Discours III. Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Lilith Burger Editor Michaela Fischer Editor Elisabeth Hobisch Editor Sabine Sperr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 09.11.2015 o:mws.3820 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome Sixième. Amsterdam und Paris: Bordelet und Rollin und Bauche und Lambert 1759, 85-100, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 6 003 1759 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Wirtschaft Economia Economy Economía Économie Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité France Versailles Versailles 2.13424,48.80359 France 2.0,46.0

Discours III.

Monsieur,

Il faut que je vous apprenne une aventure qui m’est arrivée, & qui ressemble à peu d’autres. Je compte vous fournir un excellent sujet de réflexions, sçachant que vous tirez parti de tout pour l’instruction du public, & que dans vos mains, le cuivre devient or.

Je souhaitois il y a quelque tems, d’obtenir une place qui étoit à remplir, & que j’avois méritée par mes services & mes grands travaux. Je n’étois nullement connu du Supérieur qui a droit d’y nommer, & je sçavois que le mérite n’est pas une recommandation suffisante. Je songeois à m’intriguer, lorsque je vins à penser qu’un homme que je croïois de mes amis, & qui m’avoit offert cent fois ses services, étoit entierement dans les bonnes graces du Ministre de qui dépendoit le sort de mon ambition.

J’allai trouver cet homme, qui me reçut & me parla avec tous les témoignages de la meilleure volonté. Sa femme que je ne connoissois pas, étoit présente à cet entretien, mais ne me parut pas y prendre beaucoup de part ; je ne fis du moins aucune attention à elle ; & comme j’étois plein de mes idées, & entierement persuadé que son mari avoit de l’amitié pour moi, je parlai pendant deux heures avec toute la vivacité & la liberté d’un homme qui a toute la confiance imaginable.

Je dressai un placet en forme de lettre que je remis à mon confident ; & en nous séparant il me fit espérer, comme il avoit déjà fait, la plus favorable & la plus prompte réponse.

Je dormis tranquillement pendant les premiers jours, malgré ma vive impatience, ma sécurité me paroissant aussi établie qu’elle pouvoir l’être ; en effet cet homme m’avoit toujours offert ses services de l’air de la meilleure foi, & j’étois convaincu qu’il dépendoit de lui de me rendre celui que je lui demandois : ajoutez à cela que mon ambition avoit pour fondement les titres les plus incontestables.

Mes premieres nuits furent donc assez tranquilles, mais l’inquiétude succéda à ce calme trompeur, lorsque je vis que je ne recevois aucunes nouvelles de mon confident. Nous étions convenus qu’il me feroit avertir lorsqu’il auroit reçu des lettres de la Cour. Je me rendis chez lui muni d’un second placet. Je ne le trouvai pas, & j’appris qu’il étoit à Versailles. Comme je devois partir le lendemain pour la campagne, & qu’il me paroissoit important de ne pas laisser refroidir les sentimens qu’il pouvoit avoir fait naître pour moi par sa recommandation, je me déterminai à parler à sa femme, & je demandai si elle étoit visible. On me conduisit dans son appartement où je la trouvai seule. Je lui fis d’abord les premiers complimens, & beaucoup d’excuses sur la liberté que j’allois prendre de l’entretenir de mes affaires, n’ayant point l’honneur d’être connu d’elle : & ensuite je lui dis que me doutant bien que son mari n’avoit pas reçu de réponse à sa lettre & à celle que j’avois écrite, je venois le prier d’en envoyer une seconde que j’apportois, & dont je croyois devoir espérer plus de succès. J’ai souhaité de vous parler, Madame, continuai-je, pour vous prier de vous en charger & de la remettre vous-même à M d * * *. Je n’ose vous prier, d’y joindre votre recommandation auprès de lui. C’est un service que j’ose espérer que vous me rendriez, si vous sçaviez combien ce que je demande est légitime. . . . Je le sçais, Monsieur, me dit-elle, je sçais tout, j’écoutai votre conversation l’autre jour, je lus votre placet lorsque vous fûtes sorti, & M. d * * * m’avoit parlé de vous plusieurs fois ; mais vous sçavez qu’on ne rend pas toujours justice ! On ne la rend à personne & dans aucun pays de l’univers. J’ai même à vous parler sur cela ; je serai fort aise de pouvoir vous entretenir en particulier : à présent il est trop tard, il va venir du monde & l’on nous interromproit ; mais je vous prie de revenir demain vers le soir ; je souhaitois que vous vinssiez & qu’en l’absence de M. d * * * vous demandassiez à me parler ; le hazard favorise mes idées, & je vous prie de ne pas manquer de venir demain.

