Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "No. 18", in: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.1\018 (1760), S. 205-216, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2492 [aufgerufen am: ].


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Feuille du Mardi 29 Avril 1760.

Ebene 2► Metatextualität► Je m’étois promis de ne plus parler de Ramponeau, mais voici une aventure qui m’oblige à me dédire. ◀Metatextualität

Allgemeine Erzählung► Un homme qui sans doute connoît bien l’esprit de la Nation, s’avisa il y a quelques temps de former une Troupe pour donner la Comédie sur les Boulevards. Ce moyen n’eût pas été suffisant pour attirer la bonne compagnie ; & il sçavoit que pour avoir un vrai succès, il falloit que cette bonne compagnie courut à son spectacle, car la foule ne se détermine qu’à son exemple : facile à satisfaire quandelleest <sic> une fois entraînée, elle ne marche que par le mouvement des autres ; il faut que 20 Mar-[206]quis ayent vu la merveille dont on parle, avant que vingt Artisans veuillent la voir : mais après cela ils y courent.

Le Directeur qui sçavoit combien le nom de Ramponeau avoit acquis de célébrité dans les cercles brillans, pensa très-bien qu’en présentant ce phenomène sous une nouvelle forme, il doubleroit encore cette célébrité, quoiqu’un peu obscurcie, & qu’il amasseroit des trésors. Il alla donc trouver ce Heros de la Courtille, sans lui confier ses vûes élevées. Il le trouva seul, & n’en fut point surpris. Le Heros après avoir été chanté, encensé, célébré, commençoit à s’appercevoir que les jours ne sont pas plus égaux pour les Heros, que pour les hommes ordinaires, que le temple de la gloire éprouve comme la terre les révolutions de l’inconstance; & il s’ennuyoit. Dans cet état, de quoi n’est-on pas capable quand on sent une offense, & qu’on a de l’orgueil ? On dit qu’à l’exemple du Cardinal M * * * [207] (quoique la circonstance fut différente,) Ramponeau méprisoit beaucoup la Nation, en considerant son étonnante légereté.

Le Directeur l’aborda avec ce respect qui coûte si peu aux habiles politiques, & lui dit, Dialog► ô Monsieur Ramponeau ! je vous trouve tout seul dans votre immense salle, je ne vois plus voler les bouchons à votre honneur, je n’entens plus ces Hymnes solemnelles qui portoient la gloire de votre vin jusqu’au douzieme ciel ; qu’êtes-vous devenu ! Je vous vois, & je vous cherche ; je vous parle, & ne crois point vous voir ; un si grand changement m’étonne & me confond ; ô Monsieur Ramponeau qu’êtes-vous devenu ! ◀Dialog

Le Heros se sentant délaissé, abandonné, se cherchant lui-même, ne fut pas étonné qu’on lui fit une pareille question : Dialog► helas, répondit-il, je suis plus surpris que vous de ce qui m’arrive ; je me demande à chaque instant [208] s’il est possible qu’on se soit dégoûté si subitement de mon bon vin & de ma bonne figure, & je ne trouve de réponse que dans mon cœur. Si du moins je pouvois sçavoir quelle est la cause de ce changement extrême . . . La cause ! reprit le Directeur, vous l’ignorez encore ? je puis vous l’apprendre. Connoissez-vous un nommé * * *1  ! Non, répondit Ramponeau, je n’ai connu aucun buveur qui portât ce nom. Eh ! ce n’est pas un buveur, vraiement ; il vaudroit mieux pour vous que c’en fût un, il vous auroit plus respecté : c’est un Poëte. Un Poëte ! Ah, j’ai oui dire que c’étoient de méchantes gens, que les Poëtes. Oui, Monsieur Ramponeau, on vous a dit la vérité ; ce sont les plus méchantes gens du monde : celui-ci a fait une Chanson contre vous ; il a reproché au Public de vous regarder comme un homme extraordinaire ; il a prouvé que [209] votre vin étoit plus foible que l’eau, & le Public, ce Public que vous aviez amusé, nourri, enchanté, a eu l’ingratitude de le croire, & de vous abandonner. Voilà la cause de votre décadence. ◀Dialog

