XXVII. Bagatelle Justus Van Effen Moralische Wochenschriften Susanna Falle Editor Michaela Fischer Editor Katharina Jechsmayr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 19.10.2015 o:mws.3742 Justus Van Effen: La Bagatelle ou Discours ironiques, ou l’on prête des Sophismes ingénieux au Vice & à l’Extravagance, pour en faire mieux sentir le ridicule. Amsterdam: Herman Uytwerf 1742, 156-161, La Bagatelle 1 028 1742 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité France 2.0,46.0 Martinique Parnasse Parnasse -61.13588,14.75525 France Petites Maisons Petites Maisons 1.75,49.1

XXVII. Bagatelle.

Du Jeudi 4. Août 1718.

Un assez célébre Poëte Tragique, parmi les Anglois, avoit eu le malheur d’aller du Parnasse aux Petites-Maisons : passage assez naturel. Un Homme d’esprit, qui le connoissoit, & qui se faisoit aparemment un plaisir d’examiner les différens genres de folie des habitans de ces lieux, fut dans une grande surprise quand il y vit son Ami : Eh ! mon pauvre Mr. Lee, lui dit-il, quel triste sort vous a conduit dans cette malheureuse prison ? Que voulez-vous, répondit le Poëte ; les Foux ont enfin eu le dessus, & ils ont trouvé le moyen de nous fourrer ici.

Le pauvre Mr. Lee devoit avoir de bons intervalles, s’il faut en juger par cette réponse : il me semble qu’elle a bien du raport à l’ordre que donne Arlequin Misantrope à l’Architecte qui devoit bâtir une ville pour lui Je veux de petites maisons, dit-il, mais bien petites, bien petites. Eh ! comment voulez-vous donc, répond l’Architecte, qu’elles puissent contenir tous les Foux de votre ville ? Ce n’est pas cela, réplique Arlequin: c’est que j’y veux enfermer les gens sages, de peur qu’ils ne se gâtent par le commerce des autres.

A parler sérieusement, il n’est pas vrai que les habitans des Petites-Maisons soient plus sages, que ceux qui les y renferment. Il n’est pas toujours vrai non plus, qu’ils ayent le cerveau plus dérangé, que ceux qui passent pour raisonnables. On ne les traite en Foux par excellence, que parce que leur dérangement d’esprit est d’une espéce extraordinaire, & qu’il choque les Usages reçus : leur folie n’est pas assez suivie, ni assez systématique, pour pouvoir se lier avec la masse générale de la Folie humaine. Cependant elle est d’ordinaire fondée sur la même baze, je veux dire sur l’aimable, la charmante vanité, sur l’amour délicieux des chiméres ; l’unique source presque du Bonheur des pauvres Mortels, qui sur cet article n’auroient rien à se reprocher les uns aux autres, s’ils étoient assez malheureux pour se laisser surprendre par la Raison. En effet nous tirons presque tous notre volupté de certains Riens, ingénieusement mis en œuvre : le Rien de l’un étoit un peu plus brillant, un peu plus en vogue que le Rien de l’autre ; voilà toute la différence.

Un Conquérant enfle l’idée qu’il a de lui-même, de ses victoires criminelles : Un Politique fait sa plus grande gloire de n’avoir ni foi, ni loi, & de ne pas valoir le diable: Un Poëte se croit les délices du Genre-humain, parce qu’il dit avec bien de la peine en Vers, ce que tout autre diroit fort aisément en Prose. Y a-t-il moins d’égarement dans leur imagination, que dans celle d’un homme qui se croit l’idole des Belles ; & de cet autre, qui fait une même substance avec ses habits, son équipage, son vin, & son cuisinier ? Tout cela est essentiellement la même chose, & forme essentiellement la baze de notre félicité.

Courage donc, Messieurs les Humains, courez avec une noble ardeur la carriére de la Bagatelle. Vous êtes fort sages, parce que vous êtes entiérement foux, & qu’une extrême folie est la source féconde des plus touchans plaisirs.

Personne ne sauroit vous disputer la primauté de Bonheur, si ce n’est peut-être un Homme parfaitement raisonnable ?

