Du Lundi 17. Octobre 1718.
Les Romains ne négligérent pas une méthode si
salutaire, lorsqu’ils commencérent à revenir de la rudesse & de la
férocité où ils avoient été entretenus par leurs guerres continuelles.
Il étoit fort rare qu’un Homme de distinction parmi eux, avant que de
parvenir aux Emplois, ne pâssat quelques années dans la
Chez tous les Peuples modernes, les Voyages sont encore dans le même degré d’estime, quoique par la faute des Voyageurs on en tire, généralement parlant, plus de desavantage que d’utilité. De vingt Jeunes-gens qu’on envoie dans les Pays étrangers, quinze tout au moins en reviennent plus ridicules, & plus insupportables, qu’ils n’étoient avant que d’avoir été dépaïsés. Il ne faut pas en chercher la raison bien loin.
Pour profiter de ce qu’on peut voir dans des Pays éloignés, il faut déja
avoir posé dans son ame une baze solide de raisonnement, il faut
posséder un esprit de réflexion. Ce n’est que par cela seul qu’on est
capable d’étudier en voyageant, d’éprouver à la Raison,
Mais sans cette Raison cultivée, sans cet esprit de réflexion, on ne peut guéres manquer de se jetter à corps perdu dans toutes les extravagances qu’on remarque chez les Nations qui passent pour polies, & d’en faire un assemblage monstrueux avec sa sottise native. Rien de plus aisé que de copier, tant bien que mal, l’étourderie, la fatuïté des airs brusques & impertinens.
Une Nation voisine de notre Patrie, est peut-être celle de l’Univers qui
est la plus adonnée à envoyer hors du Pays la Jeunesse d’une certaine
distinction. Chez elle un Homme de qualité qui n’a pas vu
Il n’a jamais vu que son Village, sa Baronie, ou sa Comté ; & des
Sujets rampans, & presque esclaves, l’ont habitué à un fierté roide,
à une froideur dédaigneuse. Il lui faut un Conducteur : on lui donne
quelque Prêtre, ou quelque Valet de chambre du vieux Seigneur, qui
connoit aussi peu le Monde que son jeune Maître, & qui se fera une
étude d’entretenir Mr. le Baron, ou Mr. le Comte, dans sa morgue
ridiculement impérieuse. Ce digne Gouverneur est muni d’instructions les
plus précises, qui lui indiquent les routes qu’il Régent, le
Pour nous autres Hollandois, nous nous faisons
aussi quelquefois un mérite d’abandonner pour quelque tems la cuisine de
notre Mére. Mais il n’y a parmi nous que la Jeunesse du premier rang qui
soit obligée de traîner avec elle un Censeur incommode de conduite. On
peut fort bien s’en passer, ce n’est qu’une dépense inutile, nous ne
courons guères risque de nous gâter dans nos Voyages. A proprement
parler, nous ne voyageons point, nous ne faisons que transporter, pour
huit ou dix mois, en
Nous brillons pourtant dans les Pays étrangers ; nous y avons deux
valets, un équipage ; nous nous produisons dans les promenades
publiques ; nous allons à la Comédie, à l’Opéra ; nous allons tous les
jours réguliérement à un certain Caffé, rendez-vous de tous nos
compatriotes, où nous pouvons
Nous avons notre Cabaret à part, & d’autres lieux encore, où nous
pouvons nous enrichir de quelques termes François, ou Anglois, dans le commerce des
Grisettes. Nous comparons les agrémens & les maniéres de ces Belles,
avec ce que nous avons trouvé chez nous dans les personnes de la même
profession : ce qui à notre retour nous donne un droit de primer parmi
les Jeunes-gens, qui sont assez malheureux de n’avoir mis en œuvre que
dans leur Patrie leurs talens pour la débauche.
C’est ainsi que la plupart des jeunes Hollandois
profitent de leurs voyages. Ils voient peu de chose, n’apprennent rien ;
ils s’ennuyent presque au milieu d’une foule d’occasions de goûter des
plaisirs sages & innocens ; ils voient l’extérieur des François, ou des Anglois,
ils n’entrent point dans leurs Mœurs, dans leur Caractére, dans leur
Politique, dans les Intrigues des Cours. Tout ce qu’ils rapportent chez
eux de nouveau, consiste en quelques habits galonnés faits par un
Tailleur Parisien, en quelques chapeaux énormes,
en quelques tabatiéres, & en d’autres babioles de la même
importance.
Cela se découvre surtout dans nos jeunes Marchands, qui pour quelques
mois vont faire les petits Seigneurs dans les Pays voisins. Un de ces
Messieurs se trouvant à Que
diable, lui dit ce dernier, êtes-vous venu
faire ici ? ne pouviez-vous pas bien boire du vin de
Venez-vous-en avec moi, je vous ferai voir les plus jolies Femmes
de
& qui valent seules les fraix du voyage. Et
morbleu ! lui répondit l’autre en bon Hollandois, que voulez-vous que j’aille faire chez ces petites
Françoises ? Le Lecteur étranger saura, s’il lui plaît, que les
François sont souverainement méprisés par
certains Hollandois, qui les nomment toujours petits François, par un diminutif qui n’est rien
moins que tendre.
J’aurois tort de ne pas instruire ici le Public du voyage le plus
burlesque qui ait été entrepris & exécuté de mémoire d’homme. Un
autre jeune Marchand de la même ville ayant entendu dire qu’on ne
pouvoit guéres devenir joli homme en restant dans sa Patrie, s’imagina
que voyager & devenir joli homme étoit précisément la même chose. Il
communique cette imagination à son Pére, qui donne là-dedans de tout son
cœur, charmé de la noble ambition de son Fils. Le voyage est résolu. Le
Jeune-homme muni de trois cens florins, & de force Lettres de crédit
pour les Correspondans du Papa, part comme un trait d’arbaléte ; il ne
s’arrête ni nuit, ni jour ; il maudit cent fois la lenteur des chevaux
de poste. A l’égal de la foudre, il parcourt une vaste étendue de Pays ;
il voit