit promis de pousser le respect jusqu’où il peut aller. Son exactitude même l’amusoit ; elle fournissoit des scenes muettes que l’art veut en vain imiter dans les engagemens ordinaires, & qui font sur les sens plus d’effet que le plaisir même. Les gens qui jugent aussi rapidement qu’ils pirouettent, disoient tout haut, que Saint-Isle avoit perdu l’esprit : ils ne concevoient pas qu’un engagement aussi singulier pût avoir des charmes ; mais l’Amant délicat d’Emilie les laissoit dire & jouissoit.

Emilie montroit une sensibilité très-vive : cela formoit un contraste avec sa vertu, dont Saint-Isle ne sçavoit quelquefois que penser ; il connoissoit trop ses mœurs irréprochables pour la soupçonner de se faire plus vertueuse qu’elle n’étoit : mais le contraste qui le frappoit, l’autorisant à croire qu’il y avoit là quelque chose de surnaturel, il osoit penser qu’Emilie ne se montroit si vertueuse, que parce qu’elle se connoissoit très-sensible. On juge assez de tout le courage que lui prêtoient ses conjectures. Il n’y a point de violence qu’on ne puisse aisément se faire auprès d’une femme, lorsqu’on en est dédommagé par celle qu’elle se fait elle-même de l’exiger : malgré la monotonie apparente, il n’y avoit rien de si animé que leur commerce.

Emilie trop sévere ressentoit tout le feu de la passion : Dans ces privations excessives, les sens sont amusés par le feu même qui le consume ; mais il faut pour cela la présence de l’objet aimé : auprès de lui ce feu est un plaisir très-vif ; loin de lui, c’est une ardeur importune. Saint-Isle ne pouvoit pas tou-jours être à ses côtés : il avoit ses affaires, il avoit la malice d’en prétexter. Ses absences étoient autant de supplices pour elle ; elle ne se communiquoit plus, ne voyoit plus personne ; le seul tems qu’elle voulût dérober à sa passion, étoit celui qu’elle donnoit à sa toilette, & même lui paroissoit-il très-long. Comment résister long-tems à un Amant que l’on veut voir toujours !

Comme il avoit promis de la respecter, & qu’il tenoit parole, tout étoit dit à cet égard ; elle ne parloit plus de sa vertu, & ne songeoit pas même qu’elle en eût : Saint-Isle prévoyoit les suites de cette sécurité prodigieuse ; & quoique trop amoureux pour n’avoir pas des desirs, sa pénétration & l’amusement de ses sens lui faisoient une situation délicieuse qui le laissoit le maître de commander à son impatience.

Dans le cours de plus de trois mois, jamais il ne lui échappa un mot, un mouvement, un soupir qui pût décéler son artifice. Il avoit formé un projet qui demandoit toute cette discrétion ; il vouloit qu’Emilie fût asservie par l’habitude de l’aimer avant que de lui faire connoître ses véritables sentimens ; il vouloit aussi ne se découvrir que par un mot qui pût faire travailler l’imagination de sa Maîtresse, & mettre en jeu toute sa passion, sans lui attirer légitimement des reproches. Ce projet ne pouvoit entrer que dans la tête d’un homme extrêmement délicat, & pour le faire réussir il falloit être habile.

Le moment de s’expliquer ne tarda pas à s’offrir : il le saisit. Quelques personnes assemblées chez Emilie avoient fait tomber la conversation sur l’amour purement spirituel ; & depuis plus d’une heure qu’on étoit sur cette matiere, Saint-Isle n’avoit pas dit un mot. Forcé de parler comme les autres je conçois, dit-il, qu’il peut y avoir des attachemens aussi respectables ; mais je ne concevrai jamais qu’ils soient capables de remplir tout le cœur d’un homme bien amoureux. J’ai vû de ces Amans si admirables : l’ennui répandu sur leurs traits, les faisoit aisément discerner ; j’en ai vû même quelques-uns, qui ne voulant jamais trahir leurs sermens tyranniques, avoient fini par renoncer à la Maîtresse la plus aimable, contraints d’opter entre le désespoir & l’infidélité.

