Du Jeudi 16. Janvier. 1719.
J’ai connu le Ministre d’un certain Village
situé sur le bord de la mer, qui ne manquoit pas tous les Dimanches, en
expliquant aux Pêcheurs un Passage de la Bible, de citer le Texte
Original, & de s’étendre sur les différens sens dont les termes Grecs & Hébreux
étoient susceptibles. Un de ses Amis l’étant venu entendre, prit la
liberté de le turlupiner sur une érudition aussi mal employée.
Il me semble, lui dit-il, qu’il
y a tout autant de travers d’esprit dans votre maniére de prêcher,
que dans celle d’un jeune Prédicateur, qui, se moulant sur les
Sermons du fameux Bourdaloue déclamoit devant un Auditoire de
Villageois contre le Luxe & contre les Spectacles.
Grecs & Hébreux dans ses Discours, parce qu’il n’y avoit
Tant il est vrai que la faculté d’admirer ce qu’on n’entend pas, est enracinée dans les âmes vulgaires, qui s’obstinent à ne pas comprendre que le moyen le plus court de ne rien dire, c’est le silence ; & qui ont toujours la sotte bonté de supposer, que des expressions, qui pour elles ne sont que des sons vuides, contiennent pour les Savans le sens le plus relevé & le plus merveilleux. C’est cette sottise générale du Peuple, qui entraine après elle la sottise particuliére des Pédans de tous les genres. C’est elle qui anime la vanité de ces Messieurs, à faire un étalage pompeux des termes de leur Art, persuadés qu’on ne peut pas acquérir de la réputation à moins de fraix. Celle qu’on se procure par la justesse d’esprit, & par une habileté réelle, coute bien davantage, &, qui pis est, est bornée dans ce petit nombre de personnes qui ont assez de génie, pour rendre justice aux véritables talens de l’Esprit & de la Raison.
Europe. Ce qu’il y a de plus recréatif,
c’est que l’admiration des Ignorans pour cette espéce de grands hommes,
excite dans leur ame une noble émulation. Ils se piquent de prononcer de
grands mots, & ils ont en horreur un langage uni qui n’est pas
relevé par quelque terme scientifique. Atmosphére, il est
sur le point de crever de vanité ; il est charmé de lui-même, comme si
sa conscience lui rendoit témoignage qu’il eût répandu les lumiéres les
plus vives sur une matiére importante.
Il est l’oracle des gens de sa sorte, & il n’y a rien-là que de
naturel. On le trouve d’ordinaire chez lui le soir, au coin de son feu
un Livre à la main, ce qui le fait passer pour un homme d’une grande
lecture. Il a même une Bibliotheque. Dans le fond il n’étudie pas, il ne
va qu’à la Chasse des grands mots. Mais comme on
retient avec peine ce qu’on ne comprend pas, & que d’ailleurs s’il
n’a pas une mémoire fort heureuse, il y a de quoi rire pour un Homme de
Lettres, quand il trouve Damon sur son beau dire.
Il fait un usage si grotesque d’une partie de ses termes favoris,
Damon le croit pourtant aussi enfoncé dans
l’érudition que qui que ce soit au monde ; & parmi ses intimes il
reproche quelquefois à la Fortune, l’injustice qu’elle lui a faite, en
ne confiant pas à ses soins l’éducation de quelque grand Prince.
Régent, chez qui il a mis son fils
en pension ; & si elle n’est pas supposée, on y doit remarquer les
derniers efforts d’érudition que le bon homme a faits, pour ne pas
demeurer en reste avec celle d’un Savant dont le métier est d’enseigner
du Latin & du Grec. Vraie, ou fausse, la Lettre mérite d’être
communiquée au Public, la voici.
Monsieur,
Comme
vous passez dans la considération publique pour un des
plus forts Archivatres, de la
Démocratique des Belles-Lettres, & que vous buvez
tous les jours largement dans les Pégases il est si problématique que mon fils deviendra habile homme chez vous, que je
n’en doute pas un moment.
Le petit garçon n’a encore que douze ans, & il sait
déja écrire des Epîtres Dédicatoires à sa
Gram-maman & à son oncle ; & tout le monde fait la
judicature qu’il aura de l’esprit dans ses écritures, lorsqu’il
saura un peu mieux l’Orthodoxie, mais on
m’assure que c’est d’une notorité inpalpable, qu’il attrapera la maniére d’épeller en moins de rien, dès-qu’il
saura la Latinisme & le Grécisme.
Je vous prie, Monsieur, de n’y
pas épargner vos inquiétudes, afin qu’à son
retour, j’y trouve une heureuse métempsicose.
Je vous dirai qu’aux Langues Virginales près, je me crois capable de
prendre moi-même le soin de son élevation, si je
n’étois pas détourné de cette expédition par
mon Négoce, qui me donne des occupations exagérantes. C’est pour cette raison que j’ai recours á votre
industriosité, pour vous prier de me déplacer dans ce devoir.
Comme j’ai pour ce garçon une grande tendresse se
filiale, je vous prie, Monsieur, de le
traiter avec un peu de docilité ; d’autant
plus qu’il est d’une consistance assez
foible, & d’une température délicate.
Il est sujet aux émeraudes de
tems en tems ; & il n’y a pas quinze jours encore, qu’il eut un
archipel au visage, qu’un Médecin attri-buoit
à des acrimoines, & à des sériosités du
sang.
Heureusement il ne sera pas nécessaire pour le réduire,
d’y employer de la rudeße <sic> & de la morositude.
Il est d’un assez bon petit naturel, & il ne
ressemble pas à certaines parentes du côté de sa Maman, qui par
leurs médisances & calomnies mettent la dissanterie par-tout.
J’avois oublié de vous dire, Monsieur, pour faire sentir ses avancemens, qu’il sait assez de Géométrie pour connoître sur les Cartes les Villes Capitales de
l’Europe ; & pour le pousser davantage dans
cet Artifice, je lui ai fait acheter
deux Hémisphéres, l’une Divine, & l’autre Humaine, afin
qu’avec le tems il apprenne l’Astrologie par
le même moyen, aussi-bien qu’à tirer des Microscopes.
Je voudrois bien encore qu’il n’y allât pas trop
avant ; car on dit que tous ces grands Métaméticiens ont des opinions Hétérogénes, qui ménent tout droit à l’Adrianisme &
aux autres Hérésiarques.
Quand il sera tems de lui faire faire <sic> une
course de Philosophie, vous lui ferez embrasser
le Sexe que vous voudrez. Je serois pourtant,
sauf votre correction, pour le Sexe Cartésien, ou Pyrrhonique ; parce que pour
cette autre Philosophie, qu’on commence à enseigner dans les
Universités, il faut un si grand nombre de Mécanismes, que toutes mes Toiles n’y suffroient pas. Cela soit
dit uraniquemment, & par plaisanterie. Je
suis avec beaucoup d’estime, & avec grande vénérance,
Monsieur, &c.