Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours II.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.7\002 (1759), S. 27-72, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2433 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Discours II.

Ebene 2► Metatextualität► On se rappelle une Lettre qui me fut écrite il y a quelques mois, dans laquelle on me parloit des Riens, Conte que j’avois fait quelques années auparavant. Une aventure qui vient d’arriver, m’engage à faire réimprimer ce Conte, qui n’a peut-être pas été lu dans le tems par six de mes Lecteurs. Je raconterai ensuite l’aventure arrivée. Elle me fournira des réflexions qui n’en seront que plus utiles, précédées de l’Histoire qu’on va lire d’abord. Cette Histoire, au reste, quoiqu’intitulé Conte, n’en est point un. Babet existe, & sert aujourd’hui chez Madame la Marquise de * * *, au Fauxbourg Saint Germain. Moncade est à l’Armée, & y fut blessé il n’y a pas deux ans. Belise, remariée depuis, est aujourd’ui <sic.> dans les Terres de son [28] mari, ou y passe du moins neuf mois de l’année ; contrainte affreuse pour elle, devenu nécessaire par une suite de la facilité qu’ont les gens du monde à se ruiner par air. ◀Metatextualität

Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Les Riens,

Conte,

On plaît solidement par les riens. Ils trompent doucement un cœur qui auroit été allarmé, effarouché par la passion déclarée ; ils épargnent ces premieres rigueurs, souvent rebutantes, qui l’usage a consacrées, & qu’on ne peut épargner sans indécence, à l’Amant le plus aimé, s’il s’est expliqué par une déclaration en forme. Ils dispensent de ces détails, de ces soins assidus, qui d’abord ne coûtent rien, & qui bientôt coûtent beaucoup. Ils servent à cacher adroitement la passion : c’est une grande avance auprès des fem-[29]mes qui ont trop de vertu ; c’est un grand point auprès de celles qui veulent conserver leur liberté en donnant leur cœur ; c’est un secret infaillible auprès de celles qui ne peuvent souffrir l’idée d’un engagement éternel. Les riens séduisent les unes, rassurent les autres, enchaînent les dernieres.

Moncade avoit compris leur utilité agréable. Il ne voulut point employer d’autre moyen auprès de Bélise dont il étoit devenu amoureux. Bélise étoit bien capable de prendre de l’amour, mais elle ne vouloit pas même en entendre prononcer le nom. Elle avoit pris tous les travers de son âge, & elle les poussoit à l’excès, comme tous les ridicules que l’on emprunte de la mode.

Moncade avoit l’esprit très-agréable, & jouissoit d’une parfaite santé. Avec ces deux avantages, l’art des riens est très-facile. On est gai, complaisant, on saisit tout, on a un agrément de [30] toutes les heures, on est l’homme de tout le monde.

Il voyoit Bélise tous les jours ; il s’étoit d’abord attaché à étudier ses goûts : il faut cette étude pour asservir véritablement une femme ; sans elle, le plus grand mérite & la plus belle figure n’assurent jamais une conquête. Bélise aimoit les instrumens : Moncade les possédoit tous. Elle avoit une jolie voix, & elle préféroit les Duo. Moncade à qui la nature n’avoit rien refusé, en composoit lui-même, & les chantoit avec elle. Il avoit pour tout un gout si délicat, qu’il pouvoit réformer les Maîtres. Bélise que la coquetterie rendoit difficile sur ses propres talens, le consultoit sur tous, & ne croyoit sçavoir que ce qu’il avoit perfectionné en elle. Il parloit avec tant de douceur, jugeoit avec tant de modestie, qu’il sembloit qu’il n’y eût que lui qui méritât d’instruire.

Il étoit aimable pour tout le mon-[31]de, mais il n’étoit si complaisant que pour Bélise. Elle aimoit les petits jeux, parce qu’ils fournissent des plaisirs à l’amour-propre, & des armes à la coquetterie. Moncade les détestoit par cette raison, le lui disoit & en inventoit tous le <sic.> jours de nouveaux. Elle avoit une Négresse qu’elle aimoit beaucoup, & dont elle se servoit uniquement : la taille la plus fine, les yeux les plus vifs, & le service le plus agréable l’avoient subjuguée. Elle aimoit qu’on flattât son idole. Un soir qu’on avoit dansé familierement, Moncade, pour lui plaire, s’avisa de faire danser la Négresse : il exhalta ses graces (elle en avoit). Belise charmée, l’auroit volontiers embrassé. Il demanda une plume, & fit sur le champ ces vers :

Zitat/Motto► A Babet.

Ton corps est noir, tu n’es donc pas jolie ?

Point du tout ; tu me plais, tu plais à tous les yeux,

Par un air fin, par un ton de folie,

Qui porteroient les plaisirs & les jeux [32]

Dans l’ame réfroidie

De Moncade moins amoureux.

N’est-ce pas être assez jolie ? ◀Zitat/Motto

Il n’aimoit point à répondre aux lettres qu’il recevoit : toutes les femmes se plaignoient de sa paresse. Bélise lui écrivit un jour pour lui demander quelque chose. Le billet finissoit ainsi : Je sçais que vous n’aimez point à répondre, je me contenterai d’un oui. Il fit cette réponse :

Ebene 4► Brief/Leserbrief► « Je n’aime point à répondre à tout le monde, j’en conviens ; mais tout le monde n’a pas, comme vous, un esprit qui en donne, & auquel on aime à parler. Depuis que j’ai lu votre Epître charmante, je serois capable d’écrire sans effort dix lettres de suite : je réponds avec tant de plaisir ce oui que vous ambitionnez, que c’est moi qui ai à remercier. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4

Il étoit flatteur pour Bélise de pouvoir montrer un billet de Moncade, quand toutes les femmes se plaignoient [33] de sa paresse. Depuis qu’il s’étoit apperçu qu’elle en faisoit vanité, il lui écrivoit tous les jours. Il avoit un cabriolet brillant, & un cheval très-bien dressé. Bélise faisoit volontiers des parties de campagne dans cet équipage, pour avoir le plaisir de le conduire elle-même. Moncade inventoit chaque jour des goûts de ruban pour embellir encore son cheval, & la main qui le conduisoit. Elle étoit veuve, & depuis son veuvage elle occupoit un appartement dans un Couvent qu’on alloit rebâtir. Moncade ayant imaginé de lui faire voir une très-jolie maison de campagne qui étoit dans son voisinage, lui écrivit ce billet.