Pour ceux qui ne sont raisonnables qu’à moitié, il faut avouer que ce sont les Créatures de l’Univers les plus infortunées : ils sont continuellement balottés de la Folie à la Raison, & de la Raison à la Folie : ils ne sauroient jouir tranquillement, ni de la satisfaction calme que nous procure l’une, ni des douces rêveries où l’autre nous abîme délicieusement. Ces deux ennemies implacables se livrent des combats perpétuels, dont le cœur de ces pauvres Mortels est le triste champ de bataille.

Je n’ai garde de conclure de-là, qu’il faille s’efforcer à cultiver la Raison, & à la porter au plus haut degré de perfection auquel l’Humanité puisse atteindre : c’est un Ouvrage trop péni-ble, dont la seule idée doit rebuter notre indolence naturelle. Tenons-nous-en à la Folie : c’est le chemin du Bonheur le plus court, & le moins rabotteux.

Je ne puis cependant m’empêcher de rire, quand je me représente une Intelligence pure, un Esprit dégagé de la matiére, qui jette un œil attentif sur le petit Monceau de Sable que nous habitons, & qui entre dans le principe des mouvemens de ces petits Corps animés que nous apellons Hommes. Je ne saurois mieux dépeindre ce qu’il en penseroit, qu’en me servant d’une petite Allégorie, que j’ai trouvée dans un Auteur Anglois. Ce n’est qu’user de represailles ; ces Messieurs pillent assez les Ecrivains des autres Nations, quoiqu’ils ne fassent semblant de rien. Voici cette Allégorie, accommodée à ma maniére.

« Examinons un peu de près la petite Colline qu’une Taupe a élevée dans cette prairie : elle est habitée par des Fourmis douées de notre tour d’esprit, & de nos passions. Remarquez ce Mâle quarré & replet, qui traîne pourtant sa grosse figure d’un air assez délibéré : c’est l’Insecte le plus riche de tout le côté méridional de la Colline : il posséde en propre dans la Vallée, une terre d’une demi-aune de long, & large de six pouces : il a d’ailleurs un magazin, rempli de douze grains de froment & de trente grains de millet.

En voici un autre, dont la démarche est grave & majestueuse : il a autour du cou un petit brin de soie bleue, dont il tire tou-te la richesse du Crésus qui vient de passer.

Jettons un peu les yeux sur les Belles de cette Colonie. En voilà une Coquette. Remarquez-vous cette démarche vive & brusque ; cette tête à l’évent ? Une foule d’Adorateurs l’entoure de tous côtés ; tantôt elle s’approche de l’un, tantôt de l’autre ; & tous ensemble paroissent également satisfaits de ses maniéres, chacun se croit le plus favorisé.

N’admirez-vous pas la démarche languissante de cette autre ? Un petit Insecte d’une taille fine & déliée l’accompagne d’un air soumis ; il lui conte qu’elle est une Déesse, que ses yeux sont plus brillans que le Soleil, que la mort & la vie sont à sa disposition. La petite Femelle l’en croit sur sa parole, & se donne là-dessus mille petits airs importans.

Je découvre encore au haut de cette petite éminence, une Fourmi femelle, toute dessechée par l’âge : elle est pourtant bien plus fiére qu’aucune de ses voisines ; elle voit au-dessous d’elle cinquante Laboureurs, qui se tuent à travailler pour l’enrichir, & qu’elle traite avec la derniére hauteur, quoiqu’à les voir ils la vaillent au centuple. Elle tire toute sa fierté de sa naissance ; Il n’y a pas un seul Insecte de toute la troupe, qui ait dans ses veines un aussi beau sang qu’elle. Depuis sa jeunesse, elle s’est endormie dans une lâche indolence, qui l’a jettée dans une vieillesse prématurée. Elle s’est toujours cru en droit de ne rien faire, parce qu’elle descend cette noble race de Fourmis, à qui Salomon renvoya autrefois les Paresseux.

