Article I.
Du 5. Avril 1709.
« Je ne voudrois pas nier que les
Feuilles volantes qu’on publie tous les jours à l’usage du bon Peuple
d’Angleterre, ne soient estimables chacune en son espèce,
& qu’elles ne produisent quelques bons effets. Cependant il ne me
paroit pas qu’elles atteignent le but principal auquel on de-vroit les destiner ; je veux dire qu’elles soient veritablement utiles
à ces généreux Politiques, qui ont si à cœur le bien public, & qui
donnent une si grande attention aux intérêts de l’Etat, qu’ils en
négligent leurs propres affaires. La plûpart de ces Meisseurs ont tant
de zèle, & raisonnent si peu, qu’il y a de la charité, & de la
nécessité même à leur apprendre à penser. C’est le service que je me
propose de leur rendre par cet Ouvrage, qui paroîtra trois jours de la
sémaine, & dans lequel je rapporterai tout ce qui se passera de plus
remarquable, en joignant mes Reflexions aux Nouvelles. J’ai aussi resolu
d’y faire entrer des sujets qui puissent intéresser le beau Sexe, en
faveur duquel j’ai choisi le Titre qu’on vient de lire.
Je supplie donc très-instamment toute sorte de personnes sans distinction
de recevoir cette premiere Feuille volante comme un Présent que je leur
fais. Elle sera distribuée gratis, dans l’esperance que l’on voudra bien
à l’avenir en donner un sou de la piece ; car je fais défenses expresses
à tous Colporteurs d’en demander davantage. Ce prix pa-roîtra modique, si l’on considere qu’il ne peut que m’en coûter
beaucoup pour rassembler les Matériaux nécessaires, & qu’avant que
d’entreprendre ce travail, il a fallu chercher des Correspondans dans
tous les Lieux du Monde savant & connu. Ce Monde est peuplé de deux
espèces de Gens, dont chacune a sa differente sphere d’activité. Les uns
s’adonnent tout entiers aux affaires ; & les autres s’occupent à
rendre la Société agréable, & à en goûter eux-mêmes les plaisirs.
Cette derniere Classe, qui contient les Personnes d’Esprit, mérite bien
sans doute l’attention d’un Auteur. S’il arrive donc quelque sterilité
de Nouvelles publiques, que l’on ne s’attende pas à trouver ici
d’insipides Proclamations, ou de vieux Edits des Rois étrangers. Nous
remplirons ce vuide, de tant de scènes divertissantes qui se passent à
toute heure ici & ailleurs. Mais afin que l’on sâche l’ordre que
j’ai dessein, de tenir, j’avertis mes Lecteurs que je disposerai le tout
de la maniere suivante, qui montrera d’abord à châcun ce qui
l’accomode.
Les Articles de Galanterie viendront du Caffé de White ; ceux de Poësie seront écrits du Caffé de
Guillaume. Le Caffé Grec fournira ceux qui regarderont les Sciences. Je daterai,
du Caffé de St. James, les Nouvelles étrangeres,
& domestiques ; & si j’ai occasion d’entretenir le Public de
quelque autre sujet, je l’expedierai de mon Cabinet.
Je prie encore une fois les Lecteurs de considerer la dépense qu’il faut
que je fasse pour eux. Le seul entretien de mes Espions n’est pas peu de
chose. Il ne sauroit en coûter moins de deux sous par jour au Caffé de
Guillaume, & moins de six à celui de White. Si l’on veut paroître à la Table des
Savans qui s’assemblent au Caffé Grec, il faut
avoir du Tabac de Seville, & si l’on entre dans le Caffé de St. James, il est essentiel d’être propre en linge,
quand on n’auroit à parler qu’au Garçon. Tout cela me fait esperer que,
lorsque j’aurai épuisé le fonds de ce que j’ai dessein de publier
gratis, on n’aura pas regret au sou que je demande pour chaque Feuille
volante. Je m’en flate avec d’autant plus de raison, que toutes sortes
de gens y trouveront de quoi s’amuser, & qu’il n’est pas possible
qu’il me man-que des sujets propres à les divertir. Car,
entre mes talens, naturels & aquis, j’ai le don de deviner, &
par le moïen de quelques figures tracées sur le Papier, je puis prédire
tout ce qui arrivera. Je ne ferai pourtant usage de cette derniere
faculté qu’avec beaucoup de discretion, & je ne parlerai guère que
des choses passées, de peur de déplaire à nos Superieurs en divulguant
leurs secrets. »
Du Caffé de White le
7. Avril. 1709.
On ne s’entretient ici que
du triste état d’un très joli Homme qui vient s’y montrer aux heures que
les gens de qualité commencent à y paroître. Voici son histoire en peu
de mots.
