Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours XIV.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.7\014 (1759), S. 352-360, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2445 [aufgerufen am: ].


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Discours XIV.

Ebene 2► Voici deux Lettres que j’ai reçues ausquelles je joins les Réponses que j’y ai faites.

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur,

Je suis un nouveau marié, & j’ai épousé une femme que je crois pleine [353] de raison ; nous avons la louable habitude d’occuper le même lit ensemble, & le soir dès que nous sommes couchés, je la régale de la lecture de vos sublimes méditations. Jusqu’ici je me suis plû beaucoup à cet amusement ; j’aimai toujours les réflexions ; & je trouve que la nuit, pendant que tout est calme, elles se gravent bien plus profondément dans l’esprit : mais un contretemps imprévu & qui ressemble à peu d’autres, va mettre fin à mon bonheur & à la sagesse de mes plaisirs ; ma femme ne cesse de soupirer pendant que je vous lis ; elle se remue beaucoup dans le lit, & quand je l’interroge sur l’impression que quelques endroits peuvent faire sur elle, elle me répond avec humeur, que cela est triste, qu’elle maigrit, & qu’elle n’a plus que de la répugnance à continuer cette lecture. J’attribue tout cela, Monsieur, à la fidélité de vos tableaux ; c’est une [354] femme à qui la nature a donné la justice & la raison ; elle joint à cela une prodigieuse vivacité ; & sans doute l’iniquité des hommes, que vous peignez si bien, la frappe d’une certaine horreur pour eux : il n’y a pas jusqu’aux sots dont elle ne parle avec colere ; elle trouve même que vous les épargnez trop ; & l’autre jour elle m’engagea à vous faire ce reproche de sa part. Parler des sots avec emportement & vouloir que vous preniez sa maniere de les envisager ! Cela n’est pas naturel à son âge ; sans doute que l’ame est attaquée, & je dois craindre la misantropie : car les sots ne doivent fournir qu’une scène de Comédie à tout esprit dégagé d’humeur ; je conclus de-là que je ne dois plus lui lire vos Feuilles. Je vous prie, mon cher Monsieur, de m’en dire votre sentiment ; je recevrai vos avis avec une reconnoissance proportionnée à l’estime avec laquelle j’ai l’honneur d’être, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 [355]

Brief/Leserbrief► Réponse.

Je vois d’ici votre aimable & sincere moitié, Monsieur, & si je ne me trompe elle est encore plus triste & plus desséchée que vous ne me la représentez : mais ce n’est pas précisément la lecture de mes Feuilles qui la jette dans cet état, c’est seulement l’heure à laquelle vous lui faites cette lecture. Dans tout autre moment du jour que vous prissiez pour cela, je suis persuadé qu’elle en ressentiroit des effets moins tristes, & que vous ne la verriez ni maigre ni chagrine. Si les sotises des hommes sont capables de la choquer au point que vous dites, ne voyez-vous pas que la peinture que j’en fais, en se gravant dans son esprit, doit lui laisser de cruelles idées à dévorer toute la nuit ! Je m’étonne fort qu’avec du bon sens & de l’amour pour elle, vous n’ayez pas fait cette réflexion. La nuit n’est pas un tems propre à lire des discours moraux à [356] une femme à qui l’on connoît une vive sensibilité : les reflexions qui en résultent jettent un noir dans l’ame qui doivent nécessairement altérer son humeur & sa santé. Croyez-moi, Monsieur, renoncez à votre habitude, choisissez mieux votre tems, & ne m’exposez pas au remord d’être, ainsi que vous, le meurtrier de votre femme par mes Feuilles. C’est mon avis, l’avis d’un homme qui connoît bien le cœur humain, & qui ne voudroit, pour rien au monde, contribuer au meurtre d’une victime intéressante. Quand vous m’aurez rassuré là-dessus, je profiterai de la priere que vous me faites de sa part ; & j’offrirai à son juste courroux le caractère d’un sot auquel vous venez de me faire penser.

