XXII. Bagatelle Justus Van Effen Moralische Wochenschriften Susanna Falle Editor Michaela Fischer Editor Katharina Jechsmayr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 19.10.2015 o:mws.3737 Justus Van Effen: La Bagatelle ou Discours ironiques, ou l’on prête des Sophismes ingénieux au Vice & à l’Extravagance, pour en faire mieux sentir le ridicule. Amsterdam: Herman Uytwerf 1742, 126-131, La Bagatelle 1 023 1742 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Mode Moda Fashion Moda Mode Deutschland Germania Germany Alemania Allemagne Frankreich Francia France Francia France France Paris Paris 2.3488,48.85341 France 2.0,46.0 Germany 10.5,51.5

XXII. Bagatelle.

Du Lundi 18. Juin, 1718.

J’Etois ce matin enseveli dans cette heureuse indolence, qui fait un agréable milieu entre veiller & dormir, quand tout d’un coup quelqu’un ouvrit mes rideaux. C’étoit mon cher Génie, qui venoit me rendre une seconde visite. Il avoit l’air content comme un Roi ; toutes ses actions étoient vives, badines, folâtres. Le petit babillard ne garda pas longtems le silence, & voici ce qu’il me dit tout d’une haleine.

« Depuis que je ne vous ai vu, j’ai fait encore un voyage à Paris. Ah! les aimables choses que j’ai vues. Je vous avois prédit que les Dames s’y habilleroient bientôt d’une feuille de Figuier, de Vigne, chacun selon ses petits besoins. Elles n’en sont pas encore-là, mais certainement elles y viendront, ou les Génies ne sont que des bêtes. Je vous donne à deviner en cent fois, quelle étoffe elles ont choisie pour se vétir à la légére, & pour mettre entre elles & les Hommes aussi peu de distance qu’il est possible, à moins que d’être absolument in puris naturalibus.

C’est de papier qu’elles s’habillent, mon Cher, mais d’un papier des Indes si mince, & si fin, qu’en comparaison de notre papier ordinaire, c’est du tafetas auprès du velours. Cependant, de cette étoffe qui approche du rien, elles se font faire l’habit, la jupe, le jupon & le fichu. J’ai négligé de m’instruire sur la matiére dont sont faites leurs chemises, mais il ne faut pas douter qu’elles ne soient de gaze, ou de la mousseline la plus déliée ; & sur ce pié-là, il est apparent qu’un de leurs habillemens complets, ne pése tout au plus qu’une douzaine d’onces.

Quelles charmantes scénes cette nouvelle Mode ne fournira-t-elle pas, de quels jolis contes n’enrichira-t-elle pas la Chronique scandaleuse ? Les Dames ne feront pas d’abord réflexion à la nature de l’étoffe dont elles sont environnées. Les Petits-Maîtres aiment à parler d’action, & sont des gesticulateurs fort déterminés. D’un autre côté, le papier est fort sujet à être chiffonné par l’attouchement, & à garder certains plis, dont il sera aisé de tirer certaines conjectures.

Mais comme cet habit n’est pas d’une grande dépense, les Dames auront bien la précaution d’en avoir une trentaine de réserve, & pour trois ou quatre mois d’Eté, ce ne sera pas trop. De cette maniére-là, cette étoffe indiscréte ne donnera pas longtems à rire aux Médisans. Le désordre sera bientôt réparé, & le lendemain de l’avanture, l’honneur de la Belle enveloppé de papier tout fin neuf, ne fera pas le moindre petit pli. Un autre effet très avantageux de cette nouvelle invention, c’est qu’elle bannira de Paris toutes les petites façons, auxquelles s’assujettis-sent encore certaines Beautés mal aguerries, qui n’ont pas encore attrapé, comme il faut, les maniéres de la Cour.

Pour comprendre ce que je veux dire, imaginez-vous un jeune Cavalier qui sait son monde, dans un prélude de bonne fortune, avec une jolie Femme couverte d’un habit qui peut fort bien passer pour un emblème de la fragilité humaine. La Belle fait la petite Lucréce, elle se fâche, elle gronde, elle traite son Amant d’indiscret, d’insolent, de brutal. Monsieur le Tarquin fait bien ce qu’il doit penser de ces maniéres précieuses, il n’est pas homme à lever le siége pour un peu de bruit. Il pousse sa pointe, la résistance l’irrite, & lui fait redoubler ses efforts. La Belle se dérobe à l’impétuosité de ses caresses, elle veut faire la Nymphe fugitive. Mais les Dames de Paris, bien loin d’être propres à la course, ne savent pas seulement marcher. Pour peu qu’elles sachent vivre, mon Cavalier ratrape bientôt sa proie, il retient la Belle par ses habits : zeste, voilà la jupe & le jupon déchirés du haut en bas, & la Belle exposée aux yeux de son Amant indiscret, en chemise de mousseline ou de gaze, ce qui est un spectacle des plus scandaleux. Passe encore, s’il ne s’agissoit dans cette occasion que des yeux du Cavalier : mais le moyen de cacher ce desordre indécent à d’autres, qui ne le pardonneront pas avec la même facilité ? Vous voyez bien que vos aimables Parisiennes n’auront garde de s’exposer à de pareilles déchirures, & qu’elles seront forcées, par une espéce de pudeur, à aller rondement en besogne.