Cela fut dit du ton le plus affectueux. Elle me regardoit attentivement, presque tendrement, & je ne sçus d’abord que penser, ni de ses regards, ni de ses discours. Je commen-çai par m’acquitter, me réservant la liberté de réfléchir. Je me rendrai à vos ordres, Madame ; je ne songe point à en pénétrer l’objet, & je viendrai à sept heures. Venez plutôt à huit, Monsieur ; mon mari sort quelquefois très-tard, & il ne faut pas qu’il vous trouve ici.

Ces derniers mots me frapperent. Je ne voulus pourtant pas m’y arrêter ; la curiosité commençoit à agir, & je compris qu’il seroit dangereux de lui laisser voir mon étonnement. Pour le lui cacher tout-à-fait, je lui dis que j’étois d’avance très-sensible aux marques de la confiance qu’elle vouloit bien me donner, & que je souhaitois répondre à l’estime qu’apparemment elle avoit conçue pour moi . . . . Oui, Monsieur, j’ai pris de l’estime pour vous, & je vous en donnerai des preuves dont vous ne penserez pas à vous défier ; mais souffrez que j’exige de vous la plus grande discrétion. C’est pour vous même que j’agis, il faut que personne dans l’univers ne sçache que je dois vous parler . . . Je la priai de croire que je connoissois la valeur des démarches, & je la quittai en lui jurant qu’elle n’auroit jamais de chagrin de l’entretien que nous devions avoir ensemble.

J’avois mesuré tous mes termes afin qu’elle ne crût pas que je portois mes idées plus loin qu’elle ne les portoit elle-même, si elle n’avoit que des vues innocentes ; mais je ne le pensois pas, & de l’air dont elle m’avoit regardé, il y avoit tout à parier que je ne me trompois point. Je rêvai beaucoup à tout cela ; je voulus combattre ma prévention, & trouver à ce qu’elle m’avoit dit un sens plus raisonnable que celui auquel je m’arrêtois malgré moi : je n’y pus parvenir. Nous avons une si étrange opinion des femmes, une grande connoissance, & je dirai même une si grande conviction de leur facilité qu’il nous devient comme impossible de leur prêter des vues honnêtes, quand nous nous sommes frappés une fois de l’idée contraire : je conclus qu’elle vouloit essayer avec moi le succès d’un caprice. Je ne pus cependant empêcher que cette prévention ne se conciliât dans mon esprit avec les idées les plus favorables à sa vertu, & c’étoit l’amour propre qui me donnoit ce penchant à la justifier. Je voulus croire que le bien que son mari lui avoit dit de moi, la vivacité de mon esprit, quand je lui avois parlé devant elle, l’élégance de ma plume dans le placet qu’elle avoit lû, une réputation que j’ai, une figure assez agréable, une hardiesse qui peint l’honnête homme, étoient le principe de sa fantaisie, & lui donnoient pour moi des desirs qui n’auroient été qu’un amour moins prompt & plus décemment conduit, si la crainte de ne me pas revoir ne lui avoit fait une situation désespérée.

Je réussissois assez bien à la justifier, Monsieur, comme vous voyez, & le perfide amour propre m’exposoit à trouver une sorte d’excuse pour moi dans le plus grand crime, si le point d’honneur, plus prompt ici & plus effectif que la conscience, ne m’avoit éclairé. Je vis que j’allois trahir mon ami, dans le tems même qu’il pensoit à me rendre heureux, & j’eus horreur de ma criminelle facilité. Cependant je ne crus pas devoir pousser la délicatesse à l’extrême ; je pensai que Madame d * * * ne s’êtant point expliquée, je devois la voir & me regarder comme assez défendu par ma ferme résolution. Elle n’a peut-être pas eû une seule des idées que je lui suppose, me dis-je ; je perdrois, peut-être, (à la soupçonner) des conseils, des services, d’où dépent le succès de mes vœux ! Il faut la voir & braver son audace, si elle n’a que des desseins indignes de moi.

