XXXII. Bagatelle Justus Van Effen Moralische Wochenschriften Susanna Falle Editor Michaela Fischer Editor Katharina Jechsmayr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 19.10.2015 o:mws.3747 Justus Van Effen: La Bagatelle ou Discours ironiques, ou l’on prête des Sophismes ingénieux au Vice & à l’Extravagance, pour en faire mieux sentir le ridicule. Amsterdam: Herman Uytwerf 1742, 181-186, La Bagatelle 1 033 1742 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Vernunft Ragione Reason Razón Raison Wissenschaft Scienza Science Ciencia Sience Europe 9.14062,48.69096 France 2.0,46.0 Germany 10.5,51.5

XXXII. Bagatelle.

Du Lundi 22. Août 1718.

On a vu dans une de mes Bagetelles, combien une petite raillerie, un petit bon-mot, étoit propre à donner le croc enjambe au raisonnement le plus vigoureux. Les Rationalistes ne se servent guéres de ces sortes d’armes. Leur imagination, mise à sec par la contrainte où la Raison la tient, a rarement le courage de s’abandonner à ces saillies impayables, par lesquelles on ne manque jamais de mettre les rieurs de son côté. Je ne dis pas pourtant que leur sévérité ne se relâche jamais par le moindre bon-mot ; mais ils veulent que leurs railleries mêmes se sentent des impressions de la Raison. Je dis plus : ils ne veulent point qu’une raillerie soit jamais un sophisme, ou une pétition de principe ; & ils ne croient permis de l’emplo-yer, que lorsqu’un bon-mot met mieux un raisonnement dans tout son jour, que l’arrangement de plusieurs phrases sérieuses. Pour vous faire connoître nettement leur pensée sur cet article, je vous rapporterai ici un bon-mot, qu’ils admirent beaucoup.

« Un jour un Anglois mena dans la boutique d’un Libraire un Monsieur Allemand, qu’il fit connoître au Marchand pour Professeur Héréditaire dans une Académie d’Allemagne.

Le Libraire, surpris de ce titre, prit l’Anglois à part, & lui demanda s’il se moquoit de lui avec son Professeur Héréditaire.

Je parle très sérieusement, répondit l’autre.

Mais se peut-il, reprit le Marchand, qu’il y ait des Professeurs Héréditaires dans une partie de l’Europe ?

Eh ! quel sujet d’étonnement trouvez-vous là-dedans, repliqua l’Anglois ? Je connois des Pays où les Rois sont Héréditaires. »

Adoptons pour un moment l’idée de ce Rationaliste Anglois, & nous verrons que sa raillerie étoit le raisonnement le mieux exprimé, & le plus propre à porter coup. Si quelqu’un vouloit prouver directement, qu’il est déraisonnable d’établir une Royauté Héréditaire, ses preuves s’émousseroient contre une imagination préoccupée par la Coutume. De tout tems on a vu des Rois Héréditaires, il y en a encore, & il est apparent qu’il y en aura toujours : par conséquent, il est naturel de ne rien trouver-là de ridicule. Que fera-t-il donc pour épargner à sa raison, la nécessité de forcer un obstacle si insurmontable ? Il faut qu’il saississe l’imagination de celui qui l’écoute, dans un moment où, dégagée du joug de l’habitude, elle s’attache à tourner en ridicule une chose toute pareille à celle qui jusques-là lui avoit paru raisonnable à l’abri de la Coutume.

Voilà justement comme s’y prend notre Rationaliste. Rendre héréditaire le droit d’enseigner une Science, ou le droit de gouverner une Nation entiére, lui paroissent deux choses tout au moins également déraisonnables ; & il croit que sentir suffisamment le ridicule de l’un, c’est être convaincu de l’égarement qui éclate dans l’autre.

Qu’on n’aille pas s’imaginer, que je sois moi-même d’une opinion si bizarre. J’ai déja averti que je suis pour la Bagatelle publique, je n’en démords point ; tout ce qui est établi généralement, me paroit très bien établi ; & les raisons nécessaires pour le faire sentir, ne me manqueront jamais.