La conversation finit là pour Emilie : frappée comme par un coup de foudre, elle porta les yeux sur Saint-Isle, qui dans ce moment, avoit les siens attachés sur elle. Elle avoit compris tout ce qu’il avoit voulu dire ; une confidence entiere ne l’eût pas mieux instruite : adorable pénétration, qui la rendit cent fois plus tendre & cent fois plus belle ?

Agitée par les mouvemens les plus tumultueux, elle eût voulu parler à Saint-Isle, l’interroger, se plaindre, lui dire tout son amour, & lui demander compte de toutes ses pensées : la compagnie qui se trouvoit chez elle l’importunoit : elle eût donné sa vie pour pouvoir chasser tout le monde. Saint-Isle lui avoit dit qu’il ne souperoit pas chez elle ; il étoit déja tard, il pouvoit sortir à tout moment sans qu’elle lui eût parlé.

Quelle situation pour une femme qui se respecte, qui craint tous les yeux, qui se craint elle-même & qui se sent obligée à plus de réserve à mesure qu’elle éprouve plus d’agitation.

Ce qu’elle avoit craint arriva en effet. Saint-Isle profita du premier moment favorable pour sortir sans être apperçu. Son départ fut le signal de la plus violente migraine. On comprit qu’il falloit la laisser seule : peut-être en devina-t-on la raison : car le monde devine aisément, & n’en est pas plus charitable.

Il ne doit pas être difficile de se faire une idée de la nuit qu’elle passa. Elle étoit persuadée que Saint-Isle la respectoit de bonne foi, & que c’étoit très-sincerement qu’il lui avoit promis de se contenter du don de son cœur. L’air de vérité répandu sur ses traits, la franchise de ses manieres, le plaisir qu’il goûtoit à la voir, sembloient garantir la solidité & la droiture de ses promesses. Cependant il venoit de se contrarier étrangement par ses discours : il paroissoit deux façons de penser dans le même homme. Il avoit dit qu’un scrupule éternel étoit un obstacle insurmontable au bonheur de l’Amant même le plus tendre : pensoit-il réellement ce qu’il venoit de dire ? S’il le pensoit, il n’y avoit plus pour elle de fond à faire sur ses sermens. Un homme qui a de pareilles idées, ne résiste pas long-tems au cri de la nature.

Le jour la trouva dans la même agi-tation, également incertaine de ce qu’elle avoit à penser, & de ce qu’elle avoit à faire. Il n’y avoit que l’objet de tant de trouble qui pût ramener le calme ; mais ce n’étoit pas l’intention de l’adroit Saint-Isle. Il revint le lendemain & plus tard qu’il n’avoit jamais fait. Il affecta de la trouver changée, & ne manqua pas de lui représenter qu’un amour trop tendre prenoit sur sa santé. Il ne dit qu’un mot, & ce mot suffit pour allarmer un cœur dont la tristesse commençoit à s’emparer.

Elle lui demanda pourquoi il venoit si tard. Il répondit, que malgré lui, il avoit été occupé d’affaires importantes qu’il avoit négligées le matin, parce qu’il ne s’étoit pas couché de bonne heure. Vous vous êtes donc beaucoup amusé à votre soupé ? reprit-elle : beaucoup, répondit-il, du ton le plus ingénu. C’est du-moins quelque chose pour moi, que vous daigniez l’avouer, poursuivit-elle ; en pareil cas on est souvent plus dissimulé. Oui, dit-il ; mais vous trouvez sans doute, qu’on l’est trop ? Et tout de suite, (sans attendre sa réponse) que j’aime à vous voir une façon de penser si noble & si rare ! Elle feroit seule mon bonheur. Emilie sourit, mais avec un sérieux qui cachoit bien de l’ironie. Qui aviez vous en femmes, demanda-t-elle ? La Marquise de * * *. Artemise & Bélise. . . . Au nom de Belise, Emilie pâlit : Saint-Isle avoit parlé d’elle avec complaisance, en deux ou trois occasions, & Emilie y avoit fait plus d’attention qu’elle n’auroit voulu.