C’étoit bien du temps perdu en vai-nes réflexions, & vous allez juger, Monsieur, s’il faut s’en fier aux apparences. J’allai chez Madame d * * * le lendemain à l’heure convenue. Je fus d’abord très-étonné de la trouver très-négligée dans sa parure, & je conclus au premier coup d’œil que j’avois fait un rêve outrageant pour elle.

Je me rends à vos ordres, Madame, lui dis-je avec respect ; je ne soupçonne point encore le motif qui vous a portée à m’en donner d’aussi flateurs, & je brûle de l’apprendre. . . . Je n’ai pas moins d’impatience de m’expliquer, que vous n’en pouvez avoir de m’entendre, me dit elle, avec le même ton d’affection ; je fais une démarche qui vous prouvera que je m’intéresse à votre bonheur ; elle peut devenir un éternel obstacle au mien, mais vous m’avez juré que vous sçauriez vous taire & vos sermens sont tout ce que je veux considérer.

Je la rassurai encore dans les termes les plus forts, & je la conjurai de ne me pas parler si elle redoutoit mon indiscrétion. Non, reprit-elle, je ne la crains plus, & mon aveu m’échapperoit, malgré moi, s’il étoit possible que je ne fusse pas assez rassurée. Elle commença alors à me faire des questions & à me révéler des secrets, qui m’étonnerent autant qu’ils vont vous étonner vous-même. Vous êtes lié depuis long-tems avec mon mari, me dit-elle ; vous lui avez toujours montré la plus tendre amitié, & vous êtes persuadé qu’il en a pour vous ! Je crois qu’à cet égard vous ne vous trompez point. Mais vous lui supposez une envie déterminée de vous obliger aujourd’hui, & je crois devoir vous avertir. . . . Comment, Madame, il seroit possible. . . . . . Oui, Monsieur, je devine ce que vous pensez, & je crois que vous pensez juste ; j’ai de fortes raisons de présumer qu’il n’a point envoyé votre placet au Ministre, & que s’il lui a écrit, ce n’est que très-foiblement. Je demeure confondu, lui dis-je ; je vous crois bien instruite puisque vous me faites cet aveu, & je vous demanderai à présent à qui il faut se fier ? A moi, Monsieur, me répondit-elle ; je ne vous trompe point, & je ne cherche point à m’attirer des louanges ; j’ai l’honneur de vous dire que mon mari n’a point sollicité pour vous ; le silence du Ministre en est une preuve, & je crois que vous me dispensez de vous en donner d’autres. Oui, Madame, je vous en dispense, mais quel peut donc être le motif de cette fausseté ? Je l’ai crû mon ami ; je fus le sien dès que je commençai à le connoître ; en auroit-il douté, lui auroit-on fait des discours ? Non, Monsieur, ce n’est point cela & je rougis de vous dire ce que c’est. Ah, Madame, ne rougissez point, croyez que je sçais sentir, & daignez vous expliquer. Eh bien, Monsieur, ce n’est point indifférence pour vous ; il a vos intérêts à cœur, il voudroit vous voir heureux ; mais c’est un homme qui ne sçut jamais obliger par sentiment ; vous ignoriez ce trait de son caractere ; vous ne lui avez promis que de la reconnoissance, & je suis trop sûre. . . . . Je l’empêchai d’achever & me jettai à ses genoux. Je vous entends, Madame, & je vous admire. Puisse sa joie être aussi grande en entendant les propositions que je vais lui faire que l’est la mienne en trouvant une amie, une bienfaitrice, un vengeur, dans une aussi aimable femme. Demain je lui parlerai, & j’employerai tout l’art imaginable à l’empêcher de rougir de mes offres, en les acceptant ; cet art, Madame, n’est point dans mon caractere, la vérité qui me guide toujours, me permit à peine de le connoître de nom, mais j’en deviendrai capable pour séduire votre mari, & pour vous prouver ma reconnoissance, en tirant de votre bienfait tout l’avantage qu’il peut me procurer.

