Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "LXI. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\061 (1716), S. 385-391, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1580 [aufgerufen am: ].


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LXI. Discours

Ingentem foribus domus alta superbis Manè salutantum totis vomit ædibus undam.

Virg. Georg. II. 460.

Dès le matin, aussi-tôt que les portes de ce magnifique Palais sont ouvertes, on y voit entrer une foule d’Adulateurs, qui vont faire la révérence au grand Seigneur qui l’habite.

Ebene 2► Lorsqu’on marche dans les rues, on peut se divertir, d’une maniere assez agréable, à juger sur la contenance & les allures de ceux qu’on y voit empressez à courir de toutes parts, quelles sont leurs différentes recherches, & à quoi se termine l’ardeur qui les agite. De toute cette foule de Gens occuper, il n’y en a point qui puissent entretenir plus agréablement un Esprit tourné de ce côté-là, que ceux qu’on apelle bon Courtisans, & qui se piquent d’être assidus au lever des grands Seigneurs ou des Personnes élevées en autorité, ou en crédit à la Cour du Prince. Ebene 3► Fremdportrait► On peut dire que ces Adulateurs ont contracté l’habitude d’être Esclaves de bonne grâce, & qu’ils se font une sote vanité qu’on les croïe instruits de ce qui se passe dans le Monde. Charmez de ce plaisir en idée, ils se levent de grand matin, [386] se mettent fort proprement, pour aller faire la révérence à un Homme qui est en faveur à la Cour, & recevoir de sa part un petit souris qui ne signifie rien, mais qui peut insinuer qu’il s’intéresse beaucoup à tout ce qui les regarde. ◀Fremdportrait ◀Ebene 3 C’est une chose étonnante qu’on puisse renoncer à soi-même jusques à ce point, qu’on trouve du goût à rendre ou à recevoir des Civilitez si froides & si ridicules. Mais ce qui entretient le Badinage, est l’extérieur éclatant que la plûpart des Hommes recherchent, plutôt qu’un Bonheur solide. C’est ainsi que l’Idole & l’Idolâtre sont également les Dupes de leur Imagination. Mais puisqu’il y a quantité de fidèles Sujets de Sa Majesté qui s’ennuïent à leurs Maisons de Campagne, où tout ce qui les environne leur appartient, depuis l’Atmosphere jusques au Centre de la Terre, & qui languissent de briller à la Cour, ou d’y jouïr de quelque Emploi, il me semble que pour leur instruction & l’avantage de tous ceux qui aspirent à la faveur des Grands, ou à vexer leurs Voisins par le crédit qu’ils voudraient obtenir aux Assises ; il me semble, dis-je, qu’il ne seroit pas mal à propos de leur donner un détail de ce qui se passe au lever d’un Ministre d’Etat, où les Charges sont exposées en vente.

Je croi même qu’une description naïve du Commerce, qu’il y a entre les Grands & leurs Esclaves, pourroit avoir un si bon [387] effet, qu’elle engageroit les uns à penser plutôt aux affaires qu’à l’éclat extérieur & les autres à connoître si-bien le prix de leur tems, qu’ils ne l’emploïeroient jamais à de vaines poursuites.

Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Exemplum► On dit que le fameux Devin, qui logeoit à la Place de Moorfields, & qui s’étoit acquis une si grande réputation, avoit dans sa petite Sale en bas plusieurs cordons attachez à des Sonnettes, pendues dans la Chambre au dessus, où il se tenoit lui-même, & où il prononçoit ses Oracles. Si une jeune Fille avoit eu le malheur d’être la dupe de son Galant, le Valet, qui recevoit le monde en bas, & qui étoit dressé au manège, tiroit une certaine Sonnette ; & si un Païsan avoit perdu une Vache, il en tiroit une autre. Il en usoit de même à l’égard de toutes les autres Passions ou Avantures de la Vie, à après avoir, par ses demandes rusées, attrapé le secret des Consultans, il ne manquoit pas d’en donner à son Maître les Avis qu’il faloit. C’est une image naïve de ce qui se passe au lever d’un Ministre d’Etat, ou d’un grand Seigneur en crédit ; il y a vingt fausses alarmes & autant d’informations secrettes, qui vont & viennent entre le Portier, le Valet de Chambre & le Maître, avant que la troupe béante, qui lui vient faire sa Cour, soit assemblée : Alors la Comedie est prête à se jouer ; les portes s’ouvrent & son Excellence paroît. ◀Exemplum ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3

Il y a diverses manières de se produire [388] en cette occasion : On peut être en Robe de Chambre & occupé à se laver les mains, ce qui ressent beaucoup plus à la Grandeur ; mais cette mode est affectée aux Gens de Guerre, qui paroissent avoir bonne grâce à s’exposer tout nuds : il n’en est pas de même à l’égard des Minières d’Etat, ou des Officiers de la Justice & de la Police, qui font plus reservez, & qui gardent une certaine gravité dans toute leur conduite. Si cette différence, qu’on voit entre les uns & les autres, est hiéroglyphique ou non, c’est ce que je ne déterminerai pas ; mais j’ai toujours oui dire que l’habile Ministe est alors boutonné jusques au cou, & que le brave Officier a le sein découvert.