Ebene 4► Brief/Leserbrief► Zitat/Motto► Près du tombeau que ton mauvais génie

Erige en noble appartement ;

Près du manoir, près du Couvent,

Où l’on perd, loin de la faillie,

Loin des graces, du sentiment,

L’avantage d’être jolie ;

Près du Caucase enfin étroit & chancelant,

Où malgré ta philosophie [34]

Et ton esprit plein d’enjouement,

Je te plains de passer la vie,

Il est un Jardin enchanté,

Où Flore éprise de Zéphire,

Et jouissant de sa fidélité,

Perd dans les plaisirs qu’il inspire

Le souvenir de sa légereté.

Ces beaux lieux méritent l’hommage

De tout esprit fait pour jouir !

J’offre de t’y conduire, & pour ce court voyage,

Mon char est prêt, j’y joindrai le plaisir. ◀Zitat/Motto ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4

Elle trouva ces vers charmans : ils lui tournerent la tête ; elle les montra à tout le monde. Pour se brouiller invinciblement avec elle, il n’auroit fallu que les critiquer. Elle accepta la partie, & elle y fut moins aimable & moins folle qu’à son ordinaire. La maison qu’on venoit voir étoit de celles qui fixent un moment, par leurs beautés, l’esprit le plus volage. Bélise n’y vit rien, n’y critiqua rien : les bosquets, les berceaux, objets éternellement agréables aux femmes, ne purent lui arracher un regard : elle vit tout des [35] yeux de la machine, l’ame étoit toute entiere aux vers qu’elle avoit reçus.

Moncade l’examinoit & sçavoit se taire quoiqu’il fut sur de son triomphe; rien ne lui échappoit qui pût trahir son cœur ; il ambitionnoit moins le plaisir d’un aveu que la certitude d’un engagement. Bélise séduite par ses propres mouvemens, auroit pu se rendre à une déclaration pressante, mais la séduction n’est pas l’amour. Il falloit au bonheur de Moncade, des sentimens solides, un attachement consenti : le moment n’en pouvoit pas être encore venu, il falloit le faire naître sans le précipiter.

Ils n’étoient point allé seuls dans cette maison. En marchant dans les jardins, ils se trouverent à côté l’un de l’autre. Depuis une heure elle avoit paru s’ennuyer ; il parut en ce moment qu’elle étoit plus satisfaite. Moncade profita habilement de la circonstance. Je m’apperçois que vous vous ennuyez, lui dit-il, je n’ai imaginé cette partie [36] que pour vous, il n’y a qu’à remonter en carosse. Bélise le regarda tendrement. Un moment plutôt, répondit-elle, ce reproche eût été fondé ; à présent il ne l’est plus. J’en suis ravi, reprit-il. Il étoit triste pour moi, de vous voir vous ennuyer, & de ne pouvoir me livrer, par cette raison, au plaisir d’être avec vous. C’est votre faute, pousuivit-elle ; il faut que je l’avoue, c’est vous qui êtes cause de cet ennui que vous croyez incompréhensible : vous me rendez difficile sur tout ce que je vois, c’est-à-dire insensible à tout ce qui m’amusoit ; vous avez un goût délicieux qui se répand sur tout ce que vous faites, & cela me gâte. Il est possible que ce que je fais, doive paroître agréable, répondit-il modestement : mais, Madame, ce sont des riens : Eh, Monsieur, des riens ? Y a-t’il un plus grand mérite, un attrait plus flatteur ! Interrogez toutes les femmes, vous verrez combien vous êtes [37] aimable. Il me suffit de ce que vous m’en apprenez vous-même, lui dit-il tendrement ; j’aime assez à vous croire pour n’interroger que vous. Ils se dirent alors des choses que l’on se dit tous les jours sans s’aimer, sans vouloir plaire, & dont toute la signification est dans le ton dont elles sont dites. Ce ton qui doit les faire valoir, étoit dans Bélise sans qu’elle y fit attention ; il rendoit fidélement tout son goût. Moncade disoit plus discrétement ce qu’il sentoit, & ce qu’il auroit voulu dire au prix de sa vie. Il vouloit que Bélise s’égarât par ses seules idées ; le mot d’amour pouvoit encore la rendre à elle-même, & il craignoit de le prononcer.

Au détour d’une allée il se sépara d’elle volontairement, & il alla se placer auprès d’Araminte, jeune femme très-tendre & très-propre à inquiéter Bélise. C’étoit son dessein de l’inquiéter, il ne pouvoit pas imaginer un [38] moyen plus certain. Il vit clairement à des certains regards, qu’il y avoit réussi. Ce n’étoit pas de ces regards lancés, qui n’expriment que de la coquetterie dans une femme qui n’a pas encore le droit d’être jalouse ; c’étoient de ceux qu’on laisse tomber doucement sur l’objet qui les détermine ; qu’on voudroit retenir par modestie, ou parce qu’on sent tout ce qu’ils signifient, tout ce qu’ils promettent ; & qu’on abandonne, malgré soi, au soin de l’amour qui les conduit.

