Discours Premier Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Karin Heiling Editor Sabine Sperr Editor Barbara Thuswalder Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 09.07.2015 info:fedora/o:mws.3384 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome II. Amsterdam und Paris: Rollin und Bauche 1758, 64-72, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 3 003 1758 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Philosophie Filosofia Philosophy Filosofía Philosophie Moral Morale Morale Moral Morale Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Wohltätigkeit Beneficenza Charity Caridad Bienfaisance France 2.0,46.0

Discours III. Un Courtisan disgracié étoit à la Bastille. Là sans Livre, sans occupation, en proie à l’ennui & à l’horreur de la prison, il s’avise d’apprivoiser une araignée ; c’étoit la seule consolation qui lui restoit dans son malheur. Le Gouverneur de la Bastille, par une inhumanité commune aux hommes accoutumés à voir des malheureux, écrase cette araignée. Fait tiré du Livre de l’Esprit, & rapporté antérieureent par vingt différens Auteurs.

Je comparerai la sériocité de ce Gouverneur à celle de vingt Seigneurs de Château, qui accablés de leur inutilité, dévotes d’ennui, & voulant paroître grands, appellent à leur secours le Curé, le voisin pauvre, ( gens qu’il est si aisé de flatter, parce que l’extrême médiocrité les rend tout à la fois humbles & vains ) les caressent dans une partie de plaisir, & les égorgent dans une partie de jeu. La com-paraison paroîtra tirée, & elle l’est ; mais je demande s’il y a plus de barbarie à arracher à un prisonnier le seul plaisir qui lui reste, qu’à dépouiller un honnête homme du seul écu qu’il ait pour vivre. Je crois que deux ames capables de ces différentes violences, sont bien égales en férocité. Je me représente le désespoir muet du Courtisan à qui on écrasa son araignée ; je me peins également l’horrible serrement de cœur du malheureux à qui on ravit impitoyablement sa subsistance. Je vois la même horreur & le même crime. Ce Curé, ce voisin indigent, paroissent moins à plaindre que le Courtisan, en ce qu’il semble qu’ils pouvoient éviter le malheur qui les accable maintenant. Cette partie où ils viennent d’être ruinés, n’étoit point d’une nécessité indispensable ; c’est par leur faute que leur maison va manquer de bois & de pain. . . . Ecoutons leur justification. Ils ont vécu six mois dans un antre ; réduits aux carrotes, au lard ranse, à la lueur pâle d’une lampe, à la société de quelques êtres infortunés comme eux ; le plaisir est venu frapper à leur porte, & leur a dit : Suivez-moi, sur mes traces vous trouverez une grande maison, beaucoup de valets pour vous servir, un homme riche, décoré, aimable, caressant, dont vous deviendrez les amis, qui vous dira des nouvelles, vous associera à ses amis illustres, vous nourrira des meilleurs mets, vous abbreuvera des meilleurs vins. Pouvoient-ils résister, pouvoient-ils être sourds, & calculer les inconvéniens du plaisir ? La misere, la soif, la faim ne leur ont pas permis de les connoître. Ils ont suivi ce guide enchanteur, ils ont trouvé tout ce qui leur avoit été promis, mais à la fin du jour on leur a signifié de tenir des cartes ; c’étoit un ordre, un ordre exprès ; ils ont pâli & balancé, mais ils ont compris que leur résistance alloit les bannir pour jamais d’un lieu enchanté : eh ! comment sacrifier à un malheur incertain, un bonheur assuré ? Ils espéroient d’ailleurs qu’on proportionneroit le combat à leur force ; ils n’ont connu tout leur danger que lorsque l’action étoit engagée ; ils ne pouvoient plus reculer. . . . Voilà ce que ces infortunés répondront à leurs Juges ; les condamnera-t’on ? Ah ! si après leur aveu, il paroît encore de l’imprudence dans leur obéissance, je n’en dirai que plus légitimement à l’homme cruel qui les a forcé de se ruiner en obéissant : Homme lâche, tyran cruel, sçachez descendre, ou vous suffire ; ce louis que vous avez gagné au Ministre des autels, est le sang du rustre malheureux ; ce petit grain d’or que vous dé-vorez des yeux, devoit nourrir pendant