Ils furent interrompus par quelqu’un qui s’étoit justement trouvé à ce soupé fatal. C’étoit un de ces hommes qui jugent de tout sur les apparences, qui ne distinguent point, parce qu’ils ne pensent pas. Saint-Isle fut fort aise de le voir arriver, il se promit beaucoup de son bavardage, & ses espé

Feuille du Jeudi 17 Juillet 1760. Suite de la Feuille précédente. Ce n’est pas l’ame qui décide chez eux ; c’est à leurs yeux qu’ils s’en rapportent uniquement pour juger si ce qu’ils aiment est aimable. Ccombien <sic> de fois ces flatteurs grossiers ont-ils traité Jocaste d’Ange ou de Déesse : elle a pris d’elle-même une idée conforme à ces éloges ; c’est-à-dire, que de tous les présens qu’elle a reçus de la nature, elle n’estime que sa beauté. Ce fantôme la rend folle : elle méprise dans son sexe tout ce qu’elle croit moins parfaite qu’elle ; il n’est pas jusqu’aux hommes, qu’elle traite avec dédain, lorsqu’il lui plaît d’ou-blier qu’elle est de la race de ces pauvres mortels. Enfin quiconque refuse ou néglige de fléchir le genou devant cette superbe idole, n’en sera pas même honoré d’un regard favorable. Où chercher un prétexte pour justifier tant d’orgueil ? J’en vois un ; mais si foible, qu’il mérite à peine d’être employé sérieusement. Ma beauté, dira Jocaste, peut faire un jour mon établissement. Les hommes la préferent à toute autre chose : un mariage avantageux me fera monter au comble de la fortune & du bonheur. Si Jocaste ne cherche qu’un mari riche, il peut arriver qu’elle réussisse : mais je la plains de ne pas sentir qu’un homme raisonnable & sensé, cherche d’autres appas, & ne se laisse point éblouir par les seuls charmes de la beauté. S’il est vrai que les femmes croyent qu’en aimant un Amant aimable, on puisse toujours lui résister en continuant de le voir ; s’il est vrai qu’en aimant, leur résolution soit de se défendre toujours ; cette aventure leur apprendra à connoître leur cœur, leur foiblesse, & le risque qu’il y a à s’endormir sur la foi d’un projet, quand il est mal conçu. Dans le Monde comme il est, ces projets même ne sont pas communs ; mais il peut y avoir quelques femmes de bonne foi qui soient vertueuses, quoique imprudentes ; & c’est à elles que j’adresse cette aventure, capable d’en éclairer plus d’une, si l’Amant que leur vertu redoute n’est déjà à leurs genoux. Emilie avoit consenti à aimer Saint-Isle ; il lui eût été impossible de s’en défendre : mais elle avoit fait ses conventions : un excès de vertu exigeoit d’elle un excès de rigueur ; & elle croyoit s’être sauvée de tout danger en disant, je n’en veux courir aucun. Saint-Isle avoit paru souscrire à tout. Il connoissoit le cœur, il connossoit la tendresse d’Emilie, & il étoit bien tranquille sur l’avenir, malgré ses sermens. Il avoit promis de pousser le respect jusqu’où il peut aller. Son exactitude même l’amusoit ; elle fournissoit des scenes muettes que l’art veut en vain imiter dans les engagemens ordinaires, & qui font sur les sens plus d’effet que le plaisir même. Les gens qui jugent aussi rapidement qu’ils pirouettent, disoient tout haut, que Saint-Isle avoit perdu l’esprit : ils ne concevoient pas qu’un engagement aussi singulier pût avoir des charmes ; mais l’Amant délicat d’Emilie les laissoit dire & jouissoit. Emilie montroit une sensibilité très-vive : cela formoit un contraste avec sa vertu, dont Saint-Isle ne sçavoit quelquefois que penser ; il connoissoit trop ses mœurs irréprochables pour la soupçonner de se faire plus vertueuse