Je vous épargne, Monsieur, tout ce que nous nous dîmes encore Madame d * * * & moi. Vous devinez apparemment qu’elle ne me laissa point partir sans m’assurer qu’il n’entroit aucune haine pour son mari, aucune vûe d’intérêt, aucun motif humain, dans ce qu’elle venoit de faire, & que l’unique objet qui l’y avoit déterminée, étoit la justice, l’estime, la générosité ? Vous devinez aussi que je n’eus & que je ne lui laissai pas le moindre doute, qui pût offenser un esprit aussi bon & une ame aussi belle ! Vous me dispensez de vous dire tout cela, dans l’impatience de sçavoir le résultat de mes propositions, & l’effet qu’elles produisirent pour mon bonheur ! Vous allez être bien étonné en lisant ce qu’il me reste à vous apprendre. Vous connoîtriez trop le monde, & vous seriez bien malheureux si la suite de mon récit n’avoit pas droit de vous surprendre. J’offris cent louis à M. d * * *, & il les prit ; mais je n’eus point la place qui sembloit dèslors m’être assurée ; elle fut accordée, à sa sollicitation, à un homme, qui lui étoit presque inconnu. J’en aurois douté, si les faits permettoient le doute, je m’informai des raisons qui avoient pû le porter à cette lâche trahison, & j’appris que cet étranger avoit obtenu la préférence sur moi, en lui donnant vingt-cinq louis de plus que je n’avois offert. Mais voici quelque chose de bien plus incroyable ; c’est que l’aveu que m’avoit fait Madame d * * *, cet aveu qui m’avoit rempli pour elle d’une si tendre vénération, n’étoit qu’une trahison du mari & de la femme. C’étoit de concert avec lui qu’elle avoit employé ce manege affreux ; & j’ai sçu qu’ordinairement ils s’y prenoient de cette maniere l’un & l’autre, pour excroquer l’argent de leurs malheureux protégés. A présent, Monsieur, je vous demanderai, ce que je lui demandai à elle-même dans sa prétendue ouverture de cœur, à qui faut-il se fier ?

Réponse.

Je répondrai au galant-homme qui m’écrit qu’il ne faut se fier à personne, en convenant pourtant qu’il y a d’honnêtes gens. Certainement, la sorte de fourberie dont il se plaint, m’étoit encore inconnue, & je vois bien qu’avec quelque fond d’expérience que l’on commence un Livre de la nature de celui-ci, on a encore beaucoup à s’instruire avant que de pouvoir se flatter d’y avoir peint tous les caracteres, & toutes les horreurs qui deshonorent l’humanité.

