X. Bagatelle Justus Van Effen Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Klara Gruber Editor Katharina Jechsmayr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 14.10.2015 o:mws.3725 Justus Van Effen: La Bagatelle ou Discours ironiques, ou l’on prête des Sophismes ingénieux au Vice & à l’Extravagance, pour en faire mieux sentir le ridicule. Amsterdam: Herman Uytwerf 1742, 53-58, La Bagatelle 1 011 1742 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Männerbild Immagine di Uomini Image of Men Imagen de Hombres Image de l'homme Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Erziehung und Bildung Educazione e Formazione Education and Formation Educación y Formación Éducation et formation Religion Religione Religion Religión Religion France 2.0,46.0 Italy Rome Rome 12.51133,41.89193

X. Bagatelle.

Du Lundi 6 Juin 1718.

Je ne tirerai pas les exemples que j’ai promis à mon Lecteur, de cette partie obscure du Genre-humain, qui vit & qui meurt sans qu’on s’en apperçoive. Je n’alléguerai pas ces hommes, qui pendant soixante ans passent six jours de la semaine à remuer une scie ou une navette, & qui s’enivrent réguliérement le Dimanche. Non, j’aime mieux examiner la conduite de certaines personnes considérables dans le Monde, qui se distinguent des autres hommes, & qui quelquefois se survivent à eux-mêmes par une belle réputation.

On ne sauroit me nier, que l’Education ne décide d’ordinaire souverainement du rolle qu’un homme jouera dans le Monde. Un Charpentier délibére dans Horace, si d’une Buche qu’il voit à ses piés, il sera un Banc ou une Divinité. La plupart des Péres en agissent à peu près de la même maniére à l’égard de leurs Enfans.

Un Artisan un peu aisé a un Fils, il doit en faire quelque chose ; mais qu’en fera-t-il ? un Tailleur, ou un Ministre de l’Evangile ? Le bon homme a quelque ambition, & il est Diacre ; son Fils sera Ministre, & même Ministre Coccéïen, la chose est résolue. Dès-que le Garçon est en âge, on l’envoie à l’Université, muni déja d’un profond méprit pour tout ce qui ne sent pas le Type, & c’est par le Type qu’il mesure le respect qu’il doit avoir pour ses Professeurs. Chaque leçon qu’il entend, allonge dans son cerveau la chaîne des Images Orthodoxes & Coccéïennes ; elle est achevée au bout de six mois ; trois ans consécutifs servent à la renforcer, & au bout de ce tems elle tient si bien, qu’il est impossible de la rompre jamais. Ce corps d’images roule continuellement dans le cerveau du jeune Théologien ; & pour le garantir de tous les assauts de quelques autres images insolentes & étrangéres, la Paresse marche à là tête de la bande, & la derniére file est serrée par la crainte de l’Hérésie. La Machine Théologique monte enfin en chaire, il ravit, il enléve : c’est un des grands Théologiens du Siécle, & il est parvenu à ce haut degré d’habileté & de réputation, sans avoir jamais senti le besoin de ce Principe intelligent & actif qu’on appelle l’Ame raisonnable.

Lycidas, cet homme savant jusqu’au prodige, se trouve dans une compagnie composée de gens différens d’âge & de caractére ; il y entend parler d’Amour, de Politique, de Morale, de Philosophie : tous ces discours ne sont que vains sons qui lui frappent l’oreille, sans faire entrer la moindre image dans son cerveau ; il est immobile dans sa chaise, & regarde de tems en tems autour de lui d’un œil éteint & stupide. Un Nouvelliste Politique, enfin, vient à nom-mer Rome, voilà mon Savant qui se réveille ; on est tout étonné de voir du mouvement dans son corps, & quelques espéces d’étincelles de feu dont ses yeux paroissent animés. D’où vient un changement si subit ? C’est qu’on vient de toucher la véritable corde de son imagination. Voilà des chaînes d’images qui sortent en foule de leurs niches ; son cerveau est meublé dans un moment d’Arcs de triomphe délabrés, de Ruïnes d’Amphithéâtres, de Statues mutilées, de Vases brisés, de vieux Habits tout en guennilles, & de Médailles mangées de rouille. Il ouvre la bouche, il parle ; mais tout son discours n’est qu’un détail sec de tout ce qu’il fait sur cette matiére, sans être accompagné d’aucune réflexion utile. Il vous instruit des différentes opinions où sont les Antiquaires sur la figure d’une Médaille, sur laquelle les uns trouvent un Consul Romain, les autres un Gladiateur, les autres un Esclave ; sans vous dire un mot de l’utilité qu’on pourroit tirer d’aucun de ses sentimens s’il étoit démontré d’une maniére évidente. Enfin, il se connoit en Médailles, il fait distinguer les vraies des fausses.