qu’elle n’étoit : mais le contraste qui le frappoit, l’autorisant à croire qu’il y avoit là quelque chose de surnaturel, il osoit penser qu’Emilie ne se montroit si vertueuse, que parce qu’elle se connoissoit très-sensible. On juge assez de tout le courage que lui prêtoient ses conjectures. Il n’y a point de violence qu’on ne puisse aisément se faire auprès d’une femme, lorsqu’on en est dédommagé par celle qu’elle se fait elle-même de l’exiger : malgré la monotonie apparente, il n’y avoit rien de si animé que leur commerce. Emilie trop sévere ressentoit tout le feu de la passion : Dans ces privations excessives, les sens sont amusés par le feu même qui le consume ; mais il faut pour cela la présence de l’objet aimé : auprès de lui ce feu est un plaisir très-vif ; loin de lui, c’est une ardeur importune. Saint-Isle ne pouvoit pas tou-jours être à ses côtés : il avoit ses affaires, il avoit la malice d’en prétexter. Ses absences étoient autant de supplices pour elle ; elle ne se communiquoit plus, ne voyoit plus personne ; le seul tems qu’elle voulût dérober à sa passion, étoit celui qu’elle donnoit à sa toilette, & même lui paroissoit-il très-long. Comment résister long-tems à un Amant que l’on veut voir toujours ! Comme il avoit promis de la respecter, & qu’il tenoit parole, tout étoit dit à cet égard ; elle ne parloit plus de sa vertu, & ne songeoit pas même qu’elle en eût : Saint-Isle prévoyoit les suites de cette sécurité prodigieuse ; & quoique trop amoureux pour n’avoir pas des desirs, sa pénétration & l’amusement de ses sens lui faisoient une situation délicieuse qui le laissoit le maître de commander à son impatience. Dans le cours de plus de trois mois, jamais il ne lui échappa un mot, un mouvement, un soupir qui pût décéler son artifice. Il avoit formé un projet qui demandoit toute cette discrétion ; il vouloit qu’Emilie fût asservie par l’habitude de l’aimer avant que de lui faire connoître ses véritables sentimens ; il vouloit aussi ne se découvrir que par un mot qui pût faire travailler l’imagination de sa Maîtresse, & mettre en jeu toute sa passion, sans lui attirer légitimement des reproches. Ce projet ne pouvoit entrer que dans la tête d’un homme extrêmement délicat, & pour le faire réussir il falloit être habile. Le moment de s’expliquer ne tarda pas à s’offrir : il le saisit. Quelques personnes assemblées chez Emilie avoient fait tomber la conversation sur l’amour purement spirituel ; & depuis plus d’une heure qu’on étoit sur cette matiere, Saint-Isle n’avoit pas dit un mot. Forcé de parler comme les autres je conçois, dit-il, qu’il peut y avoir des attachemens aussi respectables ; mais je ne concevrai jamais qu’ils soient capables de remplir tout le cœur d’un homme bien amoureux. J’ai vû de ces Amans si admirables : l’ennui répandu sur leurs traits, les faisoit aisément discerner ; j’en ai vû même quelques-uns, qui ne voulant jamais trahir leurs sermens tyranniques, avoient fini par renoncer à la Maîtresse la plus aimable, contraints d’opter entre le désespoir & l’infidélité. La conversation finit là pour Emilie : frappée comme par un coup de foudre, elle porta les yeux sur Saint-Isle, qui dans ce moment, avoit les siens attachés sur elle. Elle avoit compris tout ce qu’il avoit voulu dire ; une confidence entiere ne l’eût pas mieux instruite : adorable pénétration, qui la rendit cent fois plus tendre & cent fois plus belle ? Agitée par les mouvemens les plus tumultueux, elle eût voulu parler à Saint-Isle, l’interroger, se