LXXXVIII. Bagatelle Justus Van Effen Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Karin Heiling Editor Katharina Jechsmayr Editor Sabine Sperr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 04.11.2015 o:mws.3804 Justus Van Effen: La Bagatelle ou Discours ironiques, ou l’on prête des Sophismes ingénieux au Vice & à l’Extravagance, pour en faire mieux sentir le ridicule. Nouvelle Édition, revue & corrigée. Tome Second. Lausanne & Genève : Marc-Mic. Bousquet et Comp. 1745, 240-245, La Bagatelle 2 037 1745 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art Greece 22.0,39.0 France 2.0,46.0

LXXXVIII. Bagatelle

Du Jeudi 9. Mars 1719.

De tout tems la Poësie a eu ses Défenseurs & ses Ennemis. Ceux qui la soutiennent, allèguent avec justice en sa faveur les prémiers Sages, qui connoissant l’aversion du Cœur humain pour les Préceptes de Morale, ont su gagner l’imagination des Hommes par les charmes de la Poësie, & qui par cette route ont fait passer la Sagesse dans leurs âmes. Le divin Platon est cité par les Antagonistes de ceux dont nous venons de parler. Ce fameux Disciple de Socrate, bannissoit les Poëtes de sa République imaginaire, & les regardoit comme les Empoisonneurs du Cœur humain. Il est certain pourtant, que ce Philosophe n’en vouloit pas à la Poësie, mais aux Poëtes, qui en faisoient un mauvais usage. Il avoit surtout en vue ceux qui de son tems faisoient l’admiration de toute la Gréce, quoiqu’ils ravalassent la Divinité à la foiblesse des Hommes, & qu’ils en fissent des modéles de crime & de déréglement d’Esprit. Il est clair que Platon estimoit la Poësie en elle-même. Son stile paroit formé sur Homére, dont il cite souvent certains passages, où de nobles & grandes Vérités sont relevées & mises dans leur plus beau jour par les graces de la Poësie. Il ne blâme donc que l’abus d’une chose qui peut être bonne.

On sait encore, de tems en tems, des Dissertations pour ou contre la Poësie. Elles me paroissent assez inutiles, parce que rien n’est plus aisé que de décider la chose en peu de mots. Pour cet effet, il ne s’agit que d’entrer dans la nature du sujet. La Poësie n’est autre chose qu’un Discours censuré, qui par la pompe, la délicatesse ou l’agrément de la pensée & de la phrase, frappe & réjouie l’imagination, anime & entretient l’attention de l’esprit. Si cet ornement est appliqué à la Vertu & à la Vérité, on ne peut pas douter qu’il ne les rende plus aimables, plus propres à se faire goûter. Et si l’on s’en sert pour embellir l’Egarement & le Vice, il est évident que par-là on leur donne une pointe, qui leur facilite l’entrée de l’Esprit & du Cœur humain.

Ce qu’on objecte de plus fort contre la Poësie, c’est qu’il ne semble guéres possible que la Raison ne souffre quelque chose de la contrainte, où les difficultés de la Versification jettent l’esprit d’un Auteur. Mais cette impossibilité me paroit chimérique. Nous voyons souvent la Raison dans les Vers des prémiers Génies, marcher d’un pas plus libre & plus dégagé, que dans la Prose la plus concise. Il est vrai que cela est assez rare, parce qu’il faut effectivement un esprit d’une vigueur extraordinaire, pour surmonter tous les obstacles que la Poësie oppose à la liberté du raisonnement. Tout ce qu’on peut conclure de l’ob-jection dont j’ai parlé, c’est qu’il est surprenant qu’un si grand nombre de Personnes se mêlent d’un Art, où l’on ne sauroit réussir, sans un assemblage de plusieurs talens qui paroissent en quelque sorte incompatibles. Tels sont par exemple la force de l’Imagination, & la justesse du raisonnement. On peut le pardonner encore à certains Auteurs, qui ont affaire à un Public ignorant, & qui se croient admirables, parce qu’ils sont admirés. Je le pardonne même à ceux qui se voient applaudis par une troupe d’Amis prévenus, qui passent pour éclairés. Mais peut-on pousser assez loin la complaisance pour soi-même, pour croire ses Vers bons, uniquement parce qu’ils sont goûtés par une Epouse, & par deux ou trois Enfans ? Le cas est incompréhensible, & semble sortir de la sphére de la Foiblesse humaine. Il ne laisse pas pourtant d’être réel. J’ai vu même des Rimailleurs, continuer à rimailler contre vent & marée, quoique jamais ils n’eussent eu le plaisir de s’attirer quelque louange par un seul de leurs Quatrains. Tel étoit le vieux Damon, qui rimeroit encore s’il vivoit. Il étoit savant sans contredit, & un des plus honnêtes hommes du Siécle.

