XIX. Bagatelle Justus Van Effen Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Klara Gruber Editor Katharina Jechsmayr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 15.10.2015 o:mws.3734 Justus Van Effen: La Bagatelle ou Discours ironiques, ou l’on prête des Sophismes ingénieux au Vice & à l’Extravagance, pour en faire mieux sentir le ridicule. Amsterdam: Herman Uytwerf 1742, 108-113, La Bagatelle 1 020 1742 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art Vernunft Ragione Reason Razón Raison Netherlands The Hague The Hague 4.29861,52.07667 France 2.0,46.0

XIX. Bagatelle.

Du Jeudi 7. Juillet 1718.

Il y a d’habiles gens, qui prétendent que mon Ouvrage ne sauroit se soutenir, & que je n’ai pas encore trente Bagatelles vaillant. Ils changeroient bien vite de sentiment, s’ils savoient la merveilleuse trouvaille que j’ai faite depuis peu : c’est une suite au Comte de Gabalis, qui vient d’être imprimée à la Haye, sous ce titre, Les Génies assistans & les Gnômes irréconciliables.

Le charmant Livre ! on jureroit en le lisant, que je l’ai pris pour modéle de mes réflexions, sur la maniére d’écrire légérement & spirituellement. On y voit d’abord des raisonnemens Métaphysiques si fins & si déliés, qu’on est forcé à les croire, parce qu’on ne les entend pas. Ensuite on y découvre avec plaisir le récit autentique de plusieurs Apparitions si bien attestées, que pour oser les nier il faut faire main-basse sur toute la Foi Historique ; ou supposer que ces Apparitions n’ont été l’effet que d’une imagination étourdie par des vapeurs, ou échauffée par la fiévre. Tant y a, que de ces raisonnemens, & de ces faits, le Livre en question conclut que tout Homme, outre un Ange qu’il a pour le conduire dans les matiéres Sacrées & Spirituelles, a encore un Génie, qui le dirige dans les affaires qui ne concernent que ce Monde ; & que les Républiques, les Royaumes & les Empires ont aussi chacun leur Génie Tutélaire.

Comme j’ai lu cet Ouvrage avec toute la doze de crédulité requise, j’en ai tiré tout le profit imaginable. Dès-que j’y vis un Formulaire mistérieux, par la force duquel on peut évoquer son propre Génie, je trouvai bon de m’en servir, & la chose me réussit dans la derniére perfection.

A peine ai-je prononcé certains termes barbares avec toutes les formalités nécessaires, que je vois paroître dans mon cabinet un petit Homme assez bien tourné. Après s’être promené par la chambre pendant quelques momens d’un air mélancolique & rêveur, son visage se déride tout d’un coup, & d’une maniére folâtre il se met à faire quatre ou cinq cabrioles. Il vient à moi d’un air cavalier, nous nous embrassons bras des-sus bras dessous, nous voilà amis comme si je l’avois connu toute ma vie, & nous nous mettons à danser & à cabrioler ensemble comme deux vrais petits Foux.

Mon Génie aime à causer aussi-bien que moi, par conséquent nous ne fûmes pas longtems sans lier conversation ; & comme j’ai la tête toute pleine de Bagatelles, l’entretien roula bientôt sur cette importante matiére.

« En vérité, mon cher Génie lui dis-je, je commence à me dégoûter de cet Ouvrage, qui m’a paru plus divertissant dans le dessein, que je ne le trouve dans l’exécution. Plusieurs personnes sensées ne comprennent pas, non plus que moi, comment diantre j’ai pu donner là-dedans, moi qui me suis fait pendant toute ma vie une étude de cultiver ma Raison, & un mérite de plaider pour tout ce qui est raisonnable. Dites-moi, je vous en conjure, vous qui devez être instruit de mes affaires, comment je me suis fourré dans l’esprit une entreprise si bisarre ? »

A cette demande mon petit Ami fronça le sourcil, & me regarda pendant quelque tems d’un œil de pitié. « Voyez un peu, dit-il enfin, l’ingratitude des Hommes pour ceux qui veillent sur leur conduite, & à qui ils sont redevables de tant d’inspirations salutaires. C’est moi qui vous ai mis dans l’esprit ce dessein, que vous osez traiter de bisarre & de ridicule. Dès votre jeunesse je vous ai connu un louable panchant pour la Bagatelle ; mais, à mon grand regret, je l’ai vu contrebalancé par une vanité insupportable, qui vous portoit à l’envie de vous distinguer par la Raison. Vous le savez vous-même, vous avez balancé longtems entre ce panchant & cette vanité ; & quelques efforts que j’aye fait pour faire triompher la Bagatelle dans votre cœur, j’ai vu avec mortification que vous m’avez résisté insolemment, & même que vous m’avez résisté avec succès.