Voici comment je raisonne, par exemple, dans le cas dont il s’agit ici. Ou il faut abolir entiérement la Royauté, ou il faut la rendre Elective, ou enfin il faut qu’elle soit Héréditaire.

Prémiérement, il seroit ridicule de réformer tous les Etats, & d’en faire tout autant de Républiques. Une Maxime fondamentale de la Politique, c’est que le Gouvernement de chaque Peuple doit être accommodé à son génie, à son tempérament, & à ses coutumes. Or est-il que la plupart des Peuples sont accoutumés à être gourmandés par le Sceptre Royal ; & par conséquent leur ôter cet épouventail, vaudroit quasi autant que de les jetter dans une Anarchie absolue.

Reste à examiner, s’il seroit bon que tous les Royaumes fussent Electifs.

Il me semble que je vois déja les Rationalistes former les plus beaux plans du monde là-dessus, & se mouler sur la conduite des Crétois, dans les Avantures de Télémaque. Les plus sages Vieillards s’assemblent, pour examiner la force & l’adresse de ceux qui aspirent à la Couronne, & sur-tout la vigueur de leur esprit, la force de leur raison, & la sagesse de leur conduite. Après avoir bien pesé le mérite de tous les Concurrens, ils offrent la Souveraineté à celui qui leur en paroit le plus digne.

Voilà la plus belle chose du monde dans le Royaume des Sévarambes, ou dans l’Utopie de Morus. Mais, de la façon que le monde est bâti, rien n’est plus impratiquable. De la maniére que les hommes sont faits à présent, les Citoyens qui choisiroient de leur corps certains Vieillards, pour leur confier les intérêts de tout un Etat, pourroient, ou par corruption, ou par bêtise, choisir de vieux Sots, ou de vieux Fripons, qui péseroient la richesse des Concurrens, au-lieu de leur Mérite, & qui livreroient la Couronne au plus offrant.

Je ne parle pas en l’air. Qu’on jette les yeux sur certain Royaume Electif qui tient bon contre la Coutume, & l’on tombera d’accord de ce que je viens d’avancer.

D’ailleurs, il y auroit encore à craindre dans le même cas, que tout ne ne <sic> se fît par brigues, que la violence ne prît la place de la sagesse ; que de ces brigues ne nâquissent des Guerres Civiles, & toutes les horreurs où l’Anarchie enveloppe un Peuple acharné contre lui-même. Mais supposons pour un moment, qu’on puisse remédier à tous ces inconvéniens par des Loix sages, mises en exécution avec la sévérité la plus exacte ; supposons qu’il soit pratiquable de choisir de tout un Peuple le plus honnête-homme, & le plus capable de faire le bonheur d’une Nation ; supposons tout cela, pour donner beau jeu aux Rationalistes ; je soutiens pourtant, qu’il vaut infiniment mieux laisser accroître le Despotisme sous une suite continuelle de Princes d’une même famille, que de jouir de tous les agrémens de la vie sous un Roi, qui par sa naissance n’est pas plus grand Seigneur que ses Sujets.

En effet un Roi Héréditaire est toujours préférable à un Roi Electif, quand même celui-ci seroit le plus honnête-homme, & le plus éclairé de toute une Nation. On n’a qu’à considérer les inconvéniens attachés à la derniére espéce de Royauté, & les avantages qui découlent de la prémiére, pour ne pas balancer un moment sur la préférence. Un Homme de bien, à qui l’estime générale de tout un Peuple mettroit le Sceptre à la main, ne saura jamais ce que c’est que d’être Roi : il se souviendra toujours qu’il est Homme, aussi-bien que le moindre de ses Sujets ; il confondra ses devoirs avec les prérogatives de sa Majesté ; il ne se croira grand, qu’autant qu’il sera bon, sage, vigilant & juste ; & il ne voudra compter les marques de son pouvoir, que par les bienfaits qu’il répandra sur un grand nombre d’Hommes, qui seront confiés a ses soins paternels. Enfin, ce bon Homme sera tout au plus Juge en Chef, & le Pourvoyeur-Général de ses Sujets ; & je crois fermement qu’un Philosophe ancien avoit une pareille Royauté en vue, lorsqu’il disoit qu’il ne ramasseroit pas une Couronne quand il la trouveroit à ses piés.