Bélise, émue & troublée, se surprit avec étonnement dans cet état. Elle s’interrogea ; elle vit qu’elle aimoit, & ne voulut pas le voir : il falloit qu’elle fut bien coquette ! Elle détourna les yeux de dessus Moncade, mais sa résolution fut inutile ; ses yeux indociles revinrent mille fois sur l’objet redouté qu’ils vouloient fuir : elle voulut remplacer par le dépit ce qu’elle perdoit par la foiblesse ; elle s’exagéra [39] & les peines d’un engagement, & les plaisirs de la coquetterie ; ses idées furent si vives que l’illusion suivit la volonté de s’abuser. Elle crut n’aimer pas, ou du moins n’aimer plus : mais l’amour ne souffre un instant une pareille erreur que pour mieux assurer son triomphe. Il permit qu’elle formât le projet de haïr Moncade. Elle se persuada qu’elle le haïssoit. Ses yeux jusqu’alors si tendres, si empressés à le chercher, si incapables de se contraindre lorsqu’ils le rencontroient, n’exprimerent plus que sa résolution. Moncade qui ne l’avoit pas perdu de vue, n’eut pas la peine de deviner : il jouit d’un bonheur nouveau, & il rit de voir tant d’amour dans une femme qui vouloit le haïr.

Il quitta Araminte pour rejoindre Bélise. En l’abordant, il chantoit un air & des paroles charmantes. Bélise en avoit assez entendu pour souhaiter de les entendre mieux. Elle pria Moncade de les répéter : il obéit avec em-[40]pressement. Rien n’est plus joli, dit-elle, lorsqu’il eut fini : je veux que vous m’appreniez cette chanson, je ne me coucherois pas pour l’apprendre. Il n’y a qu’à commencer à présent, répondit-il : mais vous n’êtes peut-être pas trop disposée à chanter. Vous me pardonnerez, dit-elle, en oubliant de bonne foi sa haine ; je n’ai jamais plus de plaisir que lorsque vous chantez. Il reprit la chanson, & à chaque coupler, elle l’interrompoit pour exalter la voix, le goût, les paroles & la musique. Vous louez trop, lui dit-il malicieusement, une médiocrité, un rien ; vous ne sçavez pas à qui vous prodiguez des louanges si flatteueses ! Si je vous en nommois l’Auteur, vous seriez bien étonné de votre prévention pour l’ouvrage. L’instinct de l’amour éclaira Bélise sur tout le sens de ce discours. Elle comprit qu’il étoit lui-même cet Auteur pour qui il <sic.> vouloit lui supposer des dispositions si défavorables : Et pour le flater, [41] pour le rassurer, pour le venger de sa premiere injustice ; vous pouvez vous dispenser de le nommer, lui dit-elle, je le reconnois à son goût & à sa modestie.

Ils furent interrompus. Moncade en fut charmé, Bélise en fut fâchée. Il ne vouloit pas encore s’expliquer, & elle auroit voulu qu’il s’expliquât. Elle ne se dissimuloit plus qu’elle l’aimoit ; & encore incertaine si elle consentiroit à l’aimer, elle souhaitoit qu’il lui donnât des raisons d’y consentir. Il n’en pouvoit pas être une plus décisive qu’un aveu. Moncade se le disoit à lui-même, mais il redoutoit encore le retour de la coquetterie.

L’événement justifia sa défiance. De retour à la ville, Bélise, en retrouvant ses amans, reprit son caractère. Moncade comprit qu’il lutteroit mal contre dix agréables, que douze heures d’absence avoient rendu nouveaux. Il fut trois jours sans la voir : il les employa [42] à se faire un extérieur qui le fît paroître totalement indifférent ; afin que, lorsqu’il la reverroit, ce changement seul pût lui tenir lieu de reproches par son effet. Au bout du second jour elle s’apperçut que Moncade lui manquoit. Ses talens & son esprit ausquels elle s’étoit accoutumée, réduisoient à leur juste valeur les phrases monotones de ses insipides perroquets : ils ne pouvoient l’amuser qu’ensemble, chacun d’eux l’ennuyoit séparément. Il n’y avoit que Moncade qui sçût dire ces riens consacrées qui tiennent lieu d’amour ; lui seul sçavoit plaire : il paroissoit sans prétention, & il en étoit plus aimable. Elle lui écrivit, & son billet, qu’elle n’avoit voulu rendre que galant, renfermoit des reproches. Il y répondit avec politesse & avec indifférence. Bélise avoit compté qu’il viendroit à l’instant même chez elle, elle l’en prioit dans sa lettre ; il n’y vint point, il ne laissa pas même espérer [43] qu’il y viendroit ; elle en fut piquée. Le coup porta dans le cœur. Il marquoit dans sa réponse, qu’il étoit engagé chez Araminte, & que la partie étoit formée pour tout le jour. En relisant, elle éprouva un trouble, une agitation qui ne peuvent se concevoir. La mauvaise humeur s’empara de son esprit ; la jalousie, de son cœur. Dans ce premier accès, elle défendit sa porte. Ses réflexions contribuerent encore à l’agiter. Elle ne pouvoit plus s’empêcher d’aimer, & l’ingrat qui l’y contraignoit, étoit peut-être déja amoureux d’une autre : mais cet ingrat étoit innocent ; il avoit eu du penchant pour elle ; il l’auroit aimée de bonne foi, & elle l’avoit forcé par sa conduite à chercher à plaire ailleurs : elle se tourmentoit, se condamnoit, s’imputoit toute sa douleur.

Dans le sort de son tourment, on vint lui présenter, de la part de Brillancour, un présent magnifique & très-[44]rare. Elle daigna à peine jetter le <sic.> yeux dessus, & oublia même de faire récompenser le laquais qui venoit de l’apporter. Un moment après on lui apporta, de la part de Moncade, un petit Angola blanc, orné de rubans couleur de rose. Elle fit un cri de joie en le voyant, le prit sur ses genoux avec transport, lui fit de caresse à l’étouffer, & ordonna qu’on donna un louis au porteur. Le petit chat lui tint lieu de Moncade jusqu’au moment de son sommeil : elle le coucha avec elle, ne souffrit pas qu’on parlât d’autre chose que de ses charmes. Si Moncade étoit venu dans ces instans de délire, il auroit été traité comme on traitoit son présent.

