X. Bagatelle.
Du Lundi 6 Juin
1718.
Je ne tirerai pas les
exemples que j’ai promis à mon Lecteur, de cette partie obscure du
Genre-humain, qui vit & qui meurt sans qu’on s’en apperçoive. Je
n’alléguerai pas ces hommes, qui pendant soixante ans passent six jours
de la semaine à remuer une scie ou une navette, & qui s’enivrent
réguliérement le Dimanche. Non, j’aime mieux examiner la conduite de
certaines personnes considérables dans le Monde, qui se distinguent des
autres hommes, & qui quelquefois se survivent à eux-mêmes par une
belle réputation.
On ne sauroit me nier, que l’Education ne décide d’ordinaire
souverainement du rolle qu’un homme jouera dans le Monde. Un Charpentier
délibére dans Horace, si d’une Buche
qu’il voit à ses piés, il sera un Banc ou une Divinité. La plupart des Péres en agissent à peu
près de la même maniére à l’égard de leurs Enfans.
Un Artisan un peu aisé a un Fils, il
doit en faire quelque chose ; mais qu’en fera-t-il ? un Tailleur, ou un
Ministre de l’Evangile ? Le bon homme a quelque ambition, & il est
Diacre ; son Fils sera Ministre, & même Ministre Coccéïen, la chose est résolue. Dès-que le Garçon
est en âge, on l’envoie à l’Université, muni déja d’un profond méprit
pour tout ce qui ne sent pas le Type, & c’est par le Type qu’il
mesure le respect qu’il doit avoir pour ses Professeurs. Chaque leçon
qu’il entend, allonge dans son cerveau la chaîne des Images Orthodoxes & Coccéïennes ;
elle est achevée au bout de six mois ; trois ans consécutifs servent à
la renforcer, & au bout de ce tems elle tient si bien, qu’il est
impossible de la rompre jamais. Ce corps d’images roule continuellement
dans le cerveau du jeune Théologien ; & pour le garantir de tous les
assauts de quelques autres images insolentes & étrangéres, la Paresse marche à là tête de la bande, & la
derniére file est serrée par la crainte de l’Hérésie. La Machine Théologique monte enfin en chaire, il
ravit, il enléve : c’est un des grands Théologiens du Siécle, & il
est parvenu à ce haut degré d’habileté & de réputation, sans avoir
jamais senti le besoin de ce Principe intelligent & actif qu’on
appelle l’Ame raisonnable.
Lycidas, cet homme savant jusqu’au prodige, se trouve
dans une compagnie composée de gens différens d’âge & de caractére ;
il y entend parler d’Amour, de Politique, de Morale, de Philosophie :
tous ces discours ne sont que vains sons qui lui frappent l’oreille,
sans faire entrer la moindre image dans son cerveau ; il est immobile
dans sa chaise, & regarde de tems en tems autour de lui d’un œil
éteint & stupide. Un Nouvelliste Politique, enfin, vient à nom-mer Rome, voilà mon Savant qui se réveille ; on est tout
étonné de voir du mouvement dans son corps, & quelques espéces
d’étincelles de feu dont ses yeux paroissent animés. D’où vient un
changement si subit ? C’est qu’on vient de toucher la véritable corde de
son imagination. Voilà des chaînes d’images qui sortent en foule de
leurs niches ; son cerveau est meublé dans un moment d’Arcs de triomphe
délabrés, de Ruïnes d’Amphithéâtres, de Statues mutilées, de Vases
brisés, de vieux Habits tout en guennilles, & de Médailles mangées
de rouille. Il ouvre la bouche, il parle ; mais tout son discours n’est
qu’un détail sec de tout ce qu’il fait sur cette matiére, sans être
accompagné d’aucune réflexion utile. Il vous instruit des différentes opinions où sont les Antiquaires sur
la figure d’une Médaille, sur laquelle les uns trouvent un Consul
Romain, les autres un Gladiateur, les autres un Esclave ; sans vous dire
un mot de l’utilité qu’on pourroit tirer d’aucun de ses sentimens s’il
étoit démontré d’une maniére évidente. Enfin, il se connoit en
Médailles, il fait distinguer les vraies des fausses.