Le Heros resta pendant quelque tems immobile & comme assourdi ; puis il prit la parole, & dit : Dialog► ô le méchant faiseur de Vers, ô le misérable Poëte ! puisse-t-il rimer un jour chez Satan, & moi souffler le feu de son génie . . . Faire des vers contre moi qui ai réjoui tant de beau monde ! Il n’y a qu’un Poëte qui soit capable d’un tour si noir ; mais, Monsieur, vous ne faites pas des Vers, sans doute, puisque vous êtes humain ? dites-moi s’il n’y auroit pas un moyen de me venger de ce misérable ? Non, répondit le Directeur, un Poëte est invulnérable & insensible ; & d’ailleurs ce seroit une victime indigne de vous ; mais le Public vous offre une vengeance plus noble ; c’est lui au fond qui vous a offensé [210] puisqu’il vous abandonne ; c’est de lui qu’il faut vous faire raison. De lui ! reprit le Heros, je le voudrois bien, oui, je le voudrois de tout mon cœur ; mais comment cela, comment m’y prendre ? En le forçant à vous rendre tous les sentimens qu’il eut pour vous . . . Ah, dit Ramponeau, j’ai peur qu’on ne puisse pas retrouver ses sentimens quand on les a perdus ; j’ai aimé ma femme un moment, ce goût m’a passé, j’ai fait ce que j’ai pu pour le reprendre, & je sens que je l’ai perdu pour toujours. Votre femme étoit peut-être une sotte, Monsieur Ramponeau ; mais vous, vous êtes un homme extraordinaire, & il y a des gens que la nature protege, & pour qui elle fait des choses extraordinaires comme eux . . . . Eh, bien, Monsieur, je veux penser avec vous que ce miracle est possible ; mais comment m’y prendre pour l’operer ? . . . Puisque vous y êtes [211] embarrassé, je vais vous en faciliter le moyen. ◀Dialog

Il lui fit part alors de son projet, & lui proposa de s’engager avec lui pour ramener cette foule infidelle. Ramponeau ne comprit pas bien ce qu’on vouloit lui dire ; mais tous les moyens lui étoient égaux, pourvu qu’il se vengeât. Il accepta la proposition, & sur le champ on écrivit l’engagement : il portoit que Ramponeau, semblable aux Alexandres qu’on paye à quatre sols par jour, auroit quatre cens livres d’apointemens : & l’on consolida les conventions par un dédit de cent pistoles.

Ramponeau épris des charmes de la vengeance, sûr de son avenir, & fier de son existence, ne regarde plus les humains qui le méprisent, ni ceux même qui le plaignent, qu’avec ce dédain que ressent une grande ame lorsque venant d’enchaîner le caprice de la gloire, elle peut se dire, demain je [212] serai au-dessus de vos mépris, & de votre pitié. Il soupire après l’instant qui doit anéantir le souvenir de sa dégradation.

Ce moment vient enfin : le Directeur retourne chez lui, & lui présente des feuilles de papier rassemblées, au haut desquelles sont écrits ces mots mysterieux : Rôle de Monsieur Ramponeau.

Ramponeau ne conçoit pas bien ce que cela signifie, il suppose pourtant qu’on lui a préparé ses réponses aux complimens & aux plaisanteries qu’on pourra lui faire sur son retour au temple de la gloire.