J’ai l’honneur d’être, & c. ◀Brief/Leserbrief

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur,

Je vous prie de m’apprendre pourquoi une femme qui nous adoroit quand [357] elle n’étoit que notre maîtresse, nous déteste subitement dès qu’elle est devenue notre femme ! pourquoi la mauvaise humeur, la résolution, l’entêtement succédent à la complaisance, à la docilité, à la douceur ? Pourquoi une cruelle négligence à s’ajuster, & à nous plaire, fait disparoître si promptement ces graces naturelles ou ingénieuses qui sans cesse nous charmoient en elle ! J’éprouve tout cela, Monsieur, & j’en suis confondu : mon étonnement égale mon desespoir : j’avois aimé long-tems ma femme avant que de former ces nœuds terribles dont un moment suffit pour nous faire connoître tout l’horreur : j’avois cru la bien connoître ; elle m’aimoit ; elle ne pensoit que d’après moi ; elle n’avoit que mes volontés, & c’étoit sur un bonheur certain que j’avois fondé la confiance d’un bonheur durable. Tout cela a disparu : je suis plus à plaindre que ceux qui n’ont fait qu’un rêve : car l’illusion d’un aimable [358] songe nous laisse du moins, en la perdant, dans le même état où nous étions avant que de rêver ; mais moi, je me sens accablé, tourmenté, plongé dans l’abîme de la douleur : il semble que le Ciel me poursuive, & que j’aye fait un horrible crime en pensant qu’une femme pouvoit faire le bonheur d’un honnête homme.

J’ai cru d’abord que j’étois un malheureux d’une nouvelle espece ; que la fortune s’étoit plû à me choisir pour donner l’exemple d’une rigueur toute extraordinaire, & qu’enfin ce qui m’arrivoit n’étoit jamais arrivé à personne ; mais je suis détrompé & je l’ai été fort aisément. Jedécouvre <sic> chaque jour des maris que l’amour a trompés comme moi ; le nombre en est si difficile à compter, que cela fait presque une confrérie. Il y a certainement quelque mystere là dessous, Monsieur ; ce n’est point la nature qui a imaginé ces odieuses catastrophes, & l’esprit malin se [359] mêle apparemment de nos affaires : vous devez en sçavoir quelque chose, vous qui êtes si bon philosophe ! soyez assez généreux pour nous faire part de vos découvertes : j’attens en mon particulier cette marque d’humanité de la part d’un homme qui paroît n’avoir pris la plume que pour le bonheur des hommes ; vous voyez combien je suis affligé ! Je le suis si sensiblement, si constamment & de tant de façons que je dois en épargner la juste peinture à votre sensibilité ; mais je me flate que vous en devinerez assez pour me plaindre. S’il y a du remede, Monsieur, ayez également la bonté de me l’apprendre ; fallut-il y sacrifier ma fortune, mon humeur & jusqu’à son honneur, je ne balancerois pas un moment à m’y résoudre ; les hommes me pardonneroient d’avoir succombé à une douleur qui n’étoit plus supportable.

J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 [360]

Brief/Leserbrief► Réponse.

Je serois plus capable qu’un autre de vous tirer de l’état où vous êtes, mon cher Monsieur, si le sentiment nous rendoit assez bons Médecins pour pouvoir guérir les maux inexplicables dont la pauvre humanité est affligée. J’en découvre tous les jours de nouveaux ; mais je ne suis pas assez habile pour en découvrir la source. Celui dont vous vous plaignez n’est pas le moins impénétrable ; j’y reverai pourtant ; je consulterai les Médecins, les Anatomistes, & jusqu’aux Sorciers ; mais je vous préviens qu’il ne sera possible ni à eux ni à moi de pouvoir vous donner une réponse satisfaisante avant l’année prochaine. Il y a ici une étrange complication de causes, & vous sçavez que l’analise est toujours très-difficile, quand la complication est extrême.

J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2 ◀Ebene 1