Il est vrai qu’à l’âge où la Raison combat en-vain la vivacité des Passions, je vous ai vu des retours charmans vers moi. Je vous regardois alors comme un Homme prêt à atteindre à la Fortune, & j’étois au comble de mes souhaits ; mais un petit dépit amoureux, la rebussade d’un Grand, un rien ruïnoit toutes mes espérances, & vous rejettoit à corps perdu dans cette gueuse de Philosophie, qui enseigne à ses Disciples le mépris du Rang & des Richesses, où la seule Bagatelle bien mise en œuvre est capable de mener. Résolu à n’en pas avoir le démenti, je fus consulter le Génie Tutélaire de la France, qui est de mes intimes ; & après une mure délibération, nous convînmes que je ferois tous mes efforts pour vous inspirer l’envie d’écrire sur la Bagatelle. Nous prévîmes bien que d’abord vous ne feriez que badiner ; mais nous espérâmes qu’à force de manier votre matiére & d’en faire l’éloge, vous pourriez vous apprivoiser avec elle, & la goûter à la fin tout de bon.

N’est-ce pas ainsi que des Gens très Or-thodoxes, qui ne défendoient d’abord les Hérésies, que pour embarasser & faire enrager des Théologiens orgueilleux, sont devenus véritablement Hérétiques ?

Vous voyez par-là, quelle obligation vous m’avez, aussi-bien qu’au Génie qui protége à présent les François, & qui est le plus expert Bagatelliste qui le soit jamais mêlé de gouverner un Homme, ou une Nation entiére.

Tout doucement, répondis-je, c’est lui peut-être qui inspire aux François leurs complimens, leurs maniéres polies & cérémonieuses, leurs galanteries, & leurs faillies vives : mais ses ordres ne sont pas si généralement suivis parmi ce Peuple, qu’on n’y voie fleurir encore les Sciences solides, le bon Esprit, & la vraie Philosophie.

Vous me feriez rire, repartit mon Génie, & vous êtes merveilleusement bien instruit de tout ce qui se passe dans un Pays si voisin de votre patrie.

Sciences solides, bon Esprit, vraie Philosophie, voila bien ce dont il s’agit en France à l’heure qu’il est. Il est vrai qu’on y trouve encore quelques vieux Breteurs de la Raison, un Fontenelle, un La Motte, gens dont l’âge a tellement endurci les fibres du cerveau, que tous les Génies du Monde travailleroient en-vain pour leur donner un autre pli. Mais la Jeunesse n’est pas assez mal avisée pour suivre de pareils modelles. Elle apporte en naissant les plus excellentes dispositions du monde, pour avoir en horreur tout ce dont l’acquisition coute la moindre peine, & pour suivre l’instinct de la simple Nature, à prendre cette expression dans son sens le plus étendu.

Par le bon Esprit vous entendrez apparemment cet esprit chimérique, qui découle, à ce qu’on prétend, de la Raison, & qui en a toute la correction & toute la sécheresse ? Aprenez, notre Ami, que cette espéce d’esprit qui a régné dans la France pendant plus d’un Siécle, est mort avec les pensions, & qu’on commence à en perdre jusqu’au souvenir.

Le seul métier, dont Appollon s’acquite à présent en France, est celui de Chantre du Pont-neuf. Le plus grand effort de génie de nos jeunes François ne va guéres plus loin, qu’à trouver la pointe de quelques Chansons malignes contre le Gouvernement ou contre les Femmes ; & ces petites Piéces ne sont guéres trouvées jolies qu’à proportion des ordures & des obscénités dont on les remplit.