Discours III. Monsieur, Il faut que je vous apprenne une aventure qui m’est arrivée, & qui ressemble à peu d’autres. Je compte vous fournir un excellent sujet de réflexions, sçachant que vous tirez parti de tout pour l’instruction du public, & que dans vos mains, le cuivre devient or. Je souhaitois il y a quelque tems, d’obtenir une place qui étoit à remplir, & que j’avois méritée par mes services & mes grands travaux. Je n’étois nullement connu du Supérieur qui a droit d’y nommer, & je sçavois que le mérite n’est pas une recommandation suffisante. Je songeois à m’intriguer, lorsque je vins à penser qu’un homme que je croïois de mes amis, & qui m’avoit offert cent fois ses services, étoit entierement dans les bonnes graces du Ministre de qui dépendoit le sort de mon ambition. J’allai trouver cet homme, qui me reçut & me parla avec tous les témoignages de la meilleure volonté. Sa femme que je ne connoissois pas, étoit présente à cet entretien, mais ne me parut pas y prendre beaucoup de part ; je ne fis du moins aucune attention à elle ; & comme j’étois plein de mes idées, & entierement persuadé que son mari avoit de l’amitié pour moi, je parlai pendant deux heures avec toute la vivacité & la liberté d’un homme qui a toute la confiance imaginable. Je dressai un placet en forme de lettre que je remis à mon confident ; & en nous séparant il me fit espérer, comme il avoit déjà fait, la plus favorable & la plus prompte réponse. Je dormis tranquillement pendant les premiers jours, malgré ma vive impatience, ma sécurité me paroissant aussi établie qu’elle pouvoir l’être ; en effet cet homme m’avoit toujours offert ses services de l’air de la meilleure foi, & j’étois convaincu qu’il dépendoit de lui de me rendre celui que je lui demandois : ajoutez à cela que mon ambition avoit pour fondement les titres les plus incontestables. Mes premieres nuits furent donc assez tranquilles, mais l’inquiétude succéda à ce calme trompeur, lorsque je vis que je ne recevois aucunes nouvelles de mon confident. Nous étions convenus qu’il me feroit avertir lorsqu’il auroit reçu des lettres de la Cour. Je me rendis chez lui muni d’un second placet. Je ne le trouvai pas, & j’appris qu’il étoit à Versailles. Comme je devois partir le lendemain pour la campagne, & qu’il me paroissoit important de ne pas laisser refroidir les sentimens qu’il pouvoit avoir fait naître pour moi par sa recommandation, je me déterminai à parler à sa femme, & je demandai si elle étoit visible. On me conduisit dans son appartement où je la trouvai seule. Je lui fis d’abord les premiers complimens, & beaucoup d’excuses sur la liberté que j’allois prendre de l’entretenir de mes affaires, n’ayant point l’honneur d’être connu d’elle : & ensuite je lui dis que me doutant bien que son mari n’avoit pas reçu de réponse à sa lettre & à celle que j’avois écrite, je venois le prier d’en envoyer une seconde que j’apportois, & dont je croyois devoir espérer plus de succès. J’ai souhaité de vous parler, Madame, continuai-je, pour vous prier de vous en charger & de la remettre vous-même à M d * * *. Je n’ose vous prier, d’y joindre votre recommandation auprès de lui. C’est un service que j’ose espérer que vous me rendriez, si vous sçaviez combien ce que je demande est légitime. . . . Je le sçais, Monsieur, me dit-elle, je sçais tout, j’écoutai votre conversation l’autre jour, je lus votre placet lorsque vous fûtes sorti, & M. d * * * m’avoit parlé de vous plusieurs fois ; mais vous sçavez qu’on ne rend pas toujours justice ! On ne la rend à personne & dans aucun pays de l’univers. J’ai même à vous parler sur cela ; je serai fort aise de pouvoir vous entretenir en particulier : à présent il est trop tard, il va venir du monde & l’on nous interromproit ; mais je vous prie de revenir demain vers le soir ; je souhaitois que vous vinssiez & qu’en l’absence de M. d * * * vous demandassiez à me parler ; le hazard favorise mes idées, & je vous prie de ne pas manquer de venir demain. Cela fut dit du ton le plus affectueux. Elle me regardoit attentivement, presque tendrement, & je ne sçus d’abord que penser, ni de ses regards, ni de ses discours. Je commen-çai par m’acquitter, me réservant la liberté de réfléchir. Je me rendrai à vos ordres, Madame ; je ne songe point à en pénétrer l’objet, & je viendrai à sept heures. Venez plutôt à huit, Monsieur ; mon mari sort quelquefois très-tard, & il ne faut pas qu’il vous trouve ici. Ces derniers mots me frapperent. Je ne voulus pourtant pas m’y arrêter ; la curiosité commençoit à agir, & je compris qu’il