On en jettera une vingtaine sur la table ; celle-ci, dira-t-il d’abord, est du Siécle d’Auguste ; cette autre du Siécle de Neron ? & ainsi du reste : mais il n’a jamais songé à éclaircir par ce moyen une difficulté d’Histoire, ni a rectifier un point de Chronologie. Heureux seulement, trop heureux, s’il peut un jour compléter sa suite d’Empereurs, en trouvant par un hazard favorable une seule Médaille qui y manque !

Mais peut-on avoir de l’esprit & de l’esprit infiniment, sans avoir une ame ? Sans doute, rien n’est même plus ordinaire ; & tel, s’il avait une ame, n’auroit pas le quart de l’esprit qu’il a à présent.

Voyez Eraste, par exemple, il n’y a pas d’homme au Monde dont l’esprit petille d’un feu plus charmant. C’est un homme d’une santé vigoureuse, il a de la naissance, la fortune lui rit ; en un mot, tout entretient son cœur dans une gayeté aimable, & de-là il ne s’éléve dans son imagination que des vapeurs bénignes.

Dès-qu’il entre dans une conversation, elle prend une face riante ; il ne reste jamais court sur rien ; les images voltigent dans sa tête avec une rapidité surprenante, elles s’accrochent les unes aux autres avec une bisarrerie si particuliére & si agréable, qu’elles nous surprennent toujours par un air de nouveauté, qui ne nous donne pas le loisir d’examiner leurs liaisons, du côté de l’exactitude. Ce qui charme le plus en lui, ce sont certains Coqs-à l’âne, dont l’arrangement desordonné a quelque chose de si surprenant, qu’il arracheroit du moins un sourire à la Raison même la plus austére. Quand on se met devant lui sur une matiére de Raisonnement, où il convient naturellement lui-même qu’il n’entend rien du tout, il jette au travers de cet entretien sérieux, des plaisanteries si drolles, qu’elles dérangent toute la Philosophie, qui est obligée de perdre le fil de ses argumens dans un long éclat de rire. Ajoutons que le hazard unit quelquefois dans son cerveau des idées, qui paroissent les plus incompatibles, par une liaison la plus juste & la plus exacte : ce sont des sentences admirables, exprimées par des tours les plus vifs & les plus concis. Cependant cela lui échappe, il croit parler comme il parle toujours.

Le concours fortuit des Images est encore plus marqué dans le cerveau de Céliméne, mais il n’y fait pas des effets si aimables : c’est pourtant une Fille charmante, dont les faillies sont impayables.

Elle sort en carosse, pour mener la sage Artémise à l’Opéra ; elle entre chez cette Amie, où d’abord son cerveau est frappé d’une table de jeu : tout d’un coup l’Opéra fait place à une reprise d’Hombre, & les matadors chassent de son cerveau Roland & Angélique : elle gagne, le feu abandonne pourtant ses yeux, qui paroissent languir dans une tendre & douce rêverie. Cependant elle entend jouer du violon dans l’office, elle tressaïllit : l’Image du violon s’accroche à celle de la danse, & les esprits animaux descendent aussi-tôt dans le cœur & dans les jambes de la Belle. Ah ! ma Chére, dit-elle à Artémise à moitié haut, quel plaisir si quelqu’un nous donnoit les violons ! Un de ses Amans, attentif à l’occasion de l’obliger, part de la main, voilà les violons venus. Céliméne danse un menuet, tire son mouchoir, fait tomber une Lettre. Zeste, voilà les violons & la danse rentrés dans leurs niches ; elle n’y songeoit pas, la Poste va partir dans une heure, & elle est indispensablement obligée d’écrire à trois ou quatre Amies. Les priéres les plus pressantes, les flatteries les plus outrées ne font que blanchir ; elle ne resteroit pas une minute de plus pour tous les biens du Monde. Artémise, qui connoit les allures de la Belle, dit qu’on a tort de la presser, puisqu’elle a des affaires. Céliméne sort brusquement, saute légérement dans son carosse, la voilà partie. Dans le tems que toute la compagnie est dans la consternation par un départ si précipité, la porte de la sale s’ouvre, c’est Céliméne : dans le fond elle écrira bien demain, & un jour de délai plus ou moins n’est pas une affaire.

