Du Lundi 5. Décembre 1718.
Suite de
précédente.
Rationaliste, qu’on soupçonne d’avoir composé
Monsieur,
Quoique les hommes croient pouvoir, sans insolence, parler tous les jours à la Divinité même, il semble qu’ils s’imaginent marquer du respect à ceux qui sont tant soit peu au dessus d’eux, en leur adressant directement le discours.
Pour cet effet, on détache d’ordinaire le titre d’avec la personne, qui en tire toute sa gloire ; on personnalise ce titre ; & on met sur son compte les actions, les sentimens, & les discours de celui avec qui on est en conversation.
Passe encore, si on n’en agissoit ainsi que dans l’occasion ou ce titre a
quelque rapport aux choses dont on parle, & si on se contentoit de
dire°: Votre Grandeur a-t-elle été au Conseil ? Votre
Grandeur fera-t-elle la revue de son Régiment ? Mais ce qui est
du dernier ridicule, on attribue à ce même titre, toutes les fonctions
animales qui marquent l’infirmité de l’homme, & qui n’ont rien à
démêler avec l’excellence de sa nature, ni avec l’élevation de son
rang.
Rien de plus commun que ces phrases°: Votre Grandeur a
bon appétit°: La Grisette que Votre Grandeur accosta hier, &
bien jolie.
Ce ne sont pas seulement les Nations qui se piquent le plus de politesse,
qui donnent dans un Cérémoniel si extravagant. Les Hollandois, Peuple naturellement simple & sensé, damment
ici le pion aux François, & se mettent de
niveau avec les Espagnols & les Italiens. Ils écrivent toujours à la No-blesse des
Gens, quand même ces Gens n’en auroient jamais eue ; & quand ils
s’adressent à des Personnes véritablement distinguées par leur
naisssance, les titres de Votre vraye Noblesse,
ou de Votre haute Noblesse, occupent du moins le
tiers d’une Lettre ; ce qui rend le stile épistolaire des Hollandois si rabotteux, que la plupart des Gens
de qualité ne s’écrivent plus qu’en François.
Les Allemans n’en doivent rien là-dessus aux
habitans des ; au contraire, ils
enchérissent sur tous les Peuples de l’Italien & un Espagnol
ont affaire à leurs égaux, ils s’adressent à leur
Seigneurie, & à leur Grace. Mais
ceux qui savent leur monde en Germanie, parlent à
leurs égaux, non seulement comme à une troisiéme personne ; mais ils se
servent, pour parler Grammaticalement, de la troisiéme personne du
plurier <sic>°: Veulent-ils aller boire un verre
de vin ? Veulent-ils jouer une partie de Billard ?
Mais tout ceci n’est que fadaise, au prix d’un autre abus en matiére de Cérémoniel : abus qui insulte la Raison de la maniére du monde la plus criante.
La Civilité Françoise veut qu’on manque d’égard à
nos Superieurs, en les assurant de notre amitiè
& de notre estime : il ne faut leur parler
que de respect & de soumission. Il est tout aussi contraire à la bienséance, de
leur demander de l’estime ou de l’amitié. On graces ou des faveurs, & de nous accorder l’honneur de leur protection. De bonne
foi, il semble que la plupart des gens parlent en l’air, sans avoir la
moindre idée des expressions qu’ils emploient.
L’estime véritable ne consiste que dans la connoissance que nous avons
des bonnes qualités d’un autre, & cette estime devient une amitié digne d’un
homme raisonnable, quand le mérite que nous connoissons à quelqu’un a
une relation avec nos sentimens, propre à exciter quelque passion dans
notre cœur.
Mais qu’est ce que le respect°? Ce n’est que la
persuasion qu’un homme qui nous est égal par sa nature, est au dessus de
nous par une grandeur fortuite, à laquelle notre intérêt & la
coutume nous obligent à payer quelques hommages extérieurs. Le respect est un devoir qu’on rend d’ordinaire avec
dépit aux caprices du Hazard°; au lieu que l’estime, & l’amitié véritable, nous
imposent des obligations à l’égard du mérite, desquelles nous nous
acquitons avec le plaisir le plus vif.
Que doit penser, je vous prie, quelque Intelligence pure, quand elle voit
les imaginations orgueilleuses des hommes, de ces vers de terre, qui se
vautrent dans un petit monceau de bouë°? Ils osent dédaigner l’estime & l’amitié de
leurs semblables, ils se aimer, &
qu’il se plait à entendre les protestations sincéres qu’ils lui font de
leur amour pour lui.
Ils sont choqués de ce qu’un homme vertueux leur demande de l’estime & de l’amitié,
ils veulent qu’il les considére comme des Maîtres
& non pas comme des Amis ; pendant que l’Etre
Suprême veut qu’on le traite comme un Ami
véritable, comme un tendre Pére, qu’il
nous commande de lui demander son amour par des
priéres continuelles, & qu’il aime mieux nous attirer par sa bonté, que nous effrayer par sa grandeur & par sa puissance
redoutable.
Que dis-je ! ces gens même qui ne veulent être regardés que du côté de
leur pouvoir & de leur élévation, ont l’insolence d’invoquer l’Etre
infini, avec les mêmes expressions tendres & familiéres, dont se
sert avec confiance un Chrêtien, qui a apris de son Maître à être débonnaire & humble de
cœur.
Je prévois bien qu’on traitera de déclamation tout ce que je viens de
dire, & qu’on m’objectera que les termes cérémonieux qui me
choquent, ne sont proprement que des formulaires, auxquels on n’attache
pas le moindre sens, & qui par conséquent sont
Je suis votre Serviteur, par exemple, est un
Compliment dont tout le monde se sert, sans prétendre exprimer par-là,
le moindre panchant à rendre service à qui que ce soit.
Je répons en prémier lieu, qu’il est honteux au suprême degré à des Etres
raisonnables, d’entrer dans un commerce mutuel de sons vuides, & par
conséquent directement contraire au but qu’à eu notre Créateur, en nous
donnant des organes propres à nous communiquer ce qui se passe dans
notre ame. En second lieu … Cette Lettre étant un peu longue, j’en
donnerai la suite une autre fois. »