Du Lundi 16. Mai 1718.
Il est vrai, dira-t-il, que mon
exactitude me rend peu propre à plaîre dans le grand monde ; mais
rien ne m’empêche de rouler dans un petit Cercle d’Amis sensés, dont
l’entretien peut me divertir d’une maniére utile. D’ailleurs,
absolument parlant, je puis m’en passer, je me suffis à moi-même.
Vous autres, vous dépendez de vos Compagnies, & vous n’êtes pas
entiers quand vous étes seuls. Semblables à des personnes qui se
servant de mets qui ne font que rafraîchir la bouche sans nourrir le
corps, doivent à tout moment manger sur nouveaux fraix, à peine
avez-vous goûté un de vos plaisirs ordinaires, que vous vous trouvez
malheureux s’il ne s’en présente pas d’abord un autre. Pour nous,
nous nourrissons notre ame d’alimens succulens, qui pendant longtems
peuvent nous sustanter. Par-tout où je me trouve seul, dans un
antre, dans un désert, j’y jouis de la satisfaction de me posséder
moi-même ; j’y suis toujours accompagné de mille idées rectifiées,
& dégagées, du fatras des préjugés vulgaires ;
je me plais à passer ces idées en revue, & à
m’enrichir de quelque nouvelle acquisition. Un Avare qui tire l’or
de ses coffres, qui se réjouit à la vue de ses trésors, & qui y
ajoute quelque nouveau gain, ne goûte pas un plaisir plus pur &
plus satisfaisant. De plus, mille objets que la coutume vous fait
envisager toujours avec une indolence stupide, attirent mon
attention. Une promenade est capable de me procurer le
divertissement le plus varié, un arbre, une plante ...
Ce maroufle de Philosophe n’aura-t-il jamais fait ?
Qu’on me permette de faire voir par la petite solution que je viens de
donner, & qui sans contredit est fort jolie, que l’Esprit a des avances prodigieux sur la Raison. Celle-ci fue sang & eau pour vous bâtir un
argument sur pilotis, la maniére de parler est assez extraordinaire pour
qu’on la trouve bonne : l’Edifice se léve lentement & solidement,
& quand on est prêt à y mettre la derniére pierre, zeste, un petit bon-mot, une petite citation bien appliquée,
part d’une imagination brusque comme un coup de fusil : voilà la Raison
& le Raisonnement qui en tiennent, Procumbit humi
bos.
raréfier les
pensées. Il faut entendre un peu la Physique, pour bien
concevoir la force du terme dont je me sers ici ; expliquons-nous. L’Air
a une certaine propriété, qu’on apelle Elasticité, c’est-à-dire, que chaque particule d’air peut se
replier : alors l’air se condense, & une grande quantité de cette
matiére peut être resserrée dans un petit espace. Quand au contraire ces
ressorts se lâchent, l’air se raréfie, & peu d’air suffit pour
remplir un grand espace. A présent on entendra bien que condenser ses pensées, c’est resserrer un grand
nombre de pensées dans un petit nombre de mots. Raréfier ses pensées, au contraire, c’est les étendre pour
leur faire occuper un grand terrain.
La prémiére de ces méthodes est en usage chez les Géométres & chez
les Faiseurs d’Extraits ; & la seconde est tombée en partage aux
Poëtes, aux Auteurs de Romans, aux Historiens modernes, aux
Métaphysiciens, aux Prédicateurs, en un mot, à tous les Ecrivains qui
prétendent avoir de l’esprit & de l’imagination. Je ne vois pas
qu’il vaille la peine de parler ici du stile des Géométres, & des
autres Rationalisles : ce sont de vrais prodigues ; ils s’imaginent
qu’ils auront toujours des pensées de reste, & il arrive bien
souvent qu’ils dépensent tout leur bien sobriété de stile.
Il est fort rare que les pensées condensées
fassent un bon effet dans un Ouvrage d’esprit ; mais il y a certaines
sortes de productions, où elles hâtent absolument tout : telles sont ces
Piéces gracieuses, & quelquefois précieuses, qu’on apelle pensée entiére
dans chaque Strophe de ses petites Odes ; & cela s’apelle les
étouffer, les étrangler. C’est ce que le Poëte sans
Fard lui
Quoique je me propose de vous faire voir clair comme le jour,
que ce petit Poëme est mauvais, abominablement mauvais, la justice qu’on
doit à tout le monde, m’oblige pourtant Réticence.
Que bientôt mes flots enflammez…
Quelque Chercheur de midi à quatorze heures me demandera
peut-être, que feroient ces flots enflammez, si
l’Auteur étoit une Fontaine ? Ce qu’ils feroient ? Parbleu !
tout ce qu’il vous plaîra ; qu’est-ce que cela me fait à moi ? Il est
pourtant très certain que l’Auteur le savoit bien, puisque dans le Vers
suivant il demande pardon à sa Maîtresse de l’intention de ses flots enflammez. On ne demande pas pardon à
sa Maîtresse pour rien. J’avoue qu’il est difficile à nous autres, de
bien juger de la gaillarde entreprise des flots en question : mais c’est
justement où consiste la délicatesse de la pensée. Je l’ai déja dit, le
propre du Délicat, c’est de faire penser ; &
comme il n’y a rien ici qui nous détermine à penser plutôt à une chose
qu’à une autre, il ne dépend que de nous de penser longtems ; & par
conséquent cette Rétitence est extraordinairement
délicate.