seroit dangereux de lui laisser voir mon étonnement. Pour le lui cacher tout-à-fait, je lui dis que j’étois d’avance très-sensible aux marques de la confiance qu’elle vouloit bien me donner, & que je souhaitois répondre à l’estime qu’apparemment elle avoit conçue pour moi . . . . Oui, Monsieur, j’ai pris de l’estime pour vous, & je vous en donnerai des preuves dont vous ne penserez pas à vous défier ; mais souffrez que j’exige de vous la plus grande discrétion. C’est pour vous même que j’agis, il faut que personne dans l’univers ne sçache que je dois vous parler . . . Je la priai de croire que je connoissois la valeur des démarches, & je la quittai en lui jurant qu’elle n’auroit jamais de chagrin de l’entretien que nous devions avoir ensemble. J’avois mesuré tous mes termes afin qu’elle ne crût pas que je portois mes idées plus loin qu’elle ne les portoit elle-même, si elle n’avoit que des vues innocentes ; mais je ne le pensois pas, & de l’air dont elle m’avoit regardé, il y avoit tout à parier que je ne me trompois point. Je rêvai beaucoup à tout cela ; je voulus combattre ma prévention, & trouver à ce qu’elle m’avoit dit un sens plus raisonnable que celui auquel je m’arrêtois malgré moi : je n’y pus parvenir. Nous avons une si étrange opinion des femmes, une grande connoissance, & je dirai même une si grande conviction de leur facilité qu’il nous devient comme impossible de leur prêter des vues honnêtes, quand nous nous sommes frappés une fois de l’idée contraire : je conclus qu’elle vouloit essayer avec moi le succès d’un caprice. Je ne pus cependant empêcher que cette prévention ne se conciliât dans mon esprit avec les idées les plus favorables à sa vertu, & c’étoit l’amour propre qui me donnoit ce penchant à la justifier. Je voulus croire que le bien que son mari lui avoit dit de moi, la vivacité de mon esprit, quand je lui avois parlé devant elle, l’élégance de ma plume dans le placet qu’elle avoit lû, une réputation que j’ai, une figure assez agréable, une hardiesse qui peint l’honnête homme, étoient le principe de sa fantaisie, & lui donnoient pour moi des desirs qui n’auroient été qu’un amour moins prompt & plus décemment conduit, si la crainte de ne me pas revoir ne lui avoit fait une situation désespérée. Je réussissois assez bien à la justifier, Monsieur, comme vous voyez, & le perfide amour propre m’exposoit à trouver une sorte d’excuse pour moi dans le plus grand crime, si le point d’honneur, plus prompt ici & plus effectif que la conscience, ne m’avoit éclairé. Je vis que j’allois trahir mon ami, dans le tems même qu’il pensoit à me rendre heureux, & j’eus horreur de ma criminelle facilité. Cependant je ne crus pas devoir pousser la délicatesse à l’extrême ; je pensai que Madame d * * * ne s’êtant point expliquée, je devois la voir & me regarder comme assez défendu par ma ferme résolution. Elle n’a peut-être pas eû une seule des idées que je lui suppose, me dis-je ; je perdrois, peut-être, (à la soupçonner) des conseils, des services, d’où dépent le succès de mes vœux ! Il faut la voir & braver son audace, si elle n’a que des desseins indignes de moi. C’étoit bien du temps perdu en vai-nes réflexions, & vous allez juger, Monsieur, s’il faut s’en fier aux apparences. J’allai chez Madame d * * * le lendemain à l’heure convenue. Je fus d’abord très-étonné de la trouver très-négligée dans sa parure, & je conclus au premier coup d’œil que j’avois fait un rêve outrageant pour elle. Je me rends à vos ordres, Madame, lui dis-je avec respect ; je ne soupçonne point encore le motif qui vous a portée à m’en donner d’aussi flateurs, & je brûle de l’apprendre. . . . Je n’ai pas moins d’impatience de m’expliquer, que vous n’en pouvez avoir de m’entendre, me dit elle, avec le même ton d’affection ; je fais une démarche qui vous prouvera que je m’intéresse à votre bonheur ; elle peut devenir un éternel obstacle au mien, mais vous m’avez juré que vous sçauriez vous taire & vos sermens sont tout ce que je veux considérer. Je la rassurai encore dans les termes les plus forts, & je la conjurai de ne me pas parler si elle redoutoit mon indiscrétion. Non, reprit-elle, je ne la crains plus, & mon aveu m’échapperoit, malgré moi, s’il étoit possible que je ne fusse pas assez rassurée. Elle commença alors à me faire des questions & à me révéler des secrets, qui m’étonnerent autant qu’ils vont vous étonner vous-même. Vous êtes lié depuis long-tems avec mon mari, me dit-elle ; vous lui avez toujours montré la plus tendre amitié, & vous êtes persuadé qu’il en a pour vous ! Je crois