ai
tant d’égards pour la Nature Humaine, quelque difforme que la
rendent l’Affectation, le Caprice, le Coutume, le Malheur, ou le
Vice, que je m’adresse à tous mes Amis pour les prier de me fournir
des raisons, qui
« Vous me demandez pourquoi des Hommes qui ont du sens, de la vertu & de l’experience se soûmettent à la ridicule coûtume de se battre en Duel. Pour répondre à cette question, je vous prie de remarquer que la Mode avoit introduit les Fraises godronnées dont les plus sages de nos Ancêtres se paroient, & qu’elle a de nos jours couvert les meilleures têtes de ces longues Perruques qui traînent presqu’à terre. Les gens sensez n’inventeront jamais ces ajustemens incommodes ; mais ils sont toujours bien aises de paroître en public d’une maniere décente. Si les personnes de ce Caratére respectent la Mode en ce qui regarde les ornemens, faut il s’étonner qu’ils la suivent en ce qui touche la réputation ?
Vous n’ignorez pas d’ailleurs que les Habits & le courage
constituent les deux principales branches de la Galan-
Ceci me conduit à rechercher la généalogie de ce Monstre affreux que
Duel. Pour
moi, je le tiens pour un Enfant bâtard de la Chevalerie errante.
Dans le tems de nos vieux Paladins les Statuts de l’Ordre vouloient
que le Heros passât, sous les armes, des années entieres à la chasse
des Géants ; qu’il afrontât courageusement les avantures les plus
perilleuses, & qu’il souffrît le froid & le chaud, la faim
& la soif à l’honneur de sa Dame. Mais depuis la mort de
Je croi que mon Parent a touché à la source du mal, & que l’on ne
doit imputer qu’au pouvoir de la Coûtume la contradiction où nous
sommes si souvent avec nous-mêmes. Disons pourtant que la tyrannie
des Dames est un peu trop rigoureuse. Ne pourrions-nous point leur
prouver notre amour sans nous haïr entre nous, & pourquoi faut-
il que l’on ne puisse aquerir leur cœur que par droit de survivance,
comme s’il s’agissoit d’une Pension ou d’un Emploi ? On diroit que
les Belles sont comme les Villes de guerre que l’on ne peut prendre,
si on ne les serre de près, pour empêcher que d’autres en
approchent. Si un Amant de cette espece exprimoit au naturel ce qui
se passe dans son cœur, lorsqu’il en parle à sa Maîtresse, ses
sentimens pour elle pourroient bien être appellés une Pas-
Je prends tant de part à votre personne
& à tout ce qui vous touche, que je cassera la tête à
quiconque aura l’audace de vous trouver belle & de vous en
faire l’aveu. Les. douces œillades que M... vous jettoit l’autre
jour m’ont fait prendre la résolution de lui passer demain matin
mon épée à travers le corps. C’est ce que mérite sa faute
d’être, sensible à vos charmes, & je ne connois point de
raison qui m’autorise plus à lui ôter, la vie, à moins que ce ne
fût le bonheur qu’il auroit de vous plaire. Si quelqu’un ose
dire qu’il meurt pour vous,comptez que, je lui ferai dire vrai,
& qu’il ne perira que de ma main.Je suis, &c.
J’arrive enfin chez moi à dix heures du soir, après en
avoir passé quatre dans la Compagnie la plus fade qu’il puisse avoir
dans la Ville. Les deux principaux tenans étoient un Critique, &
un Bel Es-
J’ai toujours remarqué que le Critique est le plus sot de tous les Hommes. S’accoûtumant à examiner tout ; important ou non, il ne considere jamais rien que pour en porter un arrêt définitif : de sorte que vous trouvez toujours dans sa Compagnie un Censeur, & jamais un Egal. Les bagatelles deviennent sérieuses entre ses mains, & les affaires les plus indifferentes se traitent toutes chez lui avec la derniere chaleur. Veut- il faire un Discours, ou composer un Ouvrage ? Cette faculté de l’ame qui devroit bonifier les autres les empêche d’agir. Cest un Soldat qui vient dans la mêlée le casque en tête & sans Epée. Il est en sureté ; mais il ne peut aquerir de gloire.
De l’autre côté le Bel Esprit se laisse si fort entrainer à son
Imagination, que
Pensez donc si j’ai bien passé mon tems avec ces deux Hommes-là, dont
le génie & le jargon ne font point du terroir Anglois, & qui se connoit aussi peu eux-mêmes qu’ils
connoissent le rapport qu’il y a entre eux. Il n’y a eu à parler que
pour ces deux personnages. Quelquefois le Critique s’emportoit,
& dans la chaleur du Discours hésitoit ou laissoit la periode
imparfaite. Le bel Esprit s’égayant là-dessus étoit bientôt rembarré
par des Citations de
Ceci m’a confirmé dans la pensée que j’ai eue depuis long-tems, qu’un
bel Esprit de Profession auroit à peine de l’esprit si ce n’étoit
point l’avantage que lui donnent les circonstances du tems & du
lieu. Prenez garde que c’est moins l’occasion qui lui fournit son
bien dire, que l’envie de dire, certaines choses qui lui en fait
naître l’occasion. La seule raison qui donne un air de nouveauté à
ce qu’il dit, c’est qu’il ne parle pas comme le reste du monde ; il
parle à sa pensée, au lieu de répondre à la vôtre. Tel est le
caractére du Sr. à quoi pensez-vous, vous dit-il avec son
feu ordinaire, à quoi pensez-vous que je
m’occupois tout à l’heure ? Sans vous donner le loisir de
le lui demanderai vous décoche une enfilade d’impromptus qu’il avoit
préparés, & n’allez point faire assaut d’esprit avec lui. Vous
le voudriez inutilement. Il lui importe qu’on ne l’interrompe point.
Il oublieroit ce qu’il s’étoit dit à lui-même, & il faudroit
vous parler. Je n’ai donc pour lui qu’une ré-