Songez un peu avec moi, mon Cher, de combien d’embellissemens variés cette nouvelle Mode est susceptible. Non seulement on pourra enrichir ces habits de fleurs & d’oiseaux en mignature, & en faire une véritable image du Printems ; on pourra aussi les orner de mille maniéres plus rares & plus divertissantes. Quel charme, par exemple, de voir un habit & une jupe tout couverts de sujets d’éventail & de tabatiére! Quel plaisir aux Thuilleries, de chercher dans sa parure les traces de cent petites historiettes galantes !

Cette idée me paroit admirable, & ce seroit grand dommage si nos Belles ne songeoient pas à l’exécuter. Dès-qu’on en verroit une Troupe ensemble, on auroit les yeux frappés d’une infinité de petits Tableaux significatifs, qui ne manqueroient pas de s’attirer des Commentateurs, & d’exciter parmi eux un conflit de pénétration maligne. Chacun, en plaidant pour ses lumiéres, seroit obligé de compter en détail les avantures qui lui paroîtroient avoir le plus de rapport aux idées du Peintre ; & tout cela feroit le plus aimable amusement du monde pour un nombre infini de personnes, dont le bonheur consiste à perdre du tems, & à vivre sans s’en appercevoir.

Le jupon, à mon avis, pourrait être destiné à un autre usage, qui ne seroit pas moins galant. Cet habillement n’est pas pour le Public, & il a une relation particuliére avec les Amans, sur-tout quand ils sont favorisés. Un Amant, comme vous savez, doit être un Bel-Esprit, ou bien avoir quelque Bel-Esprit à ses gages. Il doit savoir faire, ou du moins il doit avoir apris par cœur des Chansons, des Epigrammes & des Madrigaux. Je ne parle pas d’Elégies, qui ont disparu avec les beaux sentimens & les plaintes amoureuses. Supposez un tel Amant avec sa Maîtresse dans un tête-à-tête ; occasion où un homme qui entend un peu ses intérêts, doit songer beaucoup plus à l’amusement qu’à l’occupation. Quel amusement plus aimable pourroit-il choisir, que d’écrire sur le jupon de la Belle, tantôt une Epigramme malicieuse, tantôt un Madrigal tendrement brusque, & tantôt une Chanson nouvelle, riche en équivoques à la mode ? Il est vrai que si la Dame avoit plus d’un Amant, elle devroit songer à changer de jupon, selon les différentes visites qu’elle attendroit ; à moins que mettant à profit la liberté du Siécle, elle ne se fît un plaisir de piquer le goût de ses Adorateurs par un peu de jalousie.

Avouez-moi que rien au monde ne seroit si mignon & si curieux, que de voir une Dame qui par dessus ne seroit qu’un éventail & tabatiére, habillée par dessous d’un Recueil de Piéces Curieuses, dont elle mettroit tantôt un tome, & tantôt un autre ? Quel plaisir de lui entendre dire à sa Fem-me de chambre : Hé ! Lisette, apporte-moi mon jupon, volume quatriéme.

Je ne sai si les Hommes souffriront patiemment que le Beau-Sexe triomphe ainsi à l’égard des Modes & s’ils ne se réveilleront pas à la fin de leur indolence létargique, pour faire paroli à l’aimable extravagance des Dames.

Ils se sont contentés jusqu’ici de faire quelque réforme à leurs chapeaux & à leurs boutons, tandis les Belles ont varié leurs ajustemens de cent maniéres, & qu’elles ont fait monter leurs troussures sur le dos en guise d’une queue de Pâon, comme si par-là elle vouloit joindre aux épaules une partie du corps humain, que la Nature a trouvé bon d’en éloigner.

Les Cavaliers ont vu tout cela d’un œil tranquille, aussi-bien que l’affreuse largeur des jupes à baleines ; la prémiére Mode que la France ait empruntée de l’Allemagne, & qui fait que les Femmes sont trop amples pour les carosses, à moins qu’on ne fasse les carosses trop grands pour être contenus dans les rues de Paris.