Il y vint le lendemain. Il jugea par les caresses qu’on faisoit au petit animal, lorsqu’il arriva, de toutes celles que l’amour lui réservoit. Il jugea aussi facilement de tous les sentimens qu’on avoit pour lui, en voyant l’air abattu qui les décéloit. Il y avoit du monde [45] chez Bélise, elle fut obligée de se contraindre : mais elle espéra bien s’en dédommager dans le premier moment qu’elle pourroit saisir. Elle craignoit d’autant plus de se trahir, qu’elle ne s’étoit jamais refusé une étourderie ; l’amour, en s’emparant d’une coquette, commence par la rendre décente. Cet espoir dont je parle lui fut bientôt ravi : il fut du moins très-balancé par l’air dégagé de Moncade. Cet air que tous les hommes prennent lorsqu’ils ont des desseins, trompe toujours les femmes lorsqu’elles ont des sentimens. Bélise y fut trompée. Elle étoit jalouse d’Araminte, elle crut son triomphe certain. Moncade aussi tranquille devant elle que s’il n’avoit été question de rien entr’eux, ne pouvoit l’être après trois jours d’absence, que par l’effet d’un sentiment nouveau. Il est vrai qu’il n’avoit jamais dit qu’il aimât, mais il sçavoit bien que sans le dire il l’avoit fait entendre : un air d’indiffé-[46]rence étoit donc une preuve de changement. Pour surcroit de douleur, elle avoit imaginé, pour retenir Moncade toute la soirée, de former une petite académie galante, qui commenceroit après le souper, & dont l’objet étoit que chacun racontât son histoire. Moncade refusa de rester : il prétexta des engagemens. Bélise qui étoit avec lui dans l’embrasure d’une fenêtre, lorsqu’elle le lui proposa, eut beau l’en presser & le tourmenter, il refusa toujours. Vous craignez apparemment que votre histoire ne donne trop mauvaise opinion de votre cœur, lui dit-elle avec dépit, c’est pour cela que vous refusez de la raconter ? Non, Madame, répondit-il, car je vous promets de vous l’écrire. Ce sera quelque chose de beau, reprit-elle ; je crois que l’amour y jouera un plaisant rôle ! Vous en jugerez, Madame, poursuivit-il sérieusement ; je n’ai promis que d’écrire, vous me permettrez de me taire. Ce [47] qu’il y a de sûr, continua-t’il, c’est que vous n’y trouverez rien qui soit aussi injuste que l’opinion que vous avez prise si légérement de moi. A ces mots il lui fit une revérence très-profonde, & la laissa aussi étourdie de son départ, qu’impatiente de lire son histoire.

Je passe sur les idées qui l’occuperent jusqu’au lendemain. Moncade fut exacte à tenir sa parole. Il passa la nuit à écrire ce qui suit :

Bélise me croit un cœur insensible ou perfide ; c’est ce qu’elle a voulu me dire : il faut la détromper ; il faut lui faire connoître ce cœur qu’elle n’a pas connu. Ses soupçons m’affligent; Bélise devroit être sûre que je ne les mérite pas : si je les méritois, j’en serois moins affligé. Mon histoire se borne à une seule aventure : le reste de ma vie s’est passé à prendre des goûts, & à inspirer des fantaisies ; c’est la vie de tous les hommes qui ont eu quelque [48] réputation d’agrémens : ainsi je n’en dirai rien, pour ne pas répéter ce qu’on a lu cent fois ailleurs. Dans mes caprices j’ai été aussi constant qu’on puisse l’être, & dans mes ruptures, aussi honnête homme qu’on l’ait jamais été. Les femmes que j’ai eues n’ont jamais pu se plaindre de moi, & j’aurois quelque chose à attendre de leur reconnoissance, si les cœurs qui aiment à changer, pouvoient être reconnoissans. Passons à l’unique aventure qui mérite d’être écrite, & que je veuille me rappeller. Après avoir beaucoup couru, beaucoup changé & un peu réfléchi, je voulus aimer & devenir homme. J’aimois déja lorsque j’en pris la résolution. J’avois été frappé d’un premier regard qui m’avoit métamorphosé ; ainsi je dus ma raison à l’amour. Mais ce premier moment qui m’avoit annoncé le bonheur, disparut promptement & sans retour. Delphise (je la nommerai ainsi) étoit née pour aimer, & c’étoient ces restes de [49] sensibilité que ses yeux exprimoient dans leurs premiers regards. Subjuguée par l’exemple, croyant qu’il étoit honteux de donner son cœur, elle étoit devenue coquette, & le jeu lui avoit si bien plu, que ce qui n’avoit d’abord été que mode, étoit devenu passion. Je vis tout d’un coup ma destinée ; mais je voulus espérer. Je mis tout en usage pour rendre à Delphise le même service qu’elle m’avoit rendu. J’eus tout le succès que je pouvois attendre, c’est-à-dire, que je lui plûs, & qu’elle m’aima un moment. Elle se surprit dans sa foiblesse qu’elle voulut envisager comme un malheur ; elle eut du dépit, du chagrin ; elle ne fit plus que des réflexions tristes : elle rougit d’aimer ; elle calcula les pertes qu’elle alloit faire en m’aimant ; & l’amant le plus tendre, & à ses yeux le plus aimable, fut sacrifié à dix automates qui n’étoient pas même assez ridicule pour mériter de l’amuser. Nos sentimens n’avoient fourni que des [50] scènes muettes : nous nous les étions fait connoître sans nous les apprendre. Lorsque je fus convaincu de sa résolution invincible, je me fis la violence de rompre une chaîne que je ne pouvois plus supporter ; & comme je ne lui avois jamais dit que je l’aimois, je ne lui dis pas que je ne l’aimois plus. Elle s’apperçut aisément de mon absence ; je l’avois toujours amusée, & les personnages auxquels je l’abandonnois ; en triomphant, n’étoient pas faits pour me remplacer. Elle me regretta, & voulut me rappeller : mais je me souvenois trop de ce que j’avois souffert ; je sçavois trop ce que j’aurois encore à souffrir trop ce que j’aurois encore à souffrir pour me rendre même à une nouvelle foiblesse. Je résistai constamment, & ne m’en suis jamais repenti, quoique je l’aye toujours regrettée.