Ce tour d’esprit descend des Personnes les plus hupées de la Cour jusqu’au moindre petit Bourgeois. Jugez par-là si la cérémonie, les complimens & la politesse doivent être les Bagatelles qui ayent la vogue à présent. Mais pour vous mettre mieux au fait, je veux vous divertir par la Description des Mœurs qui régnent à présent dans la Capitale de ce vaste Royaume. Ce sera pour une autre fois. »

XIX. Bagatelle. Du Jeudi 7. Juillet 1718. Il y a d’habiles gens, qui prétendent que mon Ouvrage ne sauroit se soutenir, & que je n’ai pas encore trente Bagatelles vaillant. Ils changeroient bien vite de sentiment, s’ils savoient la merveilleuse trouvaille que j’ai faite depuis peu : c’est une suite au Comte de Gabalis, qui vient d’être imprimée à la Haye, sous ce titre, Les Génies assistans & les Gnômes irréconciliables. Le charmant Livre ! on jureroit en le lisant, que je l’ai pris pour modéle de mes réflexions, sur la maniére d’écrire légérement & spirituellement. On y voit d’abord des raisonnemens Métaphysiques si fins & si déliés, qu’on est forcé à les croire, parce qu’on ne les entend pas. Ensuite on y découvre avec plaisir le récit autentique de plusieurs Apparitions si bien attestées, que pour oser les nier il faut faire main-basse sur toute la Foi Historique ; ou supposer que ces Apparitions n’ont été l’effet que d’une imagination étourdie par des vapeurs, ou échauffée par la fiévre. Tant y a, que de ces raisonnemens, & de ces faits, le Livre en question conclut que tout Homme, outre un Ange qu’il a pour le conduire dans les matiéres Sacrées & Spirituelles, a encore un Génie, qui le dirige dans les affaires qui ne concernent que ce Monde ; & que les Républiques, les Royaumes & les Empires ont aussi chacun leur Génie Tutélaire. Comme j’ai lu cet Ouvrage avec toute la doze de crédulité requise, j’en ai tiré tout le profit imaginable. Dès-que j’y vis un Formulaire mistérieux, par la force duquel on peut évoquer son propre Génie, je trouvai bon de m’en servir, & la chose me réussit dans la derniére perfection. A peine ai-je prononcé certains termes barbares avec toutes les formalités nécessaires, que je vois paroître dans mon cabinet un petit Homme assez bien tourné. Après s’être promené par la chambre pendant quelques momens d’un air mélancolique & rêveur, son visage se déride tout d’un coup, & d’une maniére folâtre il se met à faire quatre ou cinq cabrioles. Il vient à moi d’un air cavalier, nous nous embrassons bras des-sus bras dessous, nous voilà amis comme si je l’avois connu toute ma vie, & nous nous mettons à danser & à cabrioler ensemble comme deux vrais petits Foux. Mon Génie aime à causer aussi-bien que moi, par conséquent nous ne fûmes pas longtems sans lier conversation ; & comme j’ai la tête toute pleine de Bagatelles, l’entretien roula bientôt sur cette importante matiére. « En vérité, mon cher Génie lui dis-je, je commence à me dégoûter de cet Ouvrage, qui m’a paru plus divertissant dans le dessein, que je ne le trouve dans l’exécution. Plusieurs personnes sensées ne comprennent pas, non plus que moi, comment diantre j’ai pu donner là-dedans, moi qui me suis fait pendant toute ma vie une étude de cultiver ma Raison, & un mérite de plaider pour tout ce qui est raisonnable. Dites-moi, je vous en conjure, vous qui devez être instruit de mes affaires, comment je me suis fourré dans l’esprit une entreprise si bisarre ? » A cette demande mon petit Ami fronça le sourcil, & me regarda pendant quelque tems d’un œil de pitié. « Voyez un peu, dit-il enfin, l’ingratitude des Hommes pour ceux qui veillent sur leur conduite, & à qui ils sont redevables de tant d’inspirations salutaires. C’est moi qui vous ai mis dans l’esprit ce dessein, que vous osez traiter de bisarre & de ridicule. Dès votre jeunesse je vous ai connu un louable panchant pour la Bagatelle ; mais, à mon grand regret, je l’ai vu contrebalancé par une vanité insupportable, qui vous portoit à l’envie de vous distinguer par la