plaindre, lui dire tout son amour, & lui demander compte de toutes ses pensées : la compagnie qui se trouvoit chez elle l’importunoit : elle eût donné sa vie pour pouvoir chasser tout le monde. Saint-Isle lui avoit dit qu’il ne souperoit pas chez elle ; il étoit déja tard, il pouvoit sortir à tout moment sans qu’elle lui eût parlé. Quelle situation pour une femme qui se respecte, qui craint tous les yeux, qui se craint elle-même & qui se sent obligée à plus de réserve à mesure qu’elle éprouve plus d’agitation. Ce qu’elle avoit craint arriva en effet. Saint-Isle profita du premier moment favorable pour sortir sans être apperçu. Son départ fut le signal de la plus violente migraine. On comprit qu’il falloit la laisser seule : peut-être en devina-t-on la raison : car le monde devine aisément, & n’en est pas plus charitable. Il ne doit pas être difficile de se faire une idée de la nuit qu’elle passa. Elle étoit persuadée que Saint-Isle la respectoit de bonne foi, & que c’étoit très-sincerement qu’il lui avoit promis de se contenter du don de son cœur. L’air de vérité répandu sur ses traits, la franchise de ses manieres, le plaisir qu’il goûtoit à la voir, sembloient garantir la solidité & la droiture de ses promesses. Cependant il venoit de se contrarier étrangement par ses discours : il paroissoit deux façons de penser dans le même homme. Il avoit dit qu’un scrupule éternel étoit un obstacle insurmontable au bonheur de l’Amant même le plus tendre : pensoit-il réellement ce qu’il venoit de dire ? S’il le pensoit, il n’y avoit plus pour elle de fond à faire sur ses sermens. Un homme qui a de pareilles idées, ne résiste pas long-tems au cri de la nature. Le jour la trouva dans la même agi-tation, également incertaine de ce qu’elle avoit à penser, & de ce qu’elle avoit à faire. Il n’y avoit que l’objet de tant de trouble qui pût ramener le calme ; mais ce n’étoit pas l’intention de l’adroit Saint-Isle. Il revint le lendemain & plus tard qu’il n’avoit jamais fait. Il affecta de la trouver changée, & ne manqua pas de lui représenter qu’un amour trop tendre prenoit sur sa santé. Il ne dit qu’un mot, & ce mot suffit pour allarmer un cœur dont la tristesse commençoit à s’emparer. Elle lui demanda pourquoi il venoit si tard. Il répondit, que malgré lui, il avoit été occupé d’affaires importantes qu’il avoit négligées le matin, parce qu’il ne s’étoit pas couché de bonne heure. Vous vous êtes donc beaucoup amusé à votre soupé ? reprit-elle : beaucoup, répondit-il, du ton le plus ingénu. C’est du-moins quelque chose pour moi, que vous daigniez l’avouer, poursuivit-elle ; en pareil cas on est souvent plus dissimulé. Oui, dit-il ; mais vous trouvez sans doute, qu’on l’est trop ? Et tout de suite, (sans attendre sa réponse) que j’aime à vous voir une façon de penser si noble & si rare ! Elle feroit seule mon bonheur. Emilie sourit, mais avec un sérieux qui cachoit bien de l’ironie. Qui aviez vous en femmes, demanda-t-elle ? La Marquise de * * *. Artemise & Bélise. . . . Au nom de Belise, Emilie pâlit : Saint-Isle avoit parlé d’elle avec complaisance, en deux ou trois occasions, & Emilie y avoit fait plus d’attention qu’elle n’auroit voulu. Ils furent interrompus par quelqu’un qui s’étoit justement trouvé à ce soupé fatal. C’étoit un de ces hommes qui jugent de tout sur les apparences, qui ne distinguent point, parce qu’ils ne pensent pas. Saint-Isle fut fort aise de le voir arriver, il se promit beaucoup de son bavardage, & ses espé