qu’à cet égard vous ne vous trompez point. Mais vous lui supposez une envie déterminée de vous obliger aujourd’hui, & je crois devoir vous avertir. . . . Comment, Madame, il seroit possible. . . . . . Oui, Monsieur, je devine ce que vous pensez, & je crois que vous pensez juste ; j’ai de fortes raisons de présumer qu’il n’a point envoyé votre placet au Ministre, & que s’il lui a écrit, ce n’est que très-foiblement. Je demeure confondu, lui dis-je ; je vous crois bien instruite puisque vous me faites cet aveu, & je vous demanderai à présent à qui il faut se fier ? A moi, Monsieur, me répondit-elle ; je ne vous trompe point, & je ne cherche point à m’attirer des louanges ; j’ai l’honneur de vous dire que mon mari n’a point sollicité pour vous ; le silence du Ministre en est une preuve, & je crois que vous me dispensez de vous en donner d’autres. Oui, Madame, je vous en dispense, mais quel peut donc être le motif de cette fausseté ? Je l’ai crû mon ami ; je fus le sien dès que je commençai à le connoître ; en auroit-il douté, lui auroit-on fait des discours ? Non, Monsieur, ce n’est point cela & je rougis de vous dire ce que c’est. Ah, Madame, ne rougissez point, croyez que je sçais sentir, & daignez vous expliquer. Eh bien, Monsieur, ce n’est point indifférence pour vous ; il a vos intérêts à cœur, il voudroit vous voir heureux ; mais c’est un homme qui ne sçut jamais obliger par sentiment ; vous ignoriez ce trait de son caractere ; vous ne lui avez promis que de la reconnoissance, & je suis trop sûre. . . . . Je l’empêchai d’achever & me jettai à ses genoux. Je vous entends, Madame, & je vous admire. Puisse sa joie être aussi grande en entendant les propositions que je vais lui faire que l’est la mienne en trouvant une amie, une bienfaitrice, un vengeur, dans une aussi aimable femme. Demain je lui parlerai, & j’employerai tout l’art imaginable à l’empêcher de rougir de mes offres, en les acceptant ; cet art, Madame, n’est point dans mon caractere, la vérité qui me guide toujours, me permit à peine de le connoître de nom, mais j’en deviendrai capable pour séduire votre mari, & pour vous prouver ma reconnoissance, en tirant de votre bienfait tout l’avantage qu’il peut me procurer. Je vous épargne, Monsieur, tout ce que nous nous dîmes encore Madame d * * * & moi. Vous devinez apparemment qu’elle ne me laissa point partir sans m’assurer qu’il n’entroit aucune haine pour son mari, aucune vûe d’intérêt, aucun motif humain, dans ce qu’elle venoit de faire, & que l’unique objet qui l’y avoit déterminée, étoit la justice, l’estime, la générosité ? Vous devinez aussi que je n’eus & que je ne lui laissai pas le moindre doute, qui pût offenser un esprit aussi bon & une ame aussi belle ! Vous me dispensez de vous dire tout cela, dans l’impatience de sçavoir le résultat de mes propositions, & l’effet qu’elles produisirent pour mon bonheur ! Vous allez être bien étonné en lisant ce qu’il me reste à vous apprendre. Vous connoîtriez trop le monde, & vous seriez bien malheureux si la suite de mon récit n’avoit pas droit de vous surprendre. J’offris cent louis à M. d * * *, & il les prit ; mais je n’eus point la place qui sembloit dèslors m’être assurée ; elle fut accordée, à sa sollicitation, à un homme, qui lui étoit presque inconnu. J’en aurois douté, si les faits permettoient le doute, je m’informai des raisons qui avoient pû le porter à cette lâche trahison, & j’appris que cet étranger avoit obtenu la préférence sur moi, en lui donnant vingt-cinq louis de plus que je n’avois offert. Mais voici quelque chose de bien plus incroyable ; c’est que l’aveu que m’avoit fait Madame d * * *, cet aveu qui m’avoit rempli pour elle d’une si tendre vénération, n’étoit qu’une trahison du mari & de la femme. C’étoit de concert avec lui qu’elle avoit employé ce manege affreux ; & j’ai sçu qu’ordinairement ils s’y prenoient de cette maniere l’un & l’autre, pour excroquer l’argent de leurs malheureux protégés. A présent, Monsieur, je vous demanderai, ce que je lui demandai à elle-même dans sa prétendue ouverture de cœur, à qui faut-il se fier ? Réponse. Je répondrai au galant-homme qui m’écrit qu’il ne faut se fier à personne, en convenant pourtant qu’il y a d’honnêtes gens. Certainement, la sorte de fourberie dont il se plaint, m’étoit encore inconnue, & je vois bien qu’avec quelque fond d’expérience que l’on commence un Livre de la nature de celui-ci, on a encore beaucoup à s’instruire avant que de pouvoir se flatter d’y avoir peint tous les caracteres, & toutes les horreurs qui deshonorent l’humanité.