Le 9. de Septembre 1705. étant
<sic> entré dans sa 21. année, il étoit à se curer les dents à la
fénêtre d’une Auberge, lorsqu’il passa tout près un Carosse avec un
Equipage fort leste. Il y avoit une Dame qui jetta par hazard les yeux
sur notre Homme. Le Galant voulut la saluer ; mais le Carrosse & la
Belle étoient déja bien loin, qu’il n’avoit pas encore eu
le loisir de mettre la main au Chapeau. La surprise lui fit abandonner
le soin de sa bouche ; ce soin-là faisoit constamment toute son
occupation, depuis la fin du repas jusqu’à quatre heures après-Midi.
Contre sa coûtume, il vint donc reprendre sa place parmi les Beuveurs
plutôt qu’à son ordinaire, & n’y dit pas un seul mot jusqu’à Minuit,
qu’il demanda si quelcun connoissoit cette Dame. Quelle Dame ? lui
dit-on. Mais il retomba dans le silence jusqu’à six heures du Matin que
la Compagnie se sépara. L’Hyver suivant, il courut tous les Dimanches,
d’Eglise en Eglise, & tous les autres jours, de Théatre en Théatre,
pour y chercher l’Original, dont il portoit la Copie en son cœur. Enfin,
depuis le moment de cette prémiere vûe, il ne donne aucune attention à
rien absolument qu’à la Passion qui l’occupe. Il ne joue point qu’il ne
perde & n’entame aucune dispute où il n’ait du dessous. Il est d’une
grande naissance ; il est bien fait de corps, et a fort bon air ; la
franchise & l’honnêteté sont en lui des Vertus naturelles. Mais
l’Amour l’a si mal traité que ses traits en ont perdu tous leurs
agrémens, & qu’à voir sa reverie & ses distractions, on le
prendroit pour un Corps sans ame. On ne lui remarque une
apparence de vie & de reflexion que lorsque le vin l’anime ; &
dans ces momens-là il ne manque point de venir ici répandre avec
prodigalité beaucoup d’esprit, au milieu d’une troupe de gens, qui n’en
ont eux-mêmes, qu’autant qu’il leur en faut, pour connoître que ce
pauvre Garçon a le plus de bon sens quand il est yvre, & qu’il en a
le moins quand il est sobre.
Le Lecteur est prié de prendre bien
garde aux Articles qui seront écrits, de tems en tems, de ce Caffé,
parce que j’ai dessein de rapporter, avec la derniere exactitude, les
progrès que cet infortuné jeune Homme fera dans ses Amours ; ce qui ne
sauroit être que fort instructif pour tous les Amoureux, présens, &
à venir.
Du Caffé de Guillaume, le 8. Avril 1709.
Jeudi dernier, on joua, pour le
compte de M. Betterton,Cette Pièce est une des meilleures de Mr. Congrave, & peut-être la
meilleure qu’il y ait eu jusqu’ici sur le Théatre Anglois. la fameuse Comédie
qui est connue sous le titre de l’Amour païé d’amour. Les
Barry & Bracegirdle, excel-lentes Actrices, &
Dogget, célèbre Acteur, y tinrent leurs
rolles, quoi qu’elles ne soient pas à présent de la Troupe, non plus que
lui. L’affluence des personnes de distinction y fut si grande, que l’on
n’avoit encore rien vû de semblable. Le Théatre même étoit rempli du
plus beau monde, & la Compagnie qui parut derriere le rideau, quand
on l’eut ouvert, ne le cedoit point au reste. L’accueil extraordinaire
que l’on a fait à cette Comédie lorsqu’on l’a représentée pour le profit
d’un si grand Acteur, est une bonne preuve que le goût des
Divertissemens honnêtes, & des plaisirs raisonnables n’est pas
entierement perdu. Tous les Rolles furent joués en perfection, & les
loix de la Bienséance y furent exactement observées. L’impertinente
coûtume d’ajouter aux paroles de l’Auteur fut évitée avec soin, &,
pour dire tout en un mot, l’excellent Homme, pour qui la Fête se
faisoit, eut lieu d’être content & des Comédiens, & de
l’Assemblée. On ne doute plus après ceci que les Piéces regulieres de
Théatre ne reviennent à la mode, & que les Gens d’Esprit & de
bon sens ne leur rendent l’estime qu’ils en avoient autrefois, quelque
sujet que l’on ait eu d’appréhender le contraire, par la
revolte générale qui s’est faite depuis peu en faveurLes Opera furent introduits en
Angleterre vers le commencement du dernier
Regne. Les Whigs se distinguerent par la
Bâtiment qu’ils sirent dans la ruë nommée Hay-Market, ou le Marché au Foin, pour représenter ces
Pièces qui se faisoient d’abord tout en Italien, & dont le fameux Nicolini fut le principal ornement.
des Spectacles qui n’occupent que les yeux & les oreilles.