Malheureusement, voilà cet agréable spectacle qui se dérobe à nos yeux ; un Oiseau se précipite sur toute cette petite Societé ; il en avalle tous les membres, sans avoir le moindre égard pour les talens & pour les rangs ; la Vieille de qualité est croquée avec les Laboureurs ; les Flateurs passent le pas avec leur Crésus ; & le sort de la Coquette est confondu avec celui des dupes de ses petits airs & de ses cajolleries. »

XXVII. Bagatelle. Du Jeudi 4. Août 1718. Un assez célébre Poëte Tragique, parmi les Anglois, avoit eu le malheur d’aller du Parnasse aux Petites-Maisons : passage assez naturel. Un Homme d’esprit, qui le connoissoit, & qui se faisoit aparemment un plaisir d’examiner les différens genres de folie des habitans de ces lieux, fut dans une grande surprise quand il y vit son Ami : Eh ! mon pauvre Mr. Lee, lui dit-il, quel triste sort vous a conduit dans cette malheureuse prison ? Que voulez-vous, répondit le Poëte ; les Foux ont enfin eu le dessus, & ils ont trouvé le moyen de nous fourrer ici. Le pauvre Mr. Lee devoit avoir de bons intervalles, s’il faut en juger par cette réponse : il me semble qu’elle a bien du raport à l’ordre que donne Arlequin Misantrope à l’Architecte qui devoit bâtir une ville pour lui Je veux de petites maisons, dit-il, mais bien petites, bien petites. Eh ! comment voulez-vous donc, répond l’Architecte, qu’elles puissent contenir tous les Foux de votre ville ? Ce n’est pas cela, réplique Arlequin: c’est que j’y veux enfermer les gens sages, de peur qu’ils ne se gâtent par le commerce des autres. A parler sérieusement, il n’est pas vrai que les habitans des Petites-Maisons soient plus sages, que ceux qui les y renferment. Il n’est pas toujours vrai non plus, qu’ils ayent le cerveau plus dérangé, que ceux qui passent pour raisonnables. On ne les traite en Foux par excellence, que parce que leur dérangement d’esprit est d’une espéce extraordinaire, & qu’il choque les Usages reçus : leur folie n’est pas assez suivie, ni assez systématique, pour pouvoir se lier avec la masse générale de la Folie humaine. Cependant elle est d’ordinaire fondée sur la même baze, je veux dire sur l’aimable, la charmante vanité, sur l’amour délicieux des chiméres ; l’unique source presque du Bonheur des pauvres Mortels, qui sur cet article n’auroient rien à se reprocher les uns aux autres, s’ils étoient assez malheureux pour se laisser surprendre par la Raison. En effet nous tirons presque tous notre volupté de certains Riens, ingénieusement mis en œuvre : le Rien de l’un étoit un peu plus brillant, un peu plus en vogue que le Rien de l’autre ; voilà toute la différence. Un Conquérant enfle l’idée qu’il a de lui-même, de ses victoires criminelles : Un Politique fait sa plus grande gloire de n’avoir ni foi, ni loi, & de ne pas valoir le diable: Un Poëte se croit les délices du Genre-humain, parce qu’il dit avec bien de la peine en Vers, ce que tout autre diroit fort aisément en Prose. Y a-t-il moins d’égarement dans leur imagination, que dans celle d’un homme qui se croit l’idole des Belles ; & de cet autre, qui fait une même substance avec ses habits, son équipage, son vin, & son cuisinier ? Tout cela est essentiellement la même chose, & forme essentiellement la baze de notre félicité. Courage donc, Messieurs les Humains, courez avec une noble ardeur la carriére de la Bagatelle. Vous êtes fort sages, parce que vous êtes entiérement foux, & qu’une extrême folie est la source féconde des plus touchans plaisirs. Personne ne sauroit vous disputer la primauté de Bonheur, si ce n’est peut-être un Homme parfaitement raisonnable ? Pour ceux qui ne sont raisonnables qu’à moitié, il faut avouer que ce sont les Créatures de l’Univers les plus infortunées : ils sont continuellement balottés de la Folie à la Raison, & de la Raison à la Folie : ils ne