Voilà, Madame, mon histoire dont vous étiez hier si curieuse. Si cette envie dure encore, vous la lirez avec quelqu’attention, & c’est tout ce que [51] je souhaite. Je vous l’aurois présentée moi-même, si je n’avois pas des engagemens qui ne me laissent pas disposer d’un moment. Je vais partir dans une heure pour la campagne, où je resterai huit jours sans revenir.

Bélise ne put lire sans beaucoup d’émotion & d’amour, ces détails & ces sentimens. Mais ce fut bien pis, lorsque parvenue à la fin, elle lut qu’il partoit pour huit jours. Sans faire d’autres réflexions, elle envoya successivement deux laquais chez lui, avec un billet qui étoit un ordre en forme de venir à l’instant même la trouver.

Il y vint, il comprit qu’il n’y avoit pas un moment à perdre. Elle rougit en le voyant arriver ; quelle preuve plus certaine de sa défaite ! Une coquette qui rougit n’a plus besoin de s’expliquer ; son trouble annonce autant de constance que de tendresse. Je quitte tout pour vous, lui dit-il, du ton le plus tendre : quel en sera le prix ? [52] Ah ! Moncade, ne m’interrogez pas, répondit-elle en rougissant encore : ménagez un cœur qui ne vouloit pas se donner, & qui ne peut plus se défendre. Ah ! reprit-il, en tombant à ses genoux, puis-je vous ménager, puis-je me refuser à tout mon bonheur ! Bélise, Bélise, prononcez cet aveu délicieux : il est déja sur vos lévres, faites-le passer dans mon cœur… Elle soupira ; elle s’attendrit ; elle ne rougit plus, & ce mot qu’elle craignoit de prononcer, fut répété mille fois, avec autant de plaisir que d’amour. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3

Metatextualität► Il n’est pas nécessaire de dire qu’ils s’aimerent sincerement. Ces sortes d’engagemens ne peuvent être que solides. Moncade employa, à le faire durer, les mêmes moyens dont il s’étoit servi pour le faire naître. Il venoit d’éprouver que les riens séduisent une femme ; il voulut éprouver combien ils peuvent l’attacher. Il fut convaincu, que [53] de tous les talens, de tous les moyens, de tous les mérites, ils étoient le plus agréable pour l’usage, & le plus sûr pour l’effet. ◀Metatextualität

Allgemeine Erzählung► La Marquise de * * *, dit toujours : Voilà des soins bien fatiguans ! . . . . L’amant qu’on n’aime point n’en a pas d’autres, & se fait détester tous les jours par ses soins. La prévention ou le dégoût les grossissent ; c’est une mal-adresse que de s’y entêter, quand on a vû que les premiers ne réussissoient point. Il faut alors recourir aux riens, & prendre garde même qu’ils ne soient affectés ; ils déplairoient autant que l’importunité decidée. Il faut toujours craindre cette fatale prévention qui gâte tout. J’ai connu une femme dont le ridicule m’a fait naître sur cela des idées bien sures. Elle avoit un amant aimable & bien fait, mais si mince & si fluet, qu’elle le nommoit toujours Vent-coulis. Lorsqu’elle cessa de l’aimer, elle le vit avec [54] des yeux bien différens ; il est vrai qu’il avoit pris un peu d’embonpoint, mais il y avoit encore bien loin de là à la grosseur. Elle voulut parier un jour, qu’il pesoit deux cent livres, tant il offusquoit sa vûe. ◀Allgemeine Erzählung

Allgemeine Erzählung► Les riens, les riens ! ils ne peuvent jamais déplaire, & doivent toujours réussir. Agenor n’a pas voulu suivre ce conseil, que ses amis lui ont donné cent fois, & il s’est rendu insupportable à la femme qu’il adoroit. Il lui dit un jour : quoi, Madame, rien ne peut vous toucher ! rien ne peut vous plaire ! tout ce que je fais pour vous, se tourne en malheur pour moi ; je vous offrirois un trône, qu’il ne vous tenteroit pas : hélas, Madame . . . . . Hélas, Monsieur, j’en suis desespérée, j’en suis furieuse ; car vous êtes le plus honnête homme qu’on ait vû depuis Amadis ; mais c’est une fatalité, un sort inexplicable ; tout ce que vous faites pour me plaire, me déplaît, m’accable, [55] me donne une humeur . . . . Peut-être faites-vous trop : il semble que vous vouliez intéresser ma conscience, par des soins si généreux, & elle veut être libre . . . . Eh bien, Madame, preserivez-moi donc ce qu’il faut que je fasse ; apprenez-moi à modérer une ardeur si violente ; jettez des glaces dans mon cœur ; peut-être je pourrai vous aimer moins, & vivre encore . . . . Je ne vois pas de possibilité à ce que vous me demandez, dit Lucinde ; je n’entends rien à conseiller ; je n’imagine jamais qu’un moyen, & celui qui se présente à moi n’est propre qu’à vous révolter. Dites-le, Madame ; quelqu’affreux qu’il puisse être, je me ferai un courage exprès pour l’employer. Cela ne se peut pas, répondit-elle ; car, par exemple, seriez-vous capable de vous éloigner de moi pendant quelque tems ? Vous n’en auriez pas la force ! Cependant . . . . Ah, Madame, que me proposez-vous, que m’ordonnez-vous ! . . . Moi, je ne pro-[56]pose rien, & j’ordonne encore moins ; mais vous me demandez mon avis, & mon avis seroit, que vous fissiez un voyage.