un mois une famille entiere. Transportez-vous dans deux maisons que vous venez de désoler, vous entendrez des gemissemens, des sanglots, les cris affreux de la faim, & des imprécations contre vous. . . . Je race ce tableau d’après la vérité, & la nature me l’inspire plus que la raison. Je fus témoin hier de l’horreur que je dépeins. Une femme dans la même circonstance où je viens de placer les deux objets que j’ai mis sur la scene, réduite à ne pas manger de tout le jour, fut réduite à emprunter de sa domestique le seul écu qu’elle eût, pour faire subsister son mari impotent. Je dirai pourtant à cette femme, & à quoiconque s’expose, comme elle, à tomber dans une si grande extrêmité, que, quoiqu’une fatale séduction ait rendu presqu’inévitable la docilité qui lui arrache aujourd’hui des larmes, on est en droit de la condamner en la plaignant. Il falloit qu’elle opposât une résistance noble à l’ordre qu’on lui signifioit : elle en auroit eu le courage, si elle avoit voulu s’y condamner ; mais le plaisir, la vanité, la gourmandise furent consultés : la vanité surtout. Eh ! quelle petitesse n’y a-t’il pas à attacher de la gloire à voir des gens dont on est la ressource dans l’ennui, & la victime dans le plaisir ? Le motif de la gourmandise seroit moins condamnable ; c’est du moins une foiblesse sans illusion ; il n’y a ici que la raison qui la condamne, & il y a moins à rougir d’un défaut de prudence, que d’une petitesse d’esprit. Cependant l’une & l’autre sont très-dignes de censure, quand l’effet qui s’enfuit, peut devenir si digne de pitié. On les mépriseroit en soi, on sçauroit leur résister, si l’on avoit le bon sens, la noblesse d’ame que fit autrefois admirer l’Anglois respectable dont parle l’Auteur du Livre de l’Esprit. « La Cour d’Angleterre, dit-il, ayant intérêt d’attirer un Seigneur dans son parti, M. Walpole va le trouver. Je viens, lui, dit-il, de la part du Roi, vous assurer de sa protection, vous marquer le regret qu’il a de n’avoir encore rien fait pour vous, & vous offrir un emploi plus convenable à votre mérite. Milord, lui répliqua le Seigneur Anglois, avant de répondre à vos offres, permettez-moi de faire apporter mon soupé devant vous. On lui sert au même instant un hachis fait du reste d’un gigot, dont il avoit dîné. Se tournant alors vers M. Walpole : Milord, ajouta-t’il, pensez-vous qu’un homme qui se contente d’un pareil repas, soit un homme que la Cour puisse aisément gagner ? Dites au Roi ce que vous avez vu ; c’est la seule réponse que j’aie à lui faire. »

Ce trait d’histoire renferme l’essence de la plus pure philosophie ; & quiconque, se trouvant placé au dessous des Grands par le malheur de la naissance ou l’inconstance de la fortune, voudra bien méditer sur l’héroïque fermeté dont il offre l’exemple, apprendra à vivre du lait de ses vaches, & du fruit de son jardin ; sçaura résister aux politesses des Grands, tant qu’il aura quelque chose à perdre ; & se dira cent fois par jour : C’est mon louis que l’on caresse ; quand je m’en serai laissé epouiller, on ne me croira plus digne que du plus profond mépris, & ce sera en riant de ma sottise, que l’on m’éclairera sur mon imprudence.

En songeant cobien les hommes sont orgueilleux, on croiroit que le seul amour propre doive suffire à ins-pirer ces grandes maximes qu’ont suivi quelques hommes qui ont sçu rester dans leur état. En songeant combien les hommes sont petits, on n’est plus étonné de leur voir tant d’aversion pour un état inférieur, qui les rend petits à leurs propres yeux. Ils veulent en sortir, & croyent en sortir réellement en se plaçant sur de petites éminences. Petits & vains, il est impossible qu’ils ne se livrent d’eux-mêmes à toute l’indiscrétion des Grands. Que feront ces derniers dans la circonstance toujours renaissante d’un ennui profond & humiliant ? Prêcheront-ils des fous qui viennent leur procurer du plaisir ? Non, ce seroit convertir la morale en Roman, que d’attendre d’eux cet héroïque sacrifice. Il faut donc que les hommes, manquant des qualités qui peuvent les rendre sages naturellement, s’imposent des loix pour y remédier.