sauroient jouir tranquillement, ni de la satisfaction calme que nous procure l’une, ni des douces rêveries où l’autre nous abîme délicieusement. Ces deux ennemies implacables se livrent des combats perpétuels, dont le cœur de ces pauvres Mortels est le triste champ de bataille. Je n’ai garde de conclure de-là, qu’il faille s’efforcer à cultiver la Raison, & à la porter au plus haut degré de perfection auquel l’Humanité puisse atteindre : c’est un Ouvrage trop péni-ble, dont la seule idée doit rebuter notre indolence naturelle. Tenons-nous-en à la Folie : c’est le chemin du Bonheur le plus court, & le moins rabotteux. Je ne puis cependant m’empêcher de rire, quand je me représente une Intelligence pure, un Esprit dégagé de la matiére, qui jette un œil attentif sur le petit Monceau de Sable que nous habitons, & qui entre dans le principe des mouvemens de ces petits Corps animés que nous apellons Hommes. Je ne saurois mieux dépeindre ce qu’il en penseroit, qu’en me servant d’une petite Allégorie, que j’ai trouvée dans un Auteur Anglois. Ce n’est qu’user de represailles ; ces Messieurs pillent assez les Ecrivains des autres Nations, quoiqu’ils ne fassent semblant de rien. Voici cette Allégorie, accommodée à ma maniére. « Examinons un peu de près la petite Colline qu’une Taupe a élevée dans cette prairie : elle est habitée par des Fourmis douées de notre tour d’esprit, & de nos passions. Remarquez ce Mâle quarré & replet, qui traîne pourtant sa grosse figure d’un air assez délibéré : c’est l’Insecte le plus riche de tout le côté méridional de la Colline : il posséde en propre dans la Vallée, une terre d’une demi-aune de long, & large de six pouces : il a d’ailleurs un magazin, rempli de douze grains de froment & de trente grains de millet. En voici un autre, dont la démarche est grave & majestueuse : il a autour du cou un petit brin de soie bleue, dont il tire tou-te la richesse du Crésus qui vient de passer. Jettons un peu les yeux sur les Belles de cette Colonie. En voilà une Coquette. Remarquez-vous cette démarche vive & brusque ; cette tête à l’évent ? Une foule d’Adorateurs l’entoure de tous côtés ; tantôt elle s’approche de l’un, tantôt de l’autre ; & tous ensemble paroissent également satisfaits de ses maniéres, chacun se croit le plus favorisé. N’admirez-vous pas la démarche languissante de cette autre ? Un petit Insecte d’une taille fine & déliée l’accompagne d’un air soumis ; il lui conte qu’elle est une Déesse, que ses yeux sont plus brillans que le Soleil, que la mort & la vie sont à sa disposition. La petite Femelle l’en croit sur sa parole, & se donne là-dessus mille petits airs importans. Je découvre encore au haut de cette petite éminence, une Fourmi femelle, toute dessechée par l’âge : elle est pourtant bien plus fiére qu’aucune de ses voisines ; elle voit au-dessous d’elle cinquante Laboureurs, qui se tuent à travailler pour l’enrichir, & qu’elle traite avec la derniére hauteur, quoiqu’à les voir ils la vaillent au centuple. Elle tire toute sa fierté de sa naissance ; Il n’y a pas un seul Insecte de toute la troupe, qui ait dans ses veines un aussi beau sang qu’elle. Depuis sa jeunesse, elle s’est endormie dans une lâche indolence, qui l’a jettée dans une vieillesse prématurée. Elle s’est toujours cru en droit de ne rien faire, parce qu’elle descend cette noble race de Fourmis, à qui Salomon renvoya autrefois les Paresseux. Malheureusement, voilà cet agréable spectacle qui se dérobe à nos yeux ; un Oiseau se précipite sur toute cette petite Societé ; il en avalle tous les membres, sans avoir le moindre égard pour les talens & pour les rangs ; la Vieille de qualité est croquée avec les Laboureurs ; les Flateurs passent le pas avec leur Crésus ; & le sort de la Coquette est confondu avec celui des dupes de ses petits airs & de ses cajolleries. »