Ce Caffé a bien changé de face depuis queMr. Dryden étoit tous
les jours dans ce Caffé, où il se rendoit un nombre considerable
de gens d’epée, Poëtes & beaux Esprits. Cet Auteur
parloit-là fort librement de ses Ouvrages & de ceux
d’autrui. Dans ces Discours & dans ses Ecrits il affectoit
un grand mépris pour les Poëtes François, qu’il pilloit néanmois
impitoyablement. Il y a environ 20. ans qu’il est
mort. Mr. Dryden le fréquentoit. On
n’y voïoit alors personne qui n’eût à la main quelque Chanson nouvelle,
quelque Epigramme, quelque Satire : Aujourd’hui tout le monde y tient un
Jeu de Cartes ; & au lieu des petites guerres que l’on se faisoit
sur le tour des Expressions, sur celui des pensées, & d’autres
choses pareilles, la dispute de nos Savans ne roule plus que sur les
règles de Jeu. Voici peut-être un nouveau changement qui se prépare.
Tout le monde y a témoigné de grands égards pour Mr.
Betterton, sans en excepter les Joueurs. Ces
Messieurs connoissent l’incertitude des choses humaines par l’experience
continuelle qu’ils en font. Les revolutions de leur fortune ne leur ont
pas permis d’être insensibles à celles par où cet habile Acteur a passé,
& lors qu’ils l’ont vû sur le Théatre, ils ont eu pitié dePrétendu Roi de Danemarc.
Marc Antoine, deCe sont les titres de plusieurs Tragedies Angloises.
Betterton avoit soutenu le premier
Rolle.
Hamelet,
de Mithridate, de Theodore & de Henri VIII. Car on
sait bien qu’il a été dans l’état de chacun de ces illustres Personnages
pendant plusieurs heures de suite, & que, dans tous les changemens
de la scène, il s’est conduit avec une dignité qui répondoit à
l’élevation de son rang. Son mérite nous engage donc à lui rendre
encore, lors que l’occasion s’en présentera, le même service qu’on lui
rendit l’autre jour, & nous ne devons pas permettre qu’un Homme,Mr. Betterton étoit Poëte aussi bien
qu’Acteur. qui nous instruit si bien par de feintes
douleurs, nous soit enlevé par des soufrances réelles.
On attend avec impatience la représentation d’une Comédie
qui se repete actuellement. C’est la 25. production en ce genre de mon
illustre AmiCe Mr. D’Urfey est un Poëte universel, dont
le principal talent consiste à faire des Vaudevilles, & des
Chansons du Pont-Neuf. Mr. Thomas
d’Urfey. C’est un habile Homme pour les Ouvrages
Dramatiques ; mais le talent qu’il a pour l’Ode est sur tout des plus
rares. Il s’est fait pour le Style Lyrique une méthode toute nouvelle ;
Méthode qui fut inconnue aux Anciens, Grecs &
Romains, & qui n’est que foiblement
imitée dans les Traductions modernes que l’on nous donne des Opera
d’Italie.
De mon Cabinet.
Je me vois reduit, avec chagrin, à importuner encore une fois le
Public sur une chose, dont je ne parlai d’abord que comme d’une
bagatelle.Mr. Steele veut jouër ici le
personnage de l’Auteur des Prédictions. Voyez la Préface,
& les Pièces qui y sont jointes. Il s’agit
de la Mort de Mr. Partridge, sous le
nom duquel on a publié un Almanach pour l’an-née 1709.
Dans cet Ouvrage, ce Jean Partridge
affirme que non seulement il est encore en vie, mais de plus qu’il
vivoit quelque tems auparavant, & à l’heure même que j’anonçai
sa Mort. Je l’ai convaincu, dans un Ecrit à part, qu’il étoit
actuellement décedé, & s’il lui reste quelque pudeur, je ne
doute pas qu’il ne l’avoue enfin à ses Amis ; car, quoi que les
bras, les jambes & tout le corps de cet Homme puissent paroître
encore & s’aquiter de leurs fonctions animales ; puis que son
Art a disparu, comme je l’ai observé ailleurs, il faut de toute
nécessité qu’il ne subsiste plus lui-même.
Je le répete, je suis bien fâché que si peu de chose fasse tant de
bruit : Mais, puis que j’y suis engagé d’honneur, je continuerai mes
Essais ; je ferai usage des Sciences occultes que je possede, &
de ma grande connoissance en Astrologie, pour confondre les autres
Mort qui prétendent être en vie, quoi qu’ils soient actuellement
défunts. C’est pourquoi j’avertis toute sorte de gens, qu’ils aient
incessamment à se corriger ; car je ferai imprimer de tems à autre
des Regîtres Mortuaires, & n’en déplaise aux personnes qui s’en
plaindront, je mettrai sans façon au nombre des Morts
tous ceux qui ne sont bons à rien parmi les Vivans.