Discours III. Un Courtisan disgracié étoit à la Bastille. Là sans Livre, sans occupation, en proie à l’ennui & à l’horreur de la prison, il s’avise d’apprivoiser une araignée ; c’étoit la seule consolation qui lui restoit dans son malheur. Le Gouverneur de la Bastille, par une inhumanité commune aux hommes accoutumés à voir des malheureux, écrase cette araignée. Fait tiré du Livre de l’Esprit, & rapporté antérieureent par vingt différens Auteurs. Je comparerai la sériocité de ce Gouverneur à celle de vingt Seigneurs de Château, qui accablés de leur inutilité, dévotes d’ennui, & voulant paroître grands, appellent à leur secours le Curé, le voisin pauvre, ( gens qu’il est si aisé de flatter, parce que l’extrême médiocrité les rend tout à la fois humbles & vains ) les caressent dans une partie de plaisir, & les égorgent dans une partie de jeu. La com-paraison paroîtra tirée, & elle l’est ; mais je demande s’il y a plus de barbarie à arracher à un prisonnier le seul plaisir qui lui reste, qu’à dépouiller un honnête homme du seul écu qu’il ait pour vivre. Je crois que deux ames capables de ces différentes violences, sont bien égales en férocité. Je me représente le désespoir muet du Courtisan à qui on écrasa son araignée ; je me peins également l’horrible serrement de cœur du malheureux à qui on ravit impitoyablement sa subsistance. Je vois la même horreur & le même crime. Ce Curé, ce voisin indigent, paroissent moins à plaindre que le Courtisan, en ce qu’il semble qu’ils pouvoient éviter le malheur qui les accable maintenant. Cette partie où ils viennent d’être ruinés, n’étoit point d’une nécessité indispensable ; c’est par leur faute que leur maison va manquer de bois & de pain. . . . Ecoutons leur justification. Ils ont vécu six mois dans un antre ; réduits aux carrotes, au lard ranse, à la lueur pâle d’une lampe, à la société de quelques êtres infortunés comme eux ; le plaisir est venu frapper à leur porte, & leur a dit : Suivez-moi, sur mes traces vous trouverez une grande maison, beaucoup de valets pour vous servir, un homme riche, décoré, aimable, caressant, dont vous deviendrez les amis, qui vous dira des nouvelles, vous associera à ses amis illustres, vous nourrira des meilleurs mets, vous abbreuvera des meilleurs vins. Pouvoient-ils résister, pouvoient-ils être sourds, & calculer les inconvéniens du plaisir ? La misere, la soif, la faim ne leur ont pas permis de les connoître. Ils ont suivi ce guide enchanteur, ils ont trouvé tout ce qui leur avoit été promis, mais à la fin du jour on leur a signifié de tenir des cartes ; c’étoit un ordre, un ordre exprès ; ils ont pâli & balancé, mais ils ont compris que leur résistance alloit les bannir pour jamais d’un lieu enchanté : eh ! comment sacrifier à un malheur incertain, un bonheur assuré ? Ils espéroient d’ailleurs qu’on proportionneroit le combat à leur force ; ils n’ont connu tout leur danger que lorsque l’action étoit engagée ; ils ne pouvoient plus reculer. . . . Voilà ce que ces infortunés répondront à leurs Juges ; les condamnera-t’on ? Ah ! si après leur aveu, il paroît encore de l’imprudence dans leur obéissance, je n’en dirai que plus légitimement à l’homme cruel qui les a forcé de se ruiner en obéissant : Homme lâche, tyran cruel, sçachez descendre, ou vous suffire ; ce louis que vous avez gagné au Ministre des autels, est le sang du rustre malheureux ; ce petit grain d’or que vous dé-vorez des yeux, devoit nourrir pendant un mois une famille entiere. Transportez-vous dans deux maisons que vous venez de désoler, vous entendrez des gemissemens, des sanglots, les cris affreux de la faim, & des imprécations contre vous. . . . Je race ce tableau d’après la vérité, & la nature me l’inspire plus que la raison. Je fus témoin hier de l’horreur que je