Raison. Vous le savez vous-même, vous avez balancé longtems entre ce panchant & cette vanité ; & quelques efforts que j’aye fait pour faire triompher la Bagatelle dans votre cœur, j’ai vu avec mortification que vous m’avez résisté insolemment, & même que vous m’avez résisté avec succès. Il est vrai qu’à l’âge où la Raison combat en-vain la vivacité des Passions, je vous ai vu des retours charmans vers moi. Je vous regardois alors comme un Homme prêt à atteindre à la Fortune, & j’étois au comble de mes souhaits ; mais un petit dépit amoureux, la rebussade d’un Grand, un rien ruïnoit toutes mes espérances, & vous rejettoit à corps perdu dans cette gueuse de Philosophie, qui enseigne à ses Disciples le mépris du Rang & des Richesses, où la seule Bagatelle bien mise en œuvre est capable de mener. Résolu à n’en pas avoir le démenti, je fus consulter le Génie Tutélaire de la France, qui est de mes intimes ; & après une mure délibération, nous convînmes que je ferois tous mes efforts pour vous inspirer l’envie d’écrire sur la Bagatelle. Nous prévîmes bien que d’abord vous ne feriez que badiner ; mais nous espérâmes qu’à force de manier votre matiére & d’en faire l’éloge, vous pourriez vous apprivoiser avec elle, & la goûter à la fin tout de bon. N’est-ce pas ainsi que des Gens très Or-thodoxes, qui ne défendoient d’abord les Hérésies, que pour embarasser & faire enrager des Théologiens orgueilleux, sont devenus véritablement Hérétiques ? Vous voyez par-là, quelle obligation vous m’avez, aussi-bien qu’au Génie qui protége à présent les François, & qui est le plus expert Bagatelliste qui le soit jamais mêlé de gouverner un Homme, ou une Nation entiére. Tout doucement, répondis-je, c’est lui peut-être qui inspire aux François leurs complimens, leurs maniéres polies & cérémonieuses, leurs galanteries, & leurs faillies vives : mais ses ordres ne sont pas si généralement suivis parmi ce Peuple, qu’on n’y voie fleurir encore les Sciences solides, le bon Esprit, & la vraie Philosophie. Vous me feriez rire, repartit mon Génie, & vous êtes merveilleusement bien instruit de tout ce qui se passe dans un Pays si voisin de votre patrie. Sciences solides, bon Esprit, vraie Philosophie, voila bien ce dont il s’agit en France à l’heure qu’il est. Il est vrai qu’on y trouve encore quelques vieux Breteurs de la Raison, un Fontenelle, un La Motte, gens dont l’âge a tellement endurci les fibres du cerveau, que tous les Génies du Monde travailleroient en-vain pour leur donner un autre pli. Mais la Jeunesse n’est pas assez mal avisée pour suivre de pareils modelles. Elle apporte en naissant les plus excellentes dispositions du monde, pour avoir en horreur tout ce dont l’acquisition coute la moindre peine, & pour suivre l’instinct de la simple Nature, à prendre cette expression dans son sens le plus étendu. Par le bon Esprit vous entendrez apparemment cet esprit chimérique, qui découle, à ce qu’on prétend, de la Raison, & qui en a toute la correction & toute la sécheresse ? Aprenez, notre Ami, que cette espéce d’esprit qui a régné dans la France pendant plus d’un Siécle, est mort avec les pensions, & qu’on commence à en perdre jusqu’au souvenir. Le seul métier, dont Appollon s’acquite à présent en France, est celui de Chantre du Pont-neuf. Le plus grand effort de génie de nos jeunes François ne va guéres plus loin, qu’à trouver la pointe de quelques Chansons malignes contre le Gouvernement ou contre les Femmes ; & ces petites Piéces ne sont guéres trouvées jolies qu’à proportion des ordures & des obscénités dont on les remplit. Ce tour d’esprit descend des Personnes les plus hupées de la Cour jusqu’au moindre petit Bourgeois. Jugez par-là si la cérémonie, les complimens & la politesse doivent être les Bagatelles qui ayent la vogue à présent. Mais pour vous mettre mieux au fait, je veux vous divertir par la Description des Mœurs qui régnent à présent dans la Capitale de ce vaste Royaume. Ce sera pour une autre fois. »