X. Bagatelle. Du Lundi 6 Juin 1718. Je ne tirerai pas les exemples que j’ai promis à mon Lecteur, de cette partie obscure du Genre-humain, qui vit & qui meurt sans qu’on s’en apperçoive. Je n’alléguerai pas ces hommes, qui pendant soixante ans passent six jours de la semaine à remuer une scie ou une navette, & qui s’enivrent réguliérement le Dimanche. Non, j’aime mieux examiner la conduite de certaines personnes considérables dans le Monde, qui se distinguent des autres hommes, & qui quelquefois se survivent à eux-mêmes par une belle réputation. On ne sauroit me nier, que l’Education ne décide d’ordinaire souverainement du rolle qu’un homme jouera dans le Monde. Un Charpentier délibére dans Horace, si d’une Buche qu’il voit à ses piés, il sera un Banc ou une Divinité. La plupart des Péres en agissent à peu près de la même maniére à l’égard de leurs Enfans. Un Artisan un peu aisé a un Fils, il doit en faire quelque chose ; mais qu’en fera-t-il ? un Tailleur, ou un Ministre de l’Evangile ? Le bon homme a quelque ambition, & il est Diacre ; son Fils sera Ministre, & même Ministre Coccéïen, la chose est résolue. Dès-que le Garçon est en âge, on l’envoie à l’Université, muni déja d’un profond méprit pour tout ce qui ne sent pas le Type, & c’est par le Type qu’il mesure le respect qu’il doit avoir pour ses Professeurs. Chaque leçon qu’il entend, allonge dans son cerveau la chaîne des Images Orthodoxes & Coccéïennes ; elle est achevée au bout de six mois ; trois ans consécutifs servent à la renforcer, & au bout de ce tems elle tient si bien, qu’il est impossible de la rompre jamais. Ce corps d’images roule continuellement dans le cerveau du jeune Théologien ; & pour le garantir de tous les assauts de quelques autres images insolentes & étrangéres, la Paresse marche à là tête de la bande, & la derniére file est serrée par la crainte de l’Hérésie. La Machine Théologique monte enfin en chaire, il ravit, il enléve : c’est un des grands Théologiens du Siécle, & il est parvenu à ce haut degré d’habileté & de réputation, sans avoir jamais senti le besoin de ce Principe intelligent & actif qu’on appelle l’Ame raisonnable. Lycidas, cet homme savant jusqu’au prodige, se trouve dans une compagnie composée de gens différens d’âge & de caractére ; il y entend parler d’Amour, de Politique, de Morale, de Philosophie : tous ces discours ne sont que vains sons qui lui frappent l’oreille, sans faire entrer la moindre image dans son cerveau ; il est immobile dans sa chaise, & regarde de tems en tems autour de lui d’un œil éteint & stupide. Un Nouvelliste Politique, enfin, vient à nom-mer Rome, voilà mon Savant qui se réveille ; on est tout étonné de voir du mouvement dans son corps, & quelques espéces d’étincelles de feu dont ses yeux paroissent animés. D’où vient un changement si subit ? C’est qu’on vient de toucher la véritable corde de son imagination. Voilà des chaînes d’images qui sortent en foule de leurs niches ; son cerveau est meublé dans un moment d’Arcs de triomphe délabrés, de Ruïnes d’Amphithéâtres, de Statues mutilées, de Vases brisés, de vieux Habits tout en guennilles, & de Médailles mangées de rouille. Il ouvre la bouche, il parle ; mais tout son discours n’est qu’un détail sec de tout ce qu’il fait sur cette matiére, sans être accompagné d’aucune réflexion utile. Il vous instruit des différentes opinions où sont les Antiquaires sur la figure d’une Médaille, sur laquelle les uns trouvent un Consul Romain, les autres un Gladiateur, les autres un Esclave ; sans vous dire un mot de l’utilité qu’on pourroit tirer d’aucun de ses sentimens s’il étoit démontré d’une maniére évidente. Enfin, il se connoit en Médailles, il fait distinguer les vraies des fausses. On en jettera une vingtaine sur la table ; celle-ci, dira-t-il d’abord, est du Siécle d’Auguste ; cette autre du Siécle de Neron ? & ainsi