dépeins. Une femme dans la même circonstance où je viens de placer les deux objets que j’ai mis sur la scene, réduite à ne pas manger de tout le jour, fut réduite à emprunter de sa domestique le seul écu qu’elle eût, pour faire subsister son mari impotent. Je dirai pourtant à cette femme, & à quoiconque s’expose, comme elle, à tomber dans une si grande extrêmité, que, quoiqu’une fatale séduction ait rendu presqu’inévitable la docilité qui lui arrache aujourd’hui des larmes, on est en droit de la condamner en la plaignant. Il falloit qu’elle opposât une résistance noble à l’ordre qu’on lui signifioit : elle en auroit eu le courage, si elle avoit voulu s’y condamner ; mais le plaisir, la vanité, la gourmandise furent consultés : la vanité surtout. Eh ! quelle petitesse n’y a-t’il pas à attacher de la gloire à voir des gens dont on est la ressource dans l’ennui, & la victime dans le plaisir ? Le motif de la gourmandise seroit moins condamnable ; c’est du moins une foiblesse sans illusion ; il n’y a ici que la raison qui la condamne, & il y a moins à rougir d’un défaut de prudence, que d’une petitesse d’esprit. Cependant l’une & l’autre sont très-dignes de censure, quand l’effet qui s’enfuit, peut devenir si digne de pitié. On les mépriseroit en soi, on sçauroit leur résister, si l’on avoit le bon sens, la noblesse d’ame que fit autrefois admirer l’Anglois respectable dont parle l’Auteur du Livre de l’Esprit. « La Cour d’Angleterre, dit-il, ayant intérêt d’attirer un Seigneur dans son parti, M. Walpole va le trouver. Je viens, lui, dit-il, de la part du Roi, vous assurer de sa protection, vous marquer le regret qu’il a de n’avoir encore rien fait pour vous, & vous offrir un emploi plus convenable à votre mérite. Milord, lui répliqua le Seigneur Anglois, avant de répondre à vos offres, permettez-moi de faire apporter mon soupé devant vous. On lui sert au même instant un hachis fait du reste d’un gigot, dont il avoit dîné. Se tournant alors vers M. Walpole : Milord, ajouta-t’il, pensez-vous qu’un homme qui se contente d’un pareil repas, soit un homme que la Cour puisse aisément gagner ? Dites au Roi ce que vous avez vu ; c’est la seule réponse que j’aie à lui faire. » Ce trait d’histoire renferme l’essence de la plus pure philosophie ; & quiconque, se trouvant placé au dessous des Grands par le malheur de la naissance ou l’inconstance de la fortune, voudra bien méditer sur l’héroïque fermeté dont il offre l’exemple, apprendra à vivre du lait de ses vaches, & du fruit de son jardin ; sçaura résister aux politesses des Grands, tant qu’il aura quelque chose à perdre ; & se dira cent fois par jour : C’est mon louis que l’on caresse ; quand je m’en serai laissé epouiller, on ne me croira plus digne que du plus profond mépris, & ce sera en riant de ma sottise, que l’on m’éclairera sur mon imprudence. En songeant cobien les hommes sont orgueilleux, on croiroit que le seul amour propre doive suffire à ins-pirer ces grandes maximes qu’ont suivi quelques hommes qui ont sçu rester dans leur état. En songeant combien les hommes sont petits, on n’est plus étonné de leur voir tant d’aversion pour un état inférieur, qui les rend petits à leurs propres yeux. Ils veulent en sortir, & croyent en sortir réellement en se plaçant sur de petites éminences. Petits & vains, il est impossible qu’ils ne se livrent d’eux-mêmes à toute l’indiscrétion des Grands. Que feront ces derniers dans la circonstance toujours renaissante d’un ennui profond & humiliant ? Prêcheront-ils des fous qui viennent leur procurer du plaisir ? Non, ce seroit convertir la morale en Roman, que d’attendre d’eux cet héroïque sacrifice. Il faut donc que les hommes, manquant des qualités qui peuvent les rendre sages naturellement, s’imposent des loix pour y remédier.