Monsieur,
Je suis l’ami de tout le monde, &
je m’en félicite ; je ne changerois pas de caractère si je pouvois m’en
faire un à mon gré. On voudroit m’y contraindre par de mauvaises
plaisanteries & des jugemens sévères ; j’avoue même qu’on m’y eût
contraint si j’étois foible : mais je suis inébranlable parmi les flots
agités, & je crois ma raison plus sûre pour moi, que la prétendue
raison des autres.
Les reproches que l’on me fait ne sont fondés que sur des choses qui ne
doivent pas faire même une certaine impression ; lieux communs que tout
le monde employe sans y trouver une certaine autorité, parce que trop de
choses les combattent. Il n’en est qu’une qui
Cette régle si sûre pour le bonheur, parôit offensante pour la nature.
Mais la nature qu’on croit si respectable, dont le nom est sans cesse
sur les lévres de ceux qui la trahissent, nous trompe la premiere, &
justifie jusqu’à ses ennemis. Premierement, elle n’a point donné aux
choses tout ce charme que notre imagination leur trouve dans la
nouveauté ; car quelque chose qu’on puisse dire, il est certain que nos
goûts, nos panchans, ne se succédent si prodigieusement, que parce que
la lumie-
Je ne pousserai pas plus loin ces réfléxions, j’ai presque dit ces
sillogismes ; je les crois trop sérieuses pour vos Feuilles, &
d’ailleurs il n’est pas nécessaire, je crois, de justifier, par des
raisonnemens bien profonds, le systême de bonheur que je me suis fait.
Je suis l’ami de tout le monde ; je m’approuve, & ceux qui me
condamneront, je les oblige à me prouver qu’il y a
Je le suis aussi, que jugeant de moi par mes principes, on me regardera comme un homme très-vicieux ; mais l’opinion des hommes me fait peu ; & la vôtre même, m’est d’avance très-indifférente, si elle doit sortir de ce gouffre de préjugés où les hommes les moins méchans puisent sans s’en apercevoir les arrêts qu’ils prononcent contre quiconque montre un caractère. L’opinion fait tout, dit-on, & réellement tout est opinion. Si cela est, tenons-nous fermes quand nous sommes persuadés d’avoir pris le bon parti ; & croyons qu’alors, la meilleure opinion, pour nous, c’est la nôtre.
J’ai l’honneur d’être, &c.
Vous écrivez avec esprit, Monsieur, vous pensez même avec
une sorte de solidité ; car il n’est que trop prouvé, pour notre
malheur, que les hommes ont le caractère que vous leur donnez ; que
la nature, qu’on vante tant, & que j’adore d’ailleurs, pouvoit
faire pour nous plus qu’elle n’a fait ; & que l’amitié enfin est
rare, incertaine, inconstante, presque impossible, par une suite du
premier état des choses. Mais si la définition lui fait quelque
tort, si la combinaison des peines & des plaisirs peut excuser
celui qui la craint & la fuit ; on peut répondre aussi, en
saveur de celui qui s’y livre, qu’un moment de ses plaisirs rachete
toutes ses peines : c’est un charme inexprimable ; & si l’on
rassemble encore en sa saveur les raisons que l’on peut tirer de la
pureté de sa source, de l’utilité de son existence, & de la
sublimité de
Je crois, Monsieur, que si vous aviez vû Montagne au moment où il rencontra cet homme, qu’il étoit
destiné à aimer, & dont il nous parle avec une tendresse encore
si vive ; vous eussiez été bien embarrassé à trouver des sillogismes
contre l’heureux sentiment qui l’emporta.
J’ai dit dans un de mes Cahiers : il n’appartient
qu’à l’amour de causer des peines dont on le remercie : Je
me trompois, car cette vérité peut également s’appliquer à
l’amitié,
Au surplus, Monsieur, chacun doit aller au bonheur par la route que
lui trace son caractère. Je pense même que si cette maxime étoit
généralement suivie, la Société y gagneroit, car personne ne seroit
trompé : l’ami de tout le monde, c’est-à-dire, l’homme fait