La Guerre, la Politique, la Religion, l’Amour, tout fournissoit matiére à la rapidité de sa Versification ; à peine avoit-il produit un Sonnet, ou une Stance, qu’il alloit les montrer à une troupe d’Amis sensés, trop sincéres pour autoriser sa foiblesse par de fausses louanges, & trop charitables pour chagriner le bon homme par une franchise offensante & inutile. On lisoit ses Vers, & on les lui rendoit sans dire mot ; & Damon d’un air tranquille, les remettoit dans sa poche avec leurs autres Fréres disgraciés. De retour chez lui, il rimoit sur nouveaux frais, & ne se faisoit pas une affaire d’exposer ses Enfans nouveau-nés à la même froide reception.

Une jeune Demoiselle de ma connoissance, trop vive pour s’en tenir aux termes du Dictionaire, appelloit la maniére de rimer de Damon & de ses pareils, Verrasser. Je serois d’avis qu’on adoptât ce terme. Il est vrai que nous avons celui de Rimailler mais quand une chose est très ordinaire les expressions synonimes sont d’un fort grand usage.

Sa vivacité l’ayant portée un jour à traiter de Verrasseur, un jeune-homme qu’elle ne connoissoit Poëte que de réputation, elle en reçut le lendemain les Vers suivans.

Vous ne sauriez de bonne grace, Me reprocher que je verrasse Et de mes Vers fâcheux le stile infortuné,

Ne vous a, jeune Iris, jamais importuné.

Vai-je, Cotin nouveau, jusques dans les ruelles Affadir le cœur de nos Belles ? Réduit à l’hôpital, un Libraire endetté, Déteste-t-il ma verve, & sa crédulité ? Voit-on autour de moi tressaillir tout le monde, Dès-que j’ouvre une poche en rimailles séconde, Rimeur de grand chemin, me voit-on hors du sens A coup de méchans Vers assommer les passans ? Ma Muse n’est pas libertine, Et surpasse en pudeur votre alerte Voisine, Dont on connoît & déteste en tous lieux, Et l’infâme, & le visage hideux. J’ose encor dire davantage : (Vous savez bien que les Rimeurs Sont toujours les premiers de leurs Admirateurs.) Ma Muse de vous-même est une foible image :

En elle, jeune Iris, daignez ne pas haïr

Ce qu’en vous-même on se plaît à chérir ; Au mépris du bonheur de plaire, La franchise est son carâctére : Chez elle d’un Poli les tours ingénieux Sont d’un Flateur servil le langage odieux.

Charmante Iris elle préfére

A leurs éloges précieux, De votre esprit bien fait l’innocente malice : Aimant à dévoiler la Sottise & le Vice, Elle offre avec plaisir un légitime éncens Au vrai Mérité, a l’Esprit, au Bon Sens, Promte, à l’égard de vous, à leur rendre justice. Mais sans cette candeur, qu’on ne peut qu’estimer, Et qu’en ce maudit Siécle on ne sauroit aimer Sans cette vertu haïssable, Ma Muse, comme vous, paroitroit plus aimable, Elle a toujours sagement méprisé D’une austére Vertu le dehors composé, Et ces rides du front, dont le sombre nuage Cache souvent du cœur l’affreux libertinage. Amoureuse d’un air aisé En même tems elle est folâtre & sage ; La sagesse & la belle humeur Sont chez elle d’accord, comme dans votre cœur. On la trouve assez vive, assez spirituelle ; Même un aveugle Ami, par un portrait flaté, Pourroit la faire trouver belle ; Et chez vous la vivacité Paroit avoir choisi sa demeure éternelle ; Avec l’esprit & la beauté, Qu’elle pare toujours d’une grace nouvelle.