XXXII. Bagatelle. Du Lundi 22. Août 1718. On a vu dans une de mes Bagetelles, combien une petite raillerie, un petit bon-mot, étoit propre à donner le croc enjambe au raisonnement le plus vigoureux. Les Rationalistes ne se servent guéres de ces sortes d’armes. Leur imagination, mise à sec par la contrainte où la Raison la tient, a rarement le courage de s’abandonner à ces saillies impayables, par lesquelles on ne manque jamais de mettre les rieurs de son côté. Je ne dis pas pourtant que leur sévérité ne se relâche jamais par le moindre bon-mot ; mais ils veulent que leurs railleries mêmes se sentent des impressions de la Raison. Je dis plus : ils ne veulent point qu’une raillerie soit jamais un sophisme, ou une pétition de principe ; & ils ne croient permis de l’emplo-yer, que lorsqu’un bon-mot met mieux un raisonnement dans tout son jour, que l’arrangement de plusieurs phrases sérieuses. Pour vous faire connoître nettement leur pensée sur cet article, je vous rapporterai ici un bon-mot, qu’ils admirent beaucoup. « Un jour un Anglois mena dans la boutique d’un Libraire un Monsieur Allemand, qu’il fit connoître au Marchand pour Professeur Héréditaire dans une Académie d’Allemagne. Le Libraire, surpris de ce titre, prit l’Anglois à part, & lui demanda s’il se moquoit de lui avec son Professeur Héréditaire. Je parle très sérieusement, répondit l’autre. Mais se peut-il, reprit le Marchand, qu’il y ait des Professeurs Héréditaires dans une partie de l’Europe ? Eh ! quel sujet d’étonnement trouvez-vous là-dedans, repliqua l’Anglois ? Je connois des Pays où les Rois sont Héréditaires. » Adoptons pour un moment l’idée de ce Rationaliste Anglois, & nous verrons que sa raillerie étoit le raisonnement le mieux exprimé, & le plus propre à porter coup. Si quelqu’un vouloit prouver directement, qu’il est déraisonnable d’établir une Royauté Héréditaire, ses preuves s’émousseroient contre une imagination préoccupée par la Coutume. De tout tems on a vu des Rois Héréditaires, il y en a encore, & il est apparent qu’il y en aura toujours : par conséquent, il est naturel de ne rien trouver-là de ridicule. Que fera-t-il donc pour épargner à sa raison, la nécessité de forcer un obstacle si insurmontable ? Il faut qu’il saississe l’imagination de celui qui l’écoute, dans un moment où, dégagée du joug de l’habitude, elle s’attache à tourner en ridicule une chose toute pareille à celle qui jusques-là lui avoit paru raisonnable à l’abri de la Coutume. Voilà justement comme s’y prend notre Rationaliste. Rendre héréditaire le droit d’enseigner une Science, ou le droit de gouverner une Nation entiére, lui paroissent deux choses tout au moins également déraisonnables ; & il croit que sentir suffisamment le ridicule de l’un, c’est être convaincu de l’égarement qui éclate dans l’autre. Qu’on n’aille pas s’imaginer, que je sois moi-même d’une opinion si bizarre. J’ai déja averti que je suis pour la Bagatelle publique, je n’en démords point ; tout ce qui est établi généralement, me paroit très bien établi ; & les raisons nécessaires pour le faire sentir, ne me manqueront jamais. Voici comment je raisonne, par exemple, dans le cas dont il s’agit ici. Ou il faut abolir entiérement la Royauté, ou il faut la rendre Elective, ou enfin il faut qu’elle soit Héréditaire. Prémiérement, il seroit ridicule de réformer tous les Etats, & d’en faire tout autant de Républiques. Une Maxime fondamentale de la Politique, c’est que le Gouvernement de chaque Peuple doit être accommodé à son génie, à son