Je vous proteste que j’admire la bonté de nos Jeunes-gens, de ne pas rajeunir en même tems l’usage des canons ; ce qui mettroit entre les deux Sexes un éloignement terrible, qui à coup sûr ne seroit pas conforme à l’intention des Fondatrices des jupes de baleines, & qui feroit subsister maigrement l’Opéra & la Comédie, où les jupes & les rubans ne payent rien. »

XXII. Bagatelle. Du Lundi 18. Juin, 1718. J’Etois ce matin enseveli dans cette heureuse indolence, qui fait un agréable milieu entre veiller & dormir, quand tout d’un coup quelqu’un ouvrit mes rideaux. C’étoit mon cher Génie, qui venoit me rendre une seconde visite. Il avoit l’air content comme un Roi ; toutes ses actions étoient vives, badines, folâtres. Le petit babillard ne garda pas longtems le silence, & voici ce qu’il me dit tout d’une haleine. « Depuis que je ne vous ai vu, j’ai fait encore un voyage à Paris. Ah! les aimables choses que j’ai vues. Je vous avois prédit que les Dames s’y habilleroient bientôt d’une feuille de Figuier, de Vigne, chacun selon ses petits besoins. Elles n’en sont pas encore-là, mais certainement elles y viendront, ou les Génies ne sont que des bêtes. Je vous donne à deviner en cent fois, quelle étoffe elles ont choisie pour se vétir à la légére, & pour mettre entre elles & les Hommes aussi peu de distance qu’il est possible, à moins que d’être absolument in puris naturalibus. C’est de papier qu’elles s’habillent, mon Cher, mais d’un papier des Indes si mince, & si fin, qu’en comparaison de notre papier ordinaire, c’est du tafetas auprès du velours. Cependant, de cette étoffe qui approche du rien, elles se font faire l’habit, la jupe, le jupon & le fichu. J’ai négligé de m’instruire sur la matiére dont sont faites leurs chemises, mais il ne faut pas douter qu’elles ne soient de gaze, ou de la mousseline la plus déliée ; & sur ce pié-là, il est apparent qu’un de leurs habillemens complets, ne pése tout au plus qu’une douzaine d’onces. Quelles charmantes scénes cette nouvelle Mode ne fournira-t-elle pas, de quels jolis contes n’enrichira-t-elle pas la Chronique scandaleuse ? Les Dames ne feront pas d’abord réflexion à la nature de l’étoffe dont elles sont environnées. Les Petits-Maîtres aiment à parler d’action, & sont des gesticulateurs fort déterminés. D’un autre côté, le papier est fort sujet à être chiffonné par l’attouchement, & à garder certains plis, dont il sera aisé de tirer certaines conjectures. Mais comme cet habit n’est pas d’une grande dépense, les Dames auront bien la précaution d’en avoir une trentaine de réserve, & pour trois ou quatre mois d’Eté, ce ne sera pas trop. De cette maniére-là, cette étoffe indiscréte ne donnera pas longtems à rire aux Médisans. Le désordre sera bientôt réparé, & le lendemain de l’avanture, l’honneur de la Belle enveloppé de papier tout fin neuf, ne fera pas le moindre petit pli. Un autre effet très avantageux de cette nouvelle invention, c’est qu’elle bannira de Paris toutes les petites façons, auxquelles s’assujettis-sent encore certaines Beautés mal aguerries, qui n’ont pas encore attrapé, comme il faut, les maniéres de la Cour. Pour comprendre ce que je veux dire, imaginez-vous un jeune Cavalier qui sait son monde, dans un prélude de bonne fortune, avec une jolie Femme couverte d’un habit qui peut fort bien passer pour un emblème de la fragilité humaine. La Belle fait la petite Lucréce, elle se fâche, elle gronde, elle traite son Amant d’indiscret, d’insolent, de brutal. Monsieur le Tarquin fait bien ce qu’il doit penser de ces maniéres précieuses, il n’est pas homme à lever le siége pour un peu de bruit. Il pousse sa pointe, la résistance l’irrite, & lui fait redoubler ses efforts. La Belle se dérobe à l’impétuosité de ses caresses, elle veut faire la Nymphe fugitive. Mais les Dames de Paris, bien loin d’être propres à la course, ne savent pas seulement marcher. Pour peu qu’elles sachent vivre, mon Cavalier ratrape bientôt sa proie, il retient la Belle par ses habits : zeste, voilà la jupe & le jupon déchirés du haut en bas, & la Belle exposée aux yeux de son Amant indiscret, en chemise de mousseline ou de gaze, ce qui est un spectacle des plus scandaleux. Passe encore, s’il ne s’agissoit dans cette occasion que des yeux du Cavalier : mais le moyen de cacher