Il remercie de la peine, & dit ingénuement qu’on auroit pu se dispenser de prendre cette précaution, & qu’il est homme à répondre à tout, sans embarras. Le Directeur lui dit, qu’il ne doutoit nullement de sa capacité ; mais que les Acteurs qui se trouveroient en scene avec lui n’ayant pas le même talent, il avoit été nécessaire [213] d’écrire tous les rôles, afin que la piece ne fût pas mutilée. Ramponeau à ces mots, comprit qu’il étoit devenu Comédien, sans le sçavoir, par son engagement ; mais il protesta contre cet engagement subreptice, & s’indigna de la trahison du Directeur. Ce dernier lui dit avec toute la douceur imaginable, qu’il n’y avoit aucune surprise dans tout cela ; mais beaucoup d’inconstance de sa part sans doute, & qu’il falloit absolument qu’il jouât, ou payât cent Pistoles. Je ne jouerai, ni ne payerai, dit le colérique Ramponeau, & le Diable t’emportera plutôt, que tu ne me forces à l’un ou à l’autre.

Le débat fut fort long : il eût été fort court, si le Directeur eût voulu entendre à certaines propositions brutales que lui faisoit son audacieux gagiste ; mais un Directeur de Troupes doit conserver son rang & ne jamais [214] mesurer son épée ni son poignet. C’est ce que fit celui-ci : il pensa mieux encore. Son affaire en combat particulier auroit été sûrement fort mauvaise ; mais en Justice réglée, elle pouvoit devenir fort bonne. Il conclut d’abord de faire assigner Ramponeau ; mais une amere réflexion sur l’humeur vorace des Huissiers, suspendit un moment les flots de sa feinte fureur. Il crut devoir consulter, & se rendit sur le champ à l’assemblée des Comédiens Francois <sic>, qu’il regardoit comme ses Juges naturels. Il exposa sa Plainte, ses raisons & ses doutes ; mais les Comédiens mépriserent les doutes, les raisons, la plainte, & le plaignant, & le chasserent comme un imposteur, qui osoit insolemment prendre le titre de Comédien.

Humilié, embarrassé, consterné, il suivoit tout pensif le chemin de son gîte, lorsqu’à deux pas il rencontre [215] un Procureur de sa connoissance : un mot qu’il dit à celui-ci, fixe en un moment ses irrésolutions, & le destin de son gagiste : Ramponeau est assigné.

Le salpêtre enflammé n’est pas plus prompt à voler dans les airs, que ne le fut Ramponeau à voler chez son perfide aggresseur : il ne le trouva point, & son ame souffrit la torture en se voyant contrainte à suspendre sa fureur. Il lui falloit pourtant une vengeance, & la plus cruelle étoit la meilleure. Dans cet état, il s’abandonna à la pente de ses pensées, & se rendit chez le Procurer des Comédiens. Ce Praticien expert saisit d’un coup d’œil toute la justice de sa cause ; il le conduisit sur le champ chez un Notaire Apostolique, où il lui fit jurer & signer en forme, que jamais il n’avoit songé, ni ni <sic> songeroit à jouer la Comédie sur quelque Théâtre ou tréteau que ce put être ; & delà revint chez lui, dans son cabinet, [216] d’où il décocha contre le Directeur un de ces traits meurtriers & terribles qu’on appelle signification.

Ce Procès singulier sera jugé incessamment, j’aurai soin d’instruire le Publie de sa conclusion. Ramponeau avoit compté qu’il n’étoit question pour lui que de vendre du vin sur le boulevard, au profit du Directeur, & ne s’étoit engagé que dans cette idée. ◀Allgemeine Erzählung

Metatextualität► Il me revient de toutes parts que beaucoup de Financiers & de Négocians se plaignent amerement de mes 13 & 15e Feuilles ; je tombe des nues. On auroit jugé tout autrement, si on avoit lu avec la moindre attention. Dans la premiere de ces Feuilles, surtout, j’ai cru qu’en disant que la plûpart des Financiers sçavent aujourd’hui lire, penser, & écrire, je méritois des remerciemens & non des reproches ; mais voilà comme on lit. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Il lui nomma un de nos plus grands Poëtes.