Charmante Iris, de ce côté,

De ses autres appas ma Muse assez contente, Est votre très humble Servante : Elle offre à confesser devant mille témoins Que la comparaison, que d’elle à vous j’ai faite, Seroit de beaucoup plus parfaite,

Belle Iris, si vous l’étiez moins.

Si pourtant avec réussite, De ma Muse & de vous j’ai tracé le mérite, J’en dois être peu vain. On peint facilement Ce que l’on aime tendrement.

LXXXVIII. Bagatelle Du Jeudi 9. Mars 1719. De tout tems la Poësie a eu ses Défenseurs & ses Ennemis. Ceux qui la soutiennent, allèguent avec justice en sa faveur les prémiers Sages, qui connoissant l’aversion du Cœur humain pour les Préceptes de Morale, ont su gagner l’imagination des Hommes par les charmes de la Poësie, & qui par cette route ont fait passer la Sagesse dans leurs âmes. Le divin Platon est cité par les Antagonistes de ceux dont nous venons de parler. Ce fameux Disciple de Socrate, bannissoit les Poëtes de sa République imaginaire, & les regardoit comme les Empoisonneurs du Cœur humain. Il est certain pourtant, que ce Philosophe n’en vouloit pas à la Poësie, mais aux Poëtes, qui en faisoient un mauvais usage. Il avoit surtout en vue ceux qui de son tems faisoient l’admiration de toute la Gréce, quoiqu’ils ravalassent la Divinité à la foiblesse des Hommes, & qu’ils en fissent des modéles de crime & de déréglement d’Esprit. Il est clair que Platon estimoit la Poësie en elle-même. Son stile paroit formé sur Homére, dont il cite souvent certains passages, où de nobles & grandes Vérités sont relevées & mises dans leur plus beau jour par les graces de la Poësie. Il ne blâme donc que l’abus d’une chose qui peut être bonne. On sait encore, de tems en tems, des Dissertations pour ou contre la Poësie. Elles me paroissent assez inutiles, parce que rien n’est plus aisé que de décider la chose en peu de mots. Pour cet effet, il ne s’agit que d’entrer dans la nature du sujet. La Poësie n’est autre chose qu’un Discours censuré, qui par la pompe, la délicatesse ou l’agrément de la pensée & de la phrase, frappe & réjouie l’imagination, anime & entretient l’attention de l’esprit. Si cet ornement est appliqué à la Vertu & à la Vérité, on ne peut pas douter qu’il ne les rende plus aimables, plus propres à se faire goûter. Et si l’on s’en sert pour embellir l’Egarement & le Vice, il est évident que par-là on leur donne une pointe, qui leur facilite l’entrée de l’Esprit & du Cœur humain. Ce qu’on objecte de plus fort contre la Poësie, c’est qu’il ne semble guéres possible que la Raison ne souffre quelque chose de la contrainte, où les difficultés de la Versification jettent l’esprit d’un Auteur. Mais cette impossibilité me paroit chimérique. Nous voyons souvent la Raison dans les Vers des prémiers Génies, marcher d’un pas plus libre & plus dégagé, que dans la Prose la plus concise. Il est vrai que cela est assez rare, parce qu’il faut effectivement un esprit d’une vigueur extraordinaire, pour surmonter tous les obstacles que la Poësie oppose à la liberté du raisonnement. Tout ce qu’on peut conclure de l’ob-jection dont j’ai parlé, c’est qu’il est surprenant qu’un si grand nombre de Personnes se mêlent d’un Art, où l’on ne sauroit réussir, sans un assemblage de plusieurs talens qui paroissent en quelque sorte incompatibles. Tels sont par exemple la force de l’Imagination, & la justesse du raisonnement. On peut le pardonner encore à certains Auteurs, qui ont affaire à un Public ignorant, & qui se croient admirables, parce qu’ils sont admirés. Je le pardonne même à ceux qui se voient applaudis par une troupe d’Amis prévenus, qui passent pour éclairés. Mais peut-on pousser assez loin la complaisance pour soi-même, pour croire ses Vers bons, uniquement parce qu’ils sont goûtés par une Epouse, & par deux ou trois Enfans ? Le cas est incompréhensible, & semble sortir de la sphére de la Foiblesse humaine. Il ne laisse pas pourtant d’être réel. J’ai vu même