Du Lundi 26. Décembre 1718.
Monsieur, permettez moi de vous trouver de
l’esprit. Le desaveu que vous faites des louanges que je vous donne
là-dessus, est, ou l’effet d’une fausse modestie, indigne d’un homme
qui raisonne°: ou bien une marque de mépris pour moi, dont je ne me
crois pas tout à-fait digne. Avec votre permission, vous avez de
l’esprit certainement, Monsieur, & vous
le croyez. Sans cette persuasion, m’écririez-vous des Lettres
critiques de cette étendue, & vous efforceriez-vous d’y étaler
ce que l’Ironie & le fin Badinage ont de plus agréable°? Vous
n’en voulez pas avoir, parce que je vous en trouve, c’en est trop.
Il y a des gens qui vous valent peut être, & qui ne se font pas
une honte de passer chez moi pour avoir du génie. Je vous en trouve
tant, Monsieur, que si j’aimois la fausse
gloire, je ne serois pas fâché d’avoir sur mon compte les Ouvrages
que je vous crois capable de faire. Pour votre Lettre, non ; je Monsieur ; encore un coup vous êtes un fort
joli Esprit, je n’en démords point. Votre seconde Lettre me laisse
précisément dans l’idée, que votre prémière m’a fait concevoir du
caractère de votre génie. J’ai de la candeur, Monsieur, je vous en assure ; j’ai de la vanité aussi,
& trop de beaucoup. C’est en vertu de ces deux qualités, que je
vous déclare que je serois charmé qu’on me trouvât de l’esprit;°;
mais je serois infiniment plus ravi, qu’on me trouvât des sentimens
un peu raisonnés. Je méprise au souverain degré le plus habile-homme
du monde ;
Les critiques ne me font pas peur. Non pas que je me croie au dessus de la censure, je sai trop que les Esprits même du prémier ordre ne le sont pas ; mais parce que j’ai pris mon parti là dessus, s’il m’est permis de le dire, en honnête-homme. Si la censure me paroit fondée, je suis tout prêt à en convenir, & à la mettre à profit. Si elle me semble peu juste, je prens la liberté d’y répondre, sans vouloir le moindre mal à son Auteur. Est-elle grossiére, malhonnête, j’en méprise le dehors ridicule, & je fais quelque effort pour en examiner de sang froid l’essentiel.
Pour la vôtre, Monsieur, elle n’est pas de ce
caractère-là°; mais si je ne me trompe, il y a quelque chose de
piquant, qui fait penser à certaines gens que je vous ai offensé
personnellement°; ce que je ne crois pourtant pas. Peut-être même ne
songez-vous pas à me piquer, & que mon amour-propre me fait là
un petit tour de son métier.
Quand vous me dites que ma Réponse à votre prémière Lettre ne vaut
rien, savez-vous l’effet que cette décision produit sur moi. C’est
que je vous crois maître de le penser, par conséquent de le dire°;
& je suis maître de n’en pas convenir, si vos raisons ne me
pa-Monsieur. Vous continuez à m’accuser de
me contredire moi-même. L’accusation n’est point atroce, si vous
voulez ; mais il est sûr pourtant, que jamais
Livre n’est véritablement beau, quand il s’y trouve des
contradictions concernant l’essentiel de la Matiére. Si en
qualité de Bagatelliste il m’est permis de
m’écarter du Vrai, & de me combattre
moi-même, à quoi sert votre Critique°? Mais je ne demande point
grâce en faveur de mon titre & je soutiens que vos exemples ne
prouvent rien.
Votre Lettre roule sur une seule idée, il est vrai. Vous n’observez pas l’unité, que vous exigez de moi, cela
est certain encore. Dans votre plan il n’y a qu’une seule idée,
savoir, que
est un Cahos indigeste de Matiéres. Vous
manquez d’unité dans l’exécution de votre dessein ; puisque les deux
tiers de votre Lettre sont ironiques, & que sans en avertir,
vous changez de stile vers la fin, en me reprimandant très
sérieusement. N’est-il pas vrai, Monsieur,
que si dans mon premier volume, la moitié de mes petits Discours
plaidoient ironiquement pour les Sottises reçues, que je nomme Bagatelle publique ; & si l’autre moitié
défendoit directement la Raison, tout ce volume le rapporteroit à
une même idée ; il est pourtant vrai qu’il n’y au-
Mais il y a une contradiction entre le Titre & l’Ouvrage. Oui, si
l’on prend le mot de Bagatelle dans son sens
ordinaire. Mais vous avez quelque Logique apparemment, Monsieur°: & vous savez qu’on peut donner
à une expression le sens que 1 on veut, pourvu qu’en définissant ce
sens particulier, on mette le Lecteur au fait. C’est ainsi que j’ai
agi, vous le savez, Monsieur. La Bagatelle que je défens ironiquement dans
tout mon Ouvrage ; & contre laquelle je cherche réellement à
mettre la Raison en garde, consiste en certains usages généralement
reçus en dépit du Sens-commun.
Vous croyez, Monsieur, qu’il suffit de faire
un dénombrement des Sujets que j’ai traités, pour en faire voir le
manque de liaison. Le croiriez-vous, Monsieur ? Cette liste me paroit une véritable Retractation de
votre prémière Epître. En dépouillant ces Matiéres de leur tour
ironique, & en le prenant dans le sens direct, vous avouez tout
net, qu’elles aboutissent toutes au but général de fortifier la
Raison, en mettant dans tout leur jour les Sophismes de la Coutume
& de la Prévention Il est vrai que vous cherchez en-vain des
transitions imperceptibles & délicates, pour passer d’un sujet à
l’autre. Vous n’en trou-Jupon. Vol. ii, & les Préventions enracinées n’ont rien à démêler ensemble, j’en
conviens ingénûment. Les Mœurs de
D’ailleurs, quand je dis qu’il y a du Plan ou du Systême dans mon
pauvre Ouvrage, je ne parle pas d’un Plan & d’un Systême, comme
il doit y en avoir dans un Traité de Théologie. Non, je ne prens pas
ce terme dans un sens si rigoureux ; je veux dire uniquement, que
toutes les Matiéres que je traite sous mon propre personnage de Bagatelliste, sans être liées l’une à
l’autre, aboutissent à une même idée générale, à un même but fixe,
que je crois avoir suffisamment developpé. Par là, j’ai le droit de
rester dans mon opinion. Un peu de réflexion, Monsieur, s’il vous plaît : n’est-ce pas-là tout le plan
qu’il faut exiger d’un pareil Ouvrage ? y en a-t-il un autre dans
pauvre Misantrope y a.
Mon but est beau, dites vous? mais il est trop vague. Un Livre qui
prend le titre de Bagatelle devroit
développer la grandeur de la Raison, la beauté de la Vertu,
& l’extravagance du Vice, d’une maniére un peu singuliére°;
prendre les Passions de leur côté ridicule, & leur prêter
des sophismes. Parbleu, Monsieur, je
suis tout étonné de voir que nous nous rencontrions une fois de
notre vie sur ma
Voilà, Monsieur, tout ce que j’ai à répondre à
la prémière partie de votre Lettre. Le Public sera notre juge, s’il
veut. Pour moi mon plaidoyé est fait, & je ne crois pas y
pouvoir revenir, sans tomber dans des répétitions ennuyeuses Je
répondrai à mon prémier loisir à votre séconde partie, sur laquelle
je parlerai avec ma franchise ordinaire. En attendant, si vous
voulez que nous nous connoissions personnellement, je ne demande pas
mieux ; & j’ai un certain pressentiment que nous pourrons nous
estimer, malgré l’opposition de nos petites idées. Je suis, &c.