On en jettera une vingtaine sur la table ; celle-ci, dira-t-il d’abord,
est du Siécle d’Auguste ; cette autre du Siécle de Neron ? & ainsi du reste : mais il n’a jamais songé à
éclaircir par ce moyen une difficulté d’Histoire, ni a rectifier un
point de Chronologie. Heureux seulement, trop heureux, s’il peut un jour
compléter sa suite d’Empereurs, en trouvant par un hazard
favorable une seule Médaille qui y manque !
Mais peut-on avoir de l’esprit & de l’esprit infiniment, sans avoir
une ame ? Sans doute, rien n’est même plus ordinaire ; & tel, s’il
avait une ame, n’auroit pas le quart de l’esprit qu’il a à présent.
Voyez Eraste, par
exemple, il n’y a pas d’homme au Monde dont l’esprit petille d’un feu
plus charmant. C’est un homme d’une santé vigoureuse, il a de la
naissance, la fortune lui rit ; en un mot, tout entretient son cœur dans
une gayeté aimable, & de-là il ne s’éléve dans son imagination que
des vapeurs bénignes.
Dès-qu’il entre dans une conversation, elle prend une face riante ; il ne
reste jamais court sur rien ; les images voltigent dans sa tête avec une
rapidité surprenante, elles s’accrochent les unes aux autres avec une
bisarrerie si particuliére & si agréable, qu’elles nous surprennent
toujours par un air de nouveauté, qui ne nous donne pas le loisir
d’examiner leurs liaisons, du côté de l’exactitude. Ce qui charme le
plus en lui, ce sont certains Coqs-à l’âne, dont
l’arrangement desordonné a quelque chose de si surprenant, qu’il
arracheroit du moins un sourire à la Raison même la plus austére. Quand
on se met devant lui sur une matiére de Raisonnement, où il convient
naturellement lui-même qu’il n’entend rien du tout, il jette au travers
de cet entretien sérieux, des plaisanteries si drolles, qu’elles
dérangent toute la Philosophie, qui est obligée de perdre
le fil de ses argumens dans un long éclat de rire. Ajoutons que le
hazard unit quelquefois dans son cerveau des idées, qui paroissent les
plus incompatibles, par une liaison la plus juste & la plus exacte :
ce sont des sentences admirables, exprimées par des tours les plus vifs
& les plus concis. Cependant cela lui échappe, il croit parler comme
il parle toujours.
Le concours fortuit des Images est
encore plus marqué dans le cerveau de Céliméne, mais
il n’y fait pas des effets si aimables : c’est pourtant une Fille
charmante, dont les faillies sont impayables.
Elle sort en carosse, pour mener la sage Artémise à
l’Opéra ; elle entre chez cette Amie, où d’abord son cerveau est frappé
d’une table de jeu : tout d’un coup l’Opéra fait place à une reprise
d’Hombre, & les matadors chassent de son cerveau Roland & Angélique : elle gagne, le
feu abandonne pourtant ses yeux, qui paroissent languir dans une tendre
& douce rêverie. Cependant elle entend jouer du violon dans
l’office, elle tressaïllit : l’Image du violon s’accroche à celle de la
danse, & les esprits animaux descendent aussi-tôt dans le cœur &
dans les jambes de la Belle. Ah ! ma Chére, dit-elle à Artémise à moitié haut, quel plaisir si quelqu’un nous
donnoit les violons ! Un de ses Amans, attentif à l’occasion de
l’obliger, part de la main, voilà les violons venus. Céliméne danse un menuet, tire son mouchoir, fait tomber
une Lettre.
Zeste, voilà les violons & la danse rentrés dans
leurs niches ; elle n’y songeoit pas, la Poste va partir dans une heure,
& elle est indispensablement obligée d’écrire à trois ou quatre
Amies. Les priéres les plus pressantes, les flatteries les plus outrées
ne font que blanchir ; elle ne resteroit pas une minute de plus pour
tous les biens du Monde. Artémise, qui connoit les
allures de la Belle, dit qu’on a tort de la presser, puisqu’elle a des
affaires. Céliméne sort brusquement, saute légérement
dans son carosse, la voilà partie. Dans le tems que toute la compagnie
est dans la consternation par un départ si précipité, la porte de la
sale s’ouvre, c’est Céliméne : dans le fond elle
écrira bien demain, & un jour de délai plus ou moins n’est pas une
affaire.