des Rimailleurs, continuer à rimailler contre vent & marée, quoique jamais ils n’eussent eu le plaisir de s’attirer quelque louange par un seul de leurs Quatrains. Tel étoit le vieux Damon, qui rimeroit encore s’il vivoit. Il étoit savant sans contredit, & un des plus honnêtes hommes du Siécle. La Guerre, la Politique, la Religion, l’Amour, tout fournissoit matiére à la rapidité de sa Versification ; à peine avoit-il produit un Sonnet, ou une Stance, qu’il alloit les montrer à une troupe d’Amis sensés, trop sincéres pour autoriser sa foiblesse par de fausses louanges, & trop charitables pour chagriner le bon homme par une franchise offensante & inutile. On lisoit ses Vers, & on les lui rendoit sans dire mot ; & Damon d’un air tranquille, les remettoit dans sa poche avec leurs autres Fréres disgraciés. De retour chez lui, il rimoit sur nouveaux frais, & ne se faisoit pas une affaire d’exposer ses Enfans nouveau-nés à la même froide reception. Une jeune Demoiselle de ma connoissance, trop vive pour s’en tenir aux termes du Dictionaire, appelloit la maniére de rimer de Damon & de ses pareils, Verrasser. Je serois d’avis qu’on adoptât ce terme. Il est vrai que nous avons celui de Rimailler mais quand une chose est très ordinaire les expressions synonimes sont d’un fort grand usage. Sa vivacité l’ayant portée un jour à traiter de Verrasseur, un jeune-homme qu’elle ne connoissoit Poëte que de réputation, elle en reçut le lendemain les Vers suivans. Vous ne sauriez de bonne grace, Me reprocher que je verrasse Et de mes Vers fâcheux le stile infortuné, Ne vous a, jeune Iris, jamais importuné. Vai-je, Cotin nouveau, jusques dans les ruelles Affadir le cœur de nos Belles ? Réduit à l’hôpital, un Libraire endetté, Déteste-t-il ma verve, & sa crédulité ? Voit-on autour de moi tressaillir tout le monde, Dès-que j’ouvre une poche en rimailles séconde, Rimeur de grand chemin, me voit-on hors du sens A coup de méchans Vers assommer les passans ? Ma Muse n’est pas libertine, Et surpasse en pudeur votre alerte Voisine, Dont on connoît & déteste en tous lieux, Et l’infâme, & le visage hideux. J’ose encor dire davantage : (Vous savez bien que les Rimeurs Sont toujours les premiers de leurs Admirateurs.) Ma Muse de vous-même est une foible image : En elle, jeune Iris, daignez ne pas haïr Ce qu’en vous-même on se plaît à chérir ; Au mépris du bonheur de plaire, La franchise est son carâctére : Chez elle d’un Poli les tours ingénieux Sont d’un Flateur servil le langage odieux. Charmante Iris elle préfére A leurs éloges précieux, De votre esprit bien fait l’innocente malice : Aimant à dévoiler la Sottise & le Vice, Elle offre avec plaisir un légitime éncens Au vrai Mérité, a l’Esprit, au Bon Sens, Promte, à l’égard de vous, à leur rendre justice. Mais sans cette candeur, qu’on ne peut qu’estimer, Et qu’en ce maudit Siécle on ne sauroit aimer Sans cette vertu haïssable, Ma Muse, comme vous, paroitroit plus aimable, Elle a toujours sagement méprisé D’une austére Vertu le dehors composé, Et ces rides du front, dont le sombre nuage Cache souvent du cœur l’affreux libertinage. Amoureuse d’un air aisé En même tems elle est folâtre & sage ; La sagesse & la belle humeur Sont chez elle d’accord, comme dans votre cœur. On la trouve assez vive, assez spirituelle ; Même un aveugle Ami, par un portrait flaté, Pourroit la faire trouver belle ; Et chez vous la vivacité Paroit avoir choisi sa demeure éternelle ; Avec l’esprit & la beauté, Qu’elle pare toujours d’une grace nouvelle. Charmante Iris, de ce côté, De ses autres appas ma Muse assez contente, Est votre très humble Servante : Elle offre à confesser devant mille témoins Que la comparaison, que d’elle à vous j’ai faite, Seroit de beaucoup plus parfaite, Belle Iris, si vous l’étiez moins. Si pourtant avec réussite, De ma Muse & de vous j’ai tracé le mérite, J’en dois être peu vain. On peint facilement Ce que l’on aime tendrement.