Ce fut le parti qu’il prit : il voyoit qu’il n’y avoit pas d’autres ressources ; mais il trouva bien le secret d’empêcher tout le bon effet qu’il pouvoit s’en promettre. Il ne partit que plus de trois semaines après en avoir pris la résolution ; &, pendant ce tems, il eut l’imprudence de voir deux fois par jour celle pour qui sa vûe étoit un si cruel supplice. Ce qu’il y a de plus plaisant, c’est qu’il se vantoit avec elle, de la plus prodigieuse force d’esprit : il ne tarissoit point sur l’admiration qu’il s’inspiroit à lui-même. Avouez, lui disoit-il, qu’il n’y a point d’exemple de ce que je fais : on ne réunit jamais tant de courage & tant de passion. Oui, répondit Lucinde, en riant sans contrainte ; c’est un procédé admirable, une action toute héroïque, & quand [57] vous serez parti, surement je ne cesserai de m’en pénétrer : mais quand partez-vous ? Demain, Madame, mes ordres sont donnés, & ma résolution est bien prise. Tout ceci est fait pour vous plaire ; ce n’est qu’en m’éloignant que je puis devenir capable de cette modération que vous exigez ; je voudrois être déja parti : n’est il pas vrai, Madame, que je ne puis trop me hâter ? J’apprendrai, loin de vous, ces airs, ces riens charmans que vous m’avez prescrits ; & je reviendrai toujours plein de la plus vive passion ; mais aimable, leger, semillant, peut-être avantageux, & je vous en plairai d’avantage.

Il disoit tout cela en poussant de profonds soupirs ; & Lucinde, qui pouvoit à peine s’empêcher de rire, répondoit d’un ton sérieux : oui, vous me plairez beaucoup avec cet air là, & je prévois qu’à votre retour, je vous aimerai à la folie.

Il partit enfin ; mais il faut dire, [58] que la veille de ce jour fatal, il lui envoya un berline, fond brun ; des étoffes d’hiver ; deux tourterelles ; & que ce présent sérieux, étoit accompagné d’une lettre plus sérieuse encore.

Pendant son absence, il ne cessa d’écrire sur le même ton ; mais il parloit toujours des riens, & promettoit d’être fort léger à son retour. Lucinde n’eut aucune foi à ses promesses, & prit sérieusement le parti de se défaire d’un homme si pesant. Il en mourra, se disoit-elle, & je prévois que je m’en débarrasserai un peu plus que je ne veux ; mais dois-je mourrir <sic.> moi-même, à vingt ans, d’ennui & de desespoir, pour épargner une vie qui est absolument contre l’ordre & la société ? Il n’y a pas moyen d’endurer un si cruel tourment, & charité bien entendue commence par soi-même.

Il ne lui falloit que le quart d’un prétexte pour se croire autorisée à faire beaucoup de mal, quand on lui avoit [59] causé beaucoup d’ennui ; & comme l’ennui avoit été extrême, le prétexte fut plus que suffisant. Dès qu’il lui eut appris qu’il revenoit, elle fit porter chez lui tous les présens qu’elle en avoit reçus, & partit avec des chevaux de poste, pour être sure qu’il ne la joindroit pas. De dire où elle alla, c’est ce que je ne sçais pas ; mais ce que je sçais, c’est qu’Agenor ne trouvant à son retour que des preuves de la haine qu’elle avoit pour lui, voulut terminer, par le poison, une vie malheureuse. Ses amis l’empêcherent de faire cette sotise, & eurent bien de la peine à y réussir ; ils n’y seroient pas parvenus, s’ils n’avoient employé que la raison ; il ne pouvoit plus en entendre les maximes : il disoit cent fois par jour, j’ai tout fait pour elle, & elle me quitte ! Je me suis privé de sa vûe ; je lui ai immolé mon amour, mes plaisirs ; j’ai appris la fatuité, la frivolité, comme un enfant, à l’école, apprend le grec, qu’il n’entend pas, & [60] qu’il déteste ; & sa haine, sa suite affreuse, sont le prix de tant d’amour ! . . . Il ne pouvoit s’accoutumer à cette pensée, ni souffrir qu’on lui parlât avec modération du parti qu’avoit pris Lucinde, & il auroit fini par battre tout le monde, si on n’avoit eu la prudence de se prêter à sa manie, ou plutôt à sa douleur.

Cette histoire, frivole pour ceux qui regardent comme fiction tout ce qui est du cœur, mais trop vraie pour le malheureux Agenor, & trop vraisemblable pour ceux qui ont le malheur de lui ressembler dans leur passion, n’est pas même indifférente pour les petits-maîtres les plus hardis. Notre caractere change ; une femme suffit pour renverser tous nos principes, & pour nous jetter d’une extrémité à l’autre ; & tel est fat aujourd’hui, que demain sera peut-être un amant très-sérieux, très-triste, très-passionné, & par conséquent très-misérable, s’il a le malheur d’aimer, comme Agenor, une femme que la passion im-[61]portune. On n’a qu’à lire l’Histoire du cœur humain ; on y trouvera, à chaque page, le récit de la même révolution, cent fois renouvellée par le caprice de la nature, & toujours marquée par quelqu’affreux desespoir ; & l’on se dira, qu’il n’y a point d’aventure qu’on doive regarder comme indifférente, lorsqu’on y peut puiser une leçon pur l’avenir.