du reste : mais il n’a jamais songé à éclaircir par ce moyen une difficulté d’Histoire, ni a rectifier un point de Chronologie. Heureux seulement, trop heureux, s’il peut un jour compléter sa suite d’Empereurs, en trouvant par un hazard favorable une seule Médaille qui y manque ! Mais peut-on avoir de l’esprit & de l’esprit infiniment, sans avoir une ame ? Sans doute, rien n’est même plus ordinaire ; & tel, s’il avait une ame, n’auroit pas le quart de l’esprit qu’il a à présent. Voyez Eraste, par exemple, il n’y a pas d’homme au Monde dont l’esprit petille d’un feu plus charmant. C’est un homme d’une santé vigoureuse, il a de la naissance, la fortune lui rit ; en un mot, tout entretient son cœur dans une gayeté aimable, & de-là il ne s’éléve dans son imagination que des vapeurs bénignes. Dès-qu’il entre dans une conversation, elle prend une face riante ; il ne reste jamais court sur rien ; les images voltigent dans sa tête avec une rapidité surprenante, elles s’accrochent les unes aux autres avec une bisarrerie si particuliére & si agréable, qu’elles nous surprennent toujours par un air de nouveauté, qui ne nous donne pas le loisir d’examiner leurs liaisons, du côté de l’exactitude. Ce qui charme le plus en lui, ce sont certains Coqs-à l’âne, dont l’arrangement desordonné a quelque chose de si surprenant, qu’il arracheroit du moins un sourire à la Raison même la plus austére. Quand on se met devant lui sur une matiére de Raisonnement, où il convient naturellement lui-même qu’il n’entend rien du tout, il jette au travers de cet entretien sérieux, des plaisanteries si drolles, qu’elles dérangent toute la Philosophie, qui est obligée de perdre le fil de ses argumens dans un long éclat de rire. Ajoutons que le hazard unit quelquefois dans son cerveau des idées, qui paroissent les plus incompatibles, par une liaison la plus juste & la plus exacte : ce sont des sentences admirables, exprimées par des tours les plus vifs & les plus concis. Cependant cela lui échappe, il croit parler comme il parle toujours. Le concours fortuit des Images est encore plus marqué dans le cerveau de Céliméne, mais il n’y fait pas des effets si aimables : c’est pourtant une Fille charmante, dont les faillies sont impayables. Elle sort en carosse, pour mener la sage Artémise à l’Opéra ; elle entre chez cette Amie, où d’abord son cerveau est frappé d’une table de jeu : tout d’un coup l’Opéra fait place à une reprise d’Hombre, & les matadors chassent de son cerveau Roland & Angélique : elle gagne, le feu abandonne pourtant ses yeux, qui paroissent languir dans une tendre & douce rêverie. Cependant elle entend jouer du violon dans l’office, elle tressaïllit : l’Image du violon s’accroche à celle de la danse, & les esprits animaux descendent aussi-tôt dans le cœur & dans les jambes de la Belle. Ah ! ma Chére, dit-elle à Artémise à moitié haut, quel plaisir si quelqu’un nous donnoit les violons ! Un de ses Amans, attentif à l’occasion de l’obliger, part de la main, voilà les violons venus. Céliméne danse un menuet, tire son mouchoir, fait tomber une Lettre. Zeste, voilà les violons & la danse rentrés dans leurs niches ; elle n’y songeoit pas, la Poste va partir dans une heure, & elle est indispensablement obligée d’écrire à trois ou quatre Amies. Les priéres les plus pressantes, les flatteries les plus outrées ne font que blanchir ; elle ne resteroit pas une minute de plus pour tous les biens du Monde. Artémise, qui connoit les allures de la Belle, dit qu’on a tort de la presser, puisqu’elle a des affaires. Céliméne sort brusquement, saute légérement dans son carosse, la voilà partie. Dans le tems que toute la compagnie est dans la consternation par un départ si précipité, la porte de la sale s’ouvre, c’est Céliméne : dans le fond elle écrira bien demain, & un jour de délai plus ou moins n’est pas une affaire.