Du Jeudi 7. Juillet 1718.
Bagatelles vaillant. Ils
changeroient bien vite de sentiment, s’ils savoient la merveilleuse
trouvaille que j’ai faite depuis peu : c’est une suite au
Le charmant Livre ! on jureroit en le lisant, que je l’ai pris pour
modéle de mes réflexions, sur la maniére d’écrire légérement qu’on est forcé
à les croire, parce qu’on ne les entend pas. Ensuite on y
découvre avec plaisir le récit autentique de plusieurs Apparitions si
bien attestées, que pour oser les nier il faut faire main-basse sur
toute la Foi Historique ; ou supposer que ces Apparitions n’ont été
l’effet que d’une imagination étourdie par des vapeurs, ou échauffée par
la fiévre. Tant y a, que de ces raisonnemens, & de ces faits, le
Livre en question conclut que tout Homme, outre un Ange qu’il a pour le
conduire dans les matiéres Sacrées & Spirituelles, a encore un
Génie, qui le dirige dans les affaires qui ne concernent que ce Monde ;
& que les Républiques, les Royaumes & les Empires ont aussi
chacun leur Génie Tutélaire.
Comme j’ai lu cet Ouvrage avec toute la doze de crédulité requise, j’en
ai tiré tout le profit imaginable. Dès-que j’y vis un Formulaire
mistérieux, par la force duquel on peut évoquer son propre Génie, je trouvai bon de m’en servir, & la
chose me réussit dans la derniére perfection.
A peine ai-je prononcé certains termes barbares avec toutes les
formalités nécessaires, que je vois paroître dans mon cabinet un petit
Homme assez bien tourné. Après s’être promené par la chambre pendant
quelques momens d’un air mélancolique & rêveur, son visage se déride
tout d’un coup, & d’une maniére folâtre il se met à faire quatre ou
cinq cabrioles. Il vient à moi d’un air cavalier, nous nous embrassons
bras des-
Mon Génie aime à causer aussi-bien que moi, par
conséquent nous ne fûmes pas longtems sans lier conversation ; &
comme j’ai la tête toute pleine de Bagatelles,
l’entretien roula bientôt sur cette importante matiére.
mon
cher Génie lui dis-je, je commence à me dégoûter de cet
Ouvrage, qui m’a paru plus divertissant dans le dessein, que je ne le
trouve dans l’exécution. Plusieurs personnes sensées ne comprennent pas,
non plus que moi, comment diantre j’ai pu donner là-dedans, moi qui me
suis fait pendant toute ma vie une étude de cultiver ma Raison, & un mérite de plaider pour tout ce
qui est raisonnable. Dites-moi, je vous en conjure, vous qui devez être
instruit de mes affaires, comment je me suis fourré dans l’esprit une
entreprise si bisarre ? »
A cette demande mon petit Ami fronça le sourcil, & me regarda pendant
quelque tems d’un œil de pitié. dit-il enfin, l’ingratitude des Hommes pour ceux qui veillent
sur leur conduite, & à qui ils sont redevables de tant
d’inspirations salutaires. C’est moi qui vous ai mis dans l’esprit ce
dessein, que vous osez traiter de bisarre & de ridicule. Dès votre
jeunesse je vous ai connu un louable panchant pour la Bagatelle ; mais, à mon grand Raison. Vous le savez
vous-même, vous avez balancé longtems entre ce panchant & cette vanité ; &
quelques efforts que j’aye fait pour faire triompher la Bagatelle dans votre cœur, j’ai vu avec
mortification que vous m’avez résisté insolemment, & même que vous
m’avez résisté avec succès.
Il est vrai qu’à l’âge où la Raison combat en-vain
la vivacité des Passions, je vous ai vu des retours charmans vers moi.
Je vous regardois alors comme un Homme prêt à atteindre à la Fortune,
& j’étois au comble de mes souhaits ; mais un petit dépit amoureux,
la rebussade d’un Grand, un rien ruïnoit toutes mes espérances, &
vous rejettoit à corps perdu dans cette gueuse de Philosophie, qui
enseigne à ses Disciples le mépris du Rang & des Richesses, où la
seule Bagatelle bien mise en œuvre est capable de
mener. Résolu à n’en pas avoir le démenti, je fus consulter le Génie Tutélaire de la France, qui est de mes
intimes ; & après une mure délibération, nous convînmes que je
ferois tous mes efforts pour vous inspirer l’envie d’écrire sur la Bagatelle. Nous prévîmes bien que d’abord vous ne
feriez que badiner ; mais nous espérâmes qu’à force de manier votre
matiére & d’en faire l’éloge, vous pourriez vous apprivoiser avec
elle, & la goûter à la fin tout de bon.
N’est-ce pas ainsi que des Gens très Or-thodoxes, qui ne défendoient d’abord
les Hérésies, que pour embarasser & faire
enrager des Théologiens orgueilleux, sont devenus véritablement Hérétiques ?
Vous voyez par-là, quelle obligation vous m’avez, aussi-bien qu’au Génie
qui protége à présent les François, & qui est
le plus expert Bagatelliste qui le soit jamais
mêlé de gouverner un Homme, ou une Nation entiére.
Tout doucement, répondis-je, c’est lui peut-être
qui inspire aux François leurs complimens, leurs
maniéres polies & cérémonieuses, leurs galanteries, & leurs
faillies vives : mais ses ordres ne sont pas si généralement suivis
parmi ce Peuple, qu’on n’y voie fleurir encore les Sciences solides, le
bon Esprit, & la vraie Philosophie.
Vous me feriez rire, repartit mon Génie, &
vous êtes merveilleusement bien instruit de tout ce qui se passe dans un
Pays si voisin de votre patrie.
Sciences solides, bon Esprit, vraie Philosophie,
voila bien ce dont il s’agit en vieux Breteurs de la
Raison, un Génies du Monde travailleroient en-vain pour leur donner un
autre pli. Mais la Jeunesse n’est pas assez mal avisée pour suivre de
pareils modelles. Elle apporte en naissant les plus excellentes
dispositions du monde, pour avoir en horreur tout ce dont l’acquisition
Par le bon Esprit vous entendrez apparemment cet
esprit chimérique, qui découle, à ce qu’on prétend, de la Raison, & qui en a toute la correction &
toute la sécheresse ? Aprenez, notre Ami, que cette espéce d’esprit qui
a régné dans la
Le seul métier, dont François ne va guéres plus loin, qu’à
trouver la pointe de quelques Chansons malignes contre le Gouvernement
ou contre les Femmes ; & ces petites Piéces ne sont guéres trouvées
jolies qu’à proportion des ordures & des obscénités dont on les
remplit.
Ce tour d’esprit descend des Personnes les plus hupées de la Cour
jusqu’au moindre petit Bourgeois. Jugez par-là si la cérémonie, les
complimens & la politesse doivent être les Bagatelles qui ayent la vogue à présent. Mais pour vous mettre
mieux au fait, je veux vous divertir par la Description des Mœurs qui
régnent à présent dans la Capitale de ce vaste Royaume. Ce sera pour une
autre fois. »