ce desordre indécent à d’autres, qui ne le pardonneront pas avec la même facilité ? Vous voyez bien que vos aimables Parisiennes n’auront garde de s’exposer à de pareilles déchirures, & qu’elles seront forcées, par une espéce de pudeur, à aller rondement en besogne. Songez un peu avec moi, mon Cher, de combien d’embellissemens variés cette nouvelle Mode est susceptible. Non seulement on pourra enrichir ces habits de fleurs & d’oiseaux en mignature, & en faire une véritable image du Printems ; on pourra aussi les orner de mille maniéres plus rares & plus divertissantes. Quel charme, par exemple, de voir un habit & une jupe tout couverts de sujets d’éventail & de tabatiére! Quel plaisir aux Thuilleries, de chercher dans sa parure les traces de cent petites historiettes galantes ! Cette idée me paroit admirable, & ce seroit grand dommage si nos Belles ne songeoient pas à l’exécuter. Dès-qu’on en verroit une Troupe ensemble, on auroit les yeux frappés d’une infinité de petits Tableaux significatifs, qui ne manqueroient pas de s’attirer des Commentateurs, & d’exciter parmi eux un conflit de pénétration maligne. Chacun, en plaidant pour ses lumiéres, seroit obligé de compter en détail les avantures qui lui paroîtroient avoir le plus de rapport aux idées du Peintre ; & tout cela feroit le plus aimable amusement du monde pour un nombre infini de personnes, dont le bonheur consiste à perdre du tems, & à vivre sans s’en appercevoir. Le jupon, à mon avis, pourrait être destiné à un autre usage, qui ne seroit pas moins galant. Cet habillement n’est pas pour le Public, & il a une relation particuliére avec les Amans, sur-tout quand ils sont favorisés. Un Amant, comme vous savez, doit être un Bel-Esprit, ou bien avoir quelque Bel-Esprit à ses gages. Il doit savoir faire, ou du moins il doit avoir apris par cœur des Chansons, des Epigrammes & des Madrigaux. Je ne parle pas d’Elégies, qui ont disparu avec les beaux sentimens & les plaintes amoureuses. Supposez un tel Amant avec sa Maîtresse dans un tête-à-tête ; occasion où un homme qui entend un peu ses intérêts, doit songer beaucoup plus à l’amusement qu’à l’occupation. Quel amusement plus aimable pourroit-il choisir, que d’écrire sur le jupon de la Belle, tantôt une Epigramme malicieuse, tantôt un Madrigal tendrement brusque, & tantôt une Chanson nouvelle, riche en équivoques à la mode ? Il est vrai que si la Dame avoit plus d’un Amant, elle devroit songer à changer de jupon, selon les différentes visites qu’elle attendroit ; à moins que mettant à profit la liberté du Siécle, elle ne se fît un plaisir de piquer le goût de ses Adorateurs par un peu de jalousie. Avouez-moi que rien au monde ne seroit si mignon & si curieux, que de voir une Dame qui par dessus ne seroit qu’un éventail & tabatiére, habillée par dessous d’un Recueil de Piéces Curieuses, dont elle mettroit tantôt un tome, & tantôt un autre ? Quel plaisir de lui entendre dire à sa Fem-me de chambre : Hé ! Lisette, apporte-moi mon jupon, volume quatriéme. Je ne sai si les Hommes souffriront patiemment que le Beau-Sexe triomphe ainsi à l’égard des Modes & s’ils ne se réveilleront pas à la fin de leur indolence létargique, pour faire paroli à l’aimable extravagance des Dames. Ils se sont contentés jusqu’ici de faire quelque réforme à leurs chapeaux & à leurs boutons, tandis les Belles ont varié leurs ajustemens de cent maniéres, & qu’elles ont fait monter leurs troussures sur le dos en guise d’une queue de Pâon, comme si par-là elle vouloit joindre aux épaules une partie du corps humain, que la Nature a trouvé bon d’en éloigner. Les Cavaliers ont vu tout cela d’un œil tranquille, aussi-bien que l’affreuse largeur des jupes à baleines ; la prémiére Mode que la France ait empruntée de l’Allemagne, & qui fait que les Femmes sont trop amples pour les carosses, à moins qu’on ne fasse les carosses trop grands pour être contenus dans les rues de Paris. Je vous proteste que j’admire la bonté de nos Jeunes-gens, de ne pas rajeunir en même tems l’usage des canons ; ce qui mettroit entre les deux Sexes un éloignement terrible, qui à coup sûr ne seroit pas conforme à l’intention des Fondatrices des jupes de baleines, & qui feroit subsister maigrement l’Opéra & la Comédie, où les jupes & les rubans ne payent rien. »