Les femmes ont la légéreté en partage ; elle est dans leur cœur, & n’y peut être anéantie que par quelque passion extraordinaire ; mais ces sortes de passions sont très-rares, & le miracle n’en appartient ni au mérite ni à l’amour ; il est toujours l’ouvrage du hazard. Voilà donc tous les hommes réduits à chercher à plaire par l’amusement. S’ils s’écartent de cette régle, la femme qu’ils importuneront, les détestera. Dans l’ennui, on juge toujours sévérement ; elles s’imagineront qu’on veut attenter à leur droit, ou qu’on aspire à changer leur caractere ; elles [62] penseront même, que la révolte est le motif de cette ambition ; & comme elles sont accoutumées à regarder les hommes comme des esclaves nés, & que la soumission les enchante, elles puniront ceux qui, par de grands soins & de triste soupirs, sembleront vouloir les arracher à l’amusement, & leur donner des loix. ◀Allgemeine Erzählung

Metatextualität► Cette réflexion, au reste, n’est point offensante pour elles. Puisqu’il faut que l’empire du monde appartienne à l’un ou à l’autre sexe, il n’y a pas de mal qu’il soit le partage de celui des deux qui peut y répandre le plus de plaisirs. L’Amour frivole & badin n’est pas, à beaucoup près, le plus redoutable : c’est la passion, l’amour effrené, l’amour jaloux, qui ont fait le malheur des mortels.

Je reviens sur mes pas, pour parler de ces riens qu’on ne peut trop conseiller, puisqu’il faut que les hommes passent le premier tems de leur vie à [63] aimer, & à être malheureux s’il ne plaisent pas. On a vû combien ils réussirent à Moncade ! Un de mes Amis n’en éprouva pas moins l’efficacité il y a quelques années. Il aimoit une jeune personne, que trois ou quatre amans lourds & importuns avoient effarouchée par leurs soins sérieux & leurs profonds soupirs. Il l’auroit peut-être effarouchée comme eux, tant il l’aimoit, s’il n’avoit eu la sage pensée de me consulter. Je lui prescrivis les riens, & il se fit adorer. Il eut le bonheur de l’épouser quelques mois après, & ce mariage a fait sa fortune. Une des choses qui réussirent le mieux, furent ces vers qu’il lui adressa, & que j’avois faits pour lui. On a déja lû les premiers dans un de mes Cahiers. ◀Metatextualität

Ebene 3► Zitat/Motto► Vers

une jeune Pensionnaire.

Vous êtes belle, & le ciel en votre ame

A répandu ses trésors précieux ;

Vous avez tout, hors l’esprit d’une femme ;

J’entends l’esprit qui brille dans leurs yeux.

Forme leur cœur, leur donne mille idées,

Et leur imprime un air intéressant,

Instruit, rusé, sensible, pénétrant,

Long-tems avant qu’elles soient décidées,

C’est-à-dire, presqu’en naissant.

Sans cet esprit, la beauté solitaire

Manque d’éclat, & n’est plus un bonheur,

Il ne se donne point ; mais un Ami sincère ;

Par ses leçons, peut porter dans le cœur

Des sentimens dont l’ardeur salutaire

En tienne lieu ; car ce qui touche, éclaire.

Heureux emploi ! soin presqu’aussi flatteur

Que le plaisir charmant de plaire !

Cet honneur m’appartient : oui, j’ose me flatter

Que le cœur le plus vrai, que l’ami le plus tendre,

Sur ses rivaux doit l’emporter :

On peut bien me le disputer. [65]

Mais on ne doit pas y prétendre.

Tous mes discours rouleront aujourd’hui

Sur l’Amour, sur ses loix, dont je dois vous instruire ;

Je sçais que vous avez sur lui

Des principes qu’il faut détruire.

Il est aisé de l’accuser,

Il l’est bien plus de le défendre.

L’or imité peut nous surprendre,

Le diamant ne peut se déguiser.

Vous naissez, vous vivez encore

Sous les loix du sot préjugé :

Vous connoîtrez ce Dieu que l’on adore

Et que vous avez outragé.

Une Mere, une Duegne, une Abbesse Iroquoise,

Vous font jusqu’à présent des sermons à la toise :

Vous écoutez modestement,

Et malgré l’ennui que vous cause

Leur insipide document,

Vous ne concevez pas comment

On pourroit vous dire autre chose,

Et parler aussi sagement ?

Mais l’Amour va bientôt paroître :

Vous verrez un Dieu tout charmant,

Et vous ne concevrez que difficilement

Qu’avec un cœur qu’il a fait naître, [66]

Pour le chérir & pour lui donner l’être,

On l’ait connu si lentement.

Il est bon, avant qu’il paroisse,

Que vous sçachiez comment il vient,

Comment il plait, comment il blesse ;

Ce qu’on lui doit, ce qu’il devient.

Je peindrai mal, je le confesse ;

Car l’Amour échappe au pinceau.

C’est un air si touchant, c’est une façon d’être,

Ce sont des traits si fins, c’est un tout si nouveau,

Que pour le faire reconnoître,

Il faut le grossir au tableau.

Malgré mon embarras je tiendrai ma promesse :

La difficulté n’y fait rien,

Quand l’objet intéresse.

Ecoutez, mais écoutez bien :

Ce tableau, ce discours, ce sublime entretien

Vaut mieux qu’un sermon de l’Abbesse.

Ce Dieu charmant qu’adore l’univers

A toutes les beautés. Il change de visage

Suivant les tems & les objets divers ;

Il prend les traits, l’humeur & le langage,

De quiconque l’ignore, ou brave son ardeur,

Et de quiconque encor, né pour lui rendre hommage,

S’en fait un portrait enchanteur. [67]

Il a tout, il est tout ; il pense avec le sage,

Il rit avec les fous ; il est tendre, volage,

Discret, entreprenant, triste, étourdi, rêveur,

Sans art, plein de détour, timide, beau parleur.

