Du Jeudi 26. Mai, 1718.
Anglois, qui,
aparemment pour me faire voir qu’il n’étoit pas aussi prévenu en faveur
de sa Nation qu’on accuse tous ses Compatriotes de l’être, me donna
plusieurs exemples curieux de la tendresse extraordinaire que les Anglois ont pour leur Nom de Famille, quand même
ils le trouveroient chez des gens qui ne leur apartiennent pas plus que
le Grand Mogol.
Mon Ami Anglois fut fort surpris de ne me pas voir
rire a gorge déployée, d’un fait qui selon lui me devoit paraître fort
bisarre, & qui semblera peut-être tel à quelques-uns de mes
Lecteurs, qui sont les raisonnables. Quoi ? diront-ils, travailler
cinquante ans de suite, suer sang & eau, se crotter tous les jours
dix fois jusqu’à l’échine, pour amasser du bien, & ensuite le donner
par testament, à qui ? à une partie de l’Alphabet arrangée d’une
certaine maniére, & vous ne trouvez pas cela bisarre & ridicule
au suprême degré ? Point du tout, qu’auroit-il fait de son bien ? Vous
me direz qu’il aurait pu le laisser à quelques personnes de mérite, qui
par ce moyen se seroient tirées de l’obscurité, Legs
pieux. Mais peut-être que ce n’étoit pas-là son goût : je vous
ai dit qu’il étoit Libraire, non habebat animam,
erat enim Bibliopola : vous m’avouerez que
cela se peut fort bien.
Parlons plus sérieusement, & faisons voir que cette maniére de disposer de son bien, n’est pas plus ridicule que les dispositions qu’on en fait d’ordinaire chez toutes les Nations civilisées, & par conséquent qu’il n’y a rien à redire.
Chez nous, quand on n’a point de proche Parent, on donne son bien ou à
quelque Ami flateur, qui, habile à succéder, n’a
d’autre mérite que d’avoir corrompu nos mœurs par de basses flateries,
& par des complaisances serviles ; ou bien à un Parent reculé, que
souvent on ne connoit ni d’Indes, pour se mettre en
possession d’une richesse qui lui est venue en dormant.
N’est-il pas indubitable que le bon
Disons un mot de la maniére la plus naturelle de succéder : c’est celle d’un Enfant qui entre dans les biens de
son Pére. Rien de plus juste, sur-tout si cet Enfant a de bonnes
qualités, & s’il s’est toujours fait un devoir de payer à l’auteur
de sa vie, le respect que la Nature exigeoit de lui. Mais si un Fils est
fort éloigné d’avoir quelque mérite, doit-il perdre pour cela son
droit ? Il faut distinguer. S’il n’est pas assez avare, ou si contre le
gré de son Pére il épouse une Fille agréable & vertueuse, il faut le
deshériter, cela ne souffre aucune difficulté, j’en apelle à l’Usage.
Mais si ce Fils est seulement une bête, s’il a les inclinations basses
& sordides, s’il est débauché sans être excessivement prodigue ;
enfin, s’il est un peu fripon par une noble inclination pour le bien,
c’est une autre affaire, pourquoi n’hériteroit il pas ? il a toutes les
qualités requises pour conserver le bien dans la famille.
Rationaliste, caractére assez rare parmi les
Vieillards, qui d’ordinaire ont trop bien profité de l’Expérience, pour
se laisser maîtriser par la Raison.
Ce Gentilhomme vivoit à la campagne d’un revenu assez considérable,
entretenant la santé de son corps par des exercices mo-
L’ainé étoit un cheval de carosse, rogue, fier, impérieux, ennemi juré de
tout ce qu’on apelle Erudition, Politesse : son occupation étoit la chasse, & il faisoit
son amusement de battre les Paysans, & de débaucher les
Villageoises.
Le second étoit un niais, trop sot pour avoir ici un caractére : à peine savoit-il lire à l’âge de dix-huit ans, & toute la premiére fleur de sa jeunesse s’étoit écoulée à causer avec des laquais, à badiner avec un chien, & à troquer des pigeons, dont il savoit nommer toutes les différentes espéces.
Pour le cadet, il avoit tout le mérite dé la famille. Ce que son Pére
estimoit le plus en lui, étoit un panchant presque naturel à peser tout
dans les balances de la Raison. Par cet heureux panchant, il ne
considéroit guéres la noblesse de son extraction, que par raport aux
devoirs qui y sont attachés : il aimoit l’étude, mais il la tournoit
beaucoup plus du côté du raisonnement, que du côté du savoir ; &
généralement l’ostentation entroit fort peu dans toute sa conduite : il
trouvoit toujours du tems pour s’appliquer à quelque chose d’utile, sans
jamais paroître embarassé de la compagnie des honnêtes gens qui venoient
l’en détourner : son esprit paroissoit porté à l’économie, il savoit
combien le revenu d’une Forêt seroit augmenté,
Il m’a dit plusieurs fois, qu’il feroit tous ses efforts pour laisser la
masse de son bien à son Enfant chéri ; & il croyoit qu’il suffisoit
pour les deux autres, de ne pas mourir de faim, & d’avoir chacun
huit cens livres de rente, & une petite chaumiére à la campagne.
Vous verrez dans le papier suivant, quelles raisons le bon homme
alléguoit pour justifier un procédé si extraordinaire.