Quoi qu’il en soit, il me semble que le but d’un Lever est de recevoir les hommages d’une foule d’Adulateurs, qui certifient qu’un Homme est prudent, bien-fait, courageux & puissant. Aussi-tôt que les premiers coups d’œil sont donnez, on ne peut qu’admirer jusqu’où va la modestie de l’un & la soumission des autres. Au milieu de tout l’embarras des affaires qui l’accablent & de la multitude qui l’environne, l’Homme de Cour a tant de présence d’Esprit, qu’au grand étonnement de toute l’Assémblée, il a quelque chose à dire à chacun de ceux qui la composent, & cela si proportionné à leurs différentes capacitez, que tout le monde voit bien que ce n’est pas sans un genie superieur qu’on [389] arrive aux premières Charges de l’Etat. Ebene 3► Exemplum► J’ai connu moi-même un habile Ministre, qui demandoit à un Chef d’Escadre, de quel côté soufloit le Vent, à un Général de Cavalerie, quel étoit le prix de l’Avoine, & à un Actionste, sur quel pié se trouvoit alors un tel Fonds public, d’un air aussi dégagé, que s’il avoit été lui-meme de toutes ces Professions. Il faut avouer que ces manieres sont bien obligeantes, puisqu’en même tems que le Ministre s’informe de ce qui se passe, il donne occasion à la Personne qu’il interroge de se distinguer. Ce qui ajoûte à la Pompe de ces Entrevûes est, qu’elles s’executent presque dans le silence, & le plus bel ordre du monde. L’Homme en crédit se tient d’ordinaire au milieu de la Chambre, où quelqu’un de ses vils Esclaves lui souffle un mot à l’oreille avec beaucoup d’humilité, à quoi il répond à haute voix, Cela va bien : Oui, je suis de votre avis. Je vous prie de continuer vos perquisitions, & soïez sûr que je vous apuïerai. Celui-ci se retire, charmé de son heureux sort, pendant qu’un autre s’avance & parle d’une toute autre affaire à Monseigneur, qui lui donne sur le champ une réponse aussi valable qu’aucun Ministre d’Etat soit obligé d’endonner. Car le principal est alors de s’en tenir à des généralitez, & de marquer, si l’on veut descendre à quelque détail, que vous n’avez pas le loisir de vous y engager. ◀Exemplum ◀Ebene 3

[390] Mais nous voici arrivez au plus fort de l’Action, lorsque le Spectacle est devenu presque universel ; & que, pour bien jouer la Farce, chacun des Assistans doit avoir son petiti mot de la bouche de Monseigneur. Il jette les yeux sur un des coins de la Chambre, & il demande à un Gentilhomme, qu’il y apperçoit : Depuis quel tems êtes-vous de retour en Ville ? Il en voit aussi-tôt un autre, auquel il crie, Ah ! Monsieur, je suis ravi de vous voir ; je me rappele votre affaire. Ces deux Hommes ne se possedent pas de joie vingt-quatre heures de suite, pendant que les autres, qui sont rangez en haïe, & qui le saluent par deouzaines se nourrissent de l’esperance d’atteindre, au bout de six mois, à ce même degré de bonheur.

Le Poëte Satirique nous dit que le Sens commun ne se trouve guères avec une haute Fortune ; & avoir ce qui se passe à un Lever, on croiroit que les Grands ne sont pas seulement entêtez de leur Elevation, mais qu’ils s’imaginent aussi que tous leurs Inferieurs sont prévenus de la même Chimère : A moins de cela, comment est-ce que les uns & les autres oseroient jouer une pareille Farce ? mais telle est la foiblesse de notre nature, qu’on ne voit pas plutôt qulques-uns de nos Individus élevez aux premiers Emplois, qu’on les croit enrichis de nouveaux talens, au dessus de tout ce que les autres possedent, & de la capacité même de l’Esprit Humain. C’est ainsi [391] que l’on voit un grand Seigneur attentif à ce qu’un Homme lui dit à l’oreille, en saluer un autre de loin, & en appeler un troisiéme presque au meme instant. Une petite Fille, qui a de belles Fontanges neuves, n’en est pas plus charmée, & ne fait pas plus de minauderies, qu’un homme, quelque habile & vertueux qu’il soit, au milieu de ses Courtisans. Je ne croi pas avoir jamais trouvé rien de si dégoutant que l’affectation, qu’on attribue à César, d’avoir voulu dicter à trois différentes Personnes à la fois. Il me semble que c’étoit une vanité au dessous de la noblesse de son Genie, & de sa candeur naturelle. J’avoue que si jamais Homme a dû prétendre à une supériorité d’Esprit sur les autres, c’étoit lui ; mais cette manière d’agir est puerile, & ne s’accorde point avec le bon Sens. Il est certain d’ailleurs qu’on ne sauroit expedier à fonds aucune chose au milieu de l’embartas d’un Lever public ; mais tout cela ne paroît qu’un Complot d’une troupe d’Esclaves, qui vendent leur liberté pour faire perdre l’Esprit à leur Protecteur.

T. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1