Quel est son but, & qu’en a-t’on à craindre ?

Pourquoi tromper ? Pourquoi ces aspects infinis ?

Ne le condamnez pas, c’est lui qui doit se plaindre ;

Il est entouré d’ennemis :

L’art est un droit qu’il voit avec mépris ;

Mais il est obligé de feindre,

Et de se déguiser sous d’odieux replis.

Le monde est plein d’esprits mélancoliques,

D’esprits jaloux, d’esprits vains & critiques,

Dont la fureur est de dire du mal

De tout ce qui n’a pas leur air sec & moral.

Ce monde-là regne par la tristesse ;

Il est donc ennemi du Dieu de la tendresse ?

Car la tendresse rend joyeux.

Aussi dans sa fureur le poursuivant sans cesse,

Il en fait un portrait affreux :

En le peignant criminel, odieux,

Il épouvante la sagesse : [68]

L’aveugle & facile jeunesse,

Qu’on abuse aisément, pour qui rien n’est douteux,

Le croit, en le fuyant, encor plus dangereux

Que ne l’a point la criminelle adresse

D’un monde faux, jaloux & factieux.

Mais l’Amour méprise une injure,

Dont le juste ressentiment

Priveroit toute la nature

De ses plaisirs, d’une volupté pure,

Et de son plus bel ornement.

Pour exercer la bienfaisance,

Contraint de se cacher & d’éblouir les yeux,

Il prend les traits, l’esprit, la contenance

De l’objet qu’on aime le mieux.

D’abord ce n’est qu’avec prudence

Qu’il agit & se fait valoir ;

Il faut s’y connoître, pour voir

Les effets de son existence

Dans l’objet trop heureux qu’anime son pouvoir,

Ce n’est qu’une simple nuance

Qu’une légere différence

Qu’on peut à peine apercevoir.

Mais insensiblement sûr de son avantage,

Sûr d’avoir plus, d’avoir touché, [69]

Il se montre & se dédommage

De s’être si long-tems caché.

C’est-là que commence la vie,

C’est-là que le parfait bonheur

Entrant dans notre ame ravie,

Y devient la source infinie

D’une inépuisable douceur.

Jusqu’alors, la nature entiere

N’avoit été qu’une masse grossiere :

Rien n’existoit, tout paroissoit commun :

L’onde étoit sans murmure,

Les gazons sans émail, les roses sans parfum,

Les vergers, sans verdure,

Les hommes sans esprit, sans talens, sans figure,

Les livres sans attraits, les bijoux sans valeur,

L’univers étoit sans parure :

L’Amour en un instant répand tous ses feux,

Quel changement dans la nature !

Rien n’existera plus qui ne charme les yeux,

Ou qui n’enchante les oreilles ;

Tous les momens seront heureux,

Tous les objets seront délicieux :

L’Amour enfante les merveilles,

Sans lui l’univers est affreux.

Ainsi donc ce Dieu favorable,

Si digne de nos vœux, si propre à les remplir, [70]

Est né pour tout charmer & pour tout embellir.

Il entre dans nos cœurs sous une forme aimable ;

C’est un moyen victorieux,

Et même un titre incontestable ;

Car quand on plaît on est bientôt heureux.

A peine il est vainqueur, que transportant les cieux

Sur la terre autrefois sauvage,

Il communique à tous les lieux

Ses charmes, son pouvoir, ses bienfait précieux :

Tous les objets semblent nous rendre hommage ;

Des Amans deviennent des Dieux.

Jugez d’après cette peinture

Si l’on peut résister au torrent de douceurs

Qui naît d’une tendresse pure ?

Non, tout doit se livrer à d’aimables ardeurs ;

C’est le bonheur de la nature,

C’est le devoir de tous les cœurs.

Ainsi vous aimerez, quoique vous puissiez dire ;

Vous aimerez demain, peut-être dès ce jour ;

Je connois votre cœur, & j’ose lui prédire

Qu’il n’est pas fait pour ignorer l’Amour. [71]

Vous avez son portrait, vous connoissiez ses charmes :

Vous y reviendrez malgré vous ;

Et l’attrait séduisant d’un spectacle si doux,

Vous forcera de lui rendre les armes.

Or maintenant, si vous voulez sçavoir

Comment ce Dieu rusé va faire,

Quelle forme il prendra, quel ton, quel caractère,

Pour mieux établir son pouvoir ;

Je crois qu’en me nommant, je ne hazarde guere :

Voici sur quoi se fonde mon espoir.

Quand je vous vois, je deviens raisonnable ;

J’ai du plaisir, je suis vif, amusant ;

Et par un rapport admirable,

Vous devenez en un moment

Beaucoup plus belle & beaucoup plus aimable.

Quoique d’un âge différent,

Nous sommes l’un par l’autre

amusés naturellement.

Mon plaisir est toujours le vôtre,

Et qui plus est, mon ton, mon sentiment ;

Votre esprit n’a rien du Couvent.

Et le mien n’a plus rien du monde : [72]

Quand nous nous séparons, c’est toujours lentement,

Et toujours de peur qu’on ne gronde

De nous quitter trop tard, de nous voir trop souvent.

Je sens alors de la mélancolie,

Du vuide, de l’ennui, du refroidissement

Pour l’Opéra, le Bal, la Comédie ;

Et j’éprouve ce changement

Sans y penser, sans nul étonnement.

Quand je reviens, je sens renaître,

Mon humeur, mon goût, tout mon être :

Vous rougissez en me voyant,

Vous baissez les yeux, & pourtant

Il m’est très-aisé de connoître

Que vous vous amusiez dans votre appartement

Du désir de me voir paroître.

En rassemblant exactement

Ces effets d’un rapport extrême,

Je conclus très-conséquemment

Que je vous aime tendrement,

Et que bientôt vous m’aimerez vous-même. ◀Zitat/Motto ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1