tempérament, & à ses coutumes. Or est-il que la plupart des Peuples sont accoutumés à être gourmandés par le Sceptre Royal ; & par conséquent leur ôter cet épouventail, vaudroit quasi autant que de les jetter dans une Anarchie absolue. Reste à examiner, s’il seroit bon que tous les Royaumes fussent Electifs. Il me semble que je vois déja les Rationalistes former les plus beaux plans du monde là-dessus, & se mouler sur la conduite des Crétois, dans les Avantures de Télémaque. Les plus sages Vieillards s’assemblent, pour examiner la force & l’adresse de ceux qui aspirent à la Couronne, & sur-tout la vigueur de leur esprit, la force de leur raison, & la sagesse de leur conduite. Après avoir bien pesé le mérite de tous les Concurrens, ils offrent la Souveraineté à celui qui leur en paroit le plus digne. Voilà la plus belle chose du monde dans le Royaume des Sévarambes, ou dans l’Utopie de Morus. Mais, de la façon que le monde est bâti, rien n’est plus impratiquable. De la maniére que les hommes sont faits à présent, les Citoyens qui choisiroient de leur corps certains Vieillards, pour leur confier les intérêts de tout un Etat, pourroient, ou par corruption, ou par bêtise, choisir de vieux Sots, ou de vieux Fripons, qui péseroient la richesse des Concurrens, au-lieu de leur Mérite, & qui livreroient la Couronne au plus offrant. Je ne parle pas en l’air. Qu’on jette les yeux sur certain Royaume Electif qui tient bon contre la Coutume, & l’on tombera d’accord de ce que je viens d’avancer. D’ailleurs, il y auroit encore à craindre dans le même cas, que tout ne ne <sic> se fît par brigues, que la violence ne prît la place de la sagesse ; que de ces brigues ne nâquissent des Guerres Civiles, & toutes les horreurs où l’Anarchie enveloppe un Peuple acharné contre lui-même. Mais supposons pour un moment, qu’on puisse remédier à tous ces inconvéniens par des Loix sages, mises en exécution avec la sévérité la plus exacte ; supposons qu’il soit pratiquable de choisir de tout un Peuple le plus honnête-homme, & le plus capable de faire le bonheur d’une Nation ; supposons tout cela, pour donner beau jeu aux Rationalistes ; je soutiens pourtant, qu’il vaut infiniment mieux laisser accroître le Despotisme sous une suite continuelle de Princes d’une même famille, que de jouir de tous les agrémens de la vie sous un Roi, qui par sa naissance n’est pas plus grand Seigneur que ses Sujets. En effet un Roi Héréditaire est toujours préférable à un Roi Electif, quand même celui-ci seroit le plus honnête-homme, & le plus éclairé de toute une Nation. On n’a qu’à considérer les inconvéniens attachés à la derniére espéce de Royauté, & les avantages qui découlent de la prémiére, pour ne pas balancer un moment sur la préférence. Un Homme de bien, à qui l’estime générale de tout un Peuple mettroit le Sceptre à la main, ne saura jamais ce que c’est que d’être Roi : il se souviendra toujours qu’il est Homme, aussi-bien que le moindre de ses Sujets ; il confondra ses devoirs avec les prérogatives de sa Majesté ; il ne se croira grand, qu’autant qu’il sera bon, sage, vigilant & juste ; & il ne voudra compter les marques de son pouvoir, que par les bienfaits qu’il répandra sur un grand nombre d’Hommes, qui seront confiés a ses soins paternels. Enfin, ce bon Homme sera tout au plus Juge en Chef, & le Pourvoyeur-Général de ses Sujets ; & je crois fermement qu’un Philosophe ancien avoit une pareille Royauté en vue, lorsqu’il disoit qu’il ne ramasseroit pas une Couronne quand il la trouveroit à ses piés.