Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "No. 27", in: Le Nouveau Spectateur français, Vol.2\007 (1725), S. 97-112, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2021 [aufgerufen am: ].


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No. 27

Metatextualität► Suite de la Lettre d’un homme d’âge &c. ◀Metatextualität

Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► Fremdportrait► Un motif peu ordinaire acheva de me soumettre aux agrements & à la tendresse de mon aimable voisine. Revenant de souper avec mes amis, & me trouvant en pointe de vin, je la trouvai sur sa porte. Quoiqu’il [98] fût assez tard, elle me fit entrer. Elle étoit dans un négligé propre & appetissant, & sa Mere étoit déja couchée. Nous étions seuls & la demarche qu’elle hazardoit, me la faissoit régarder comme une conquête qui tomboit d’elle même entre mes mains victorieuses. Je fis quelques tentatives. Mais je me trouvai bien éloigné de mon compte. Aparemment que sa Mere avoit oublié de lui dire, qu’il ne falloit pas aimer les garçons, mais sa Mere, ou plûtôt sa raison & son cœur lui avoient dit qu’elle devoit être honnête fille. Elle se montra telle. Elle ne poussa point des cris, elle ne se défendit point comme une harangere. Non ; en répandant un torrent de larmes, elle dépeignoit par un discours entrecoupé, mais que le sentiment rendoit pathetique l’indignité, & la lacheté de mon entreprise.

Je sentis ma faute dans le moment même, & je lui en témoignai le repentir le plus vif & le plus sincére. Au milieu de mes protestations mon cœur fut inondé d’une passion véritable, accompagnée de la plus haute estime pour une personne si tendre & si sage. Je lui peignois le desordre de ses differents sentiments par les traits les plus forts & les plus naturels. Elle en fut touchée ; elle me pardonna, nous pleurames l’un & l’autre, & jamais larmes n’ont exprimé plus de tendresse & plus de satisfaction. Je restai avec elle une grande partie de la nuit. Je ne la quitai pas ; je m’arrachai d’auprès d’elle, bien [99] résolu de la revoir dès qu’il me seroit possible. Elle eut la force de m’en ôter, toutes les occasions trois jours de suite. Elle me desespera ; jamais elle n’eut pu trouver un moyen plus terrible, de punir l’offense que j’avois faite à sa vertu. Dans cet afreux état il n’y eut qu’un reste de vertu capable de me détourner du furieux dessein de m’ôter la vie. Heureusement pour moi, elle soufrit aussi de sa propre fermeté ; elle se hazarda à me revoir, elle m’expliqua les motifs de sa conduite ; quoiqu’elle m’eut mis à la torture, je justifiai son procedé, & je lui jurai avec toute la candeur possible, que je ne sortirois jamais du respect qui étoit dû à sa sagesse. Aussi ne retombai-je plus dans une insolence, qui m’avoit couté tant d’ameres douleurs. Pendant deux ans entiers je la vis tous les jours ; tous les jours je sentois que son esprit se développoit de plus en plus ; tous les jours je découvrois de nouvelles beautez dans son ame, & de nouveaux charmes dans son humeur. Je n’ai jamais vu une fille d’un merite si soutenu & si digne d’un attachement éternel. Il faut pourtant que j’avouë à ma honte que dans certains moments mon cœur avoit des retours vers ma maitresse de qualité. J’étois toujours dans l’habitude de bâtir des chateaux en Espagne ; dans quelques-uns de ces reves Romanesques qui me procuroient une espece de seconde vie, j’ôtois à l’une de ces belles la beauté, la fortune & la naissance, pour l’unir à la douceur, & la fide-[100]lité & à la touchante tendresse de l’autre, & de tout cela je me formois une maitresse proportionnée à l’idée que j’avois de mon merite.

Dans le fond cette chimere ne diminuoit en rien la passion fendre & fidelle que j’avois pour mon estimable voisine, ce n’étoit que la production d’une vanité inquiete, qui jusques dans les espaces imaginaires cherchoit de quoi se contenter. J’en fus convaincu un jour en voyant entrer dans une Compagnie la beauté, qui avoit si bien trompé mon orgueil. Sa vuë ne me causa qu’un petit trouble passager. Je me remis bien-tôt. J’affectai une folle gayeté, & je remarquai sans peine, qu’elle ne lui fit point de plaisir ; elle me trouva bien insolent, j’en suis sur, d’oser paroitre devant elle tranquille & même badin. Elle en rougit de dépit, elle tacha trois ou quatre fois de lier conversation avec moi, mais je me contentai de lui rendre ses monosyllabes distraites ouï, non, accompagnez de grandes & de serieuses revérences. Elle me lança même quelques uns de ces regards, qui avoient fait d’autrefois dans mon ame des impressions si imperieuses ; je feignis de n’y prendre pas garde. Je suis sur qu’elle m’auroit donné un souflet si elle avoit osé. La colere la plus emportée étoit peinte dans ses yeux & l’agitation de son cœur dérangeoit tous ses traits. Elle n’y put plus tenir ; elle se leva brusquement & elle se retira en prétextant un grand mal de tête. Dès lors elle [101] sortit entiérement de mon esprit, mon orgueil n’avoit plus rien à demander. Il avoit eu sa révanche sur le sien.

J’ai toujours cru qu’une sacheuse avanture qui m’arriva peu de tems après avoit quelque liaison avec l’insulte, que j’avois osé faire à la vanité de cette Demoiselle ; un jour que j’avois compagnie chez moi, je vis monter dans ma chambre un jeune Officier, qui passoit pour un grand Breteur, & que je voyois très rarement. Je savois pourtant que la belle en question ne lui étoit point indifférente. Dans la conversation il se saisit d’une raillerie fort innocente que je lui lançai. Il y répondit avec toute la brutalité possible ; en vomissant contre moi tout ce qu’il pouvoit imaginer de plus mortifiant. Ce qui me piqua le plus, c’est qu’il se jetta sur ma naissance, & qu’il me traitta de petit compagnon, à qui il apprendroit à avoir pour des gens de sa sorte, le respect, qui leur étoit dû.

J’écoutai ce beau discours avec un flegme furieux, dont la tranquillité, apparente étonna extremement mes amis. J’eus la force de lui répondre, que je n’avois pas cru l’offenser, & que je m’en rapportois à la compagnie s’il y avoit rien de choquant dans ce que j’avois pris la liberté de lui dire. Nous continuames à prendre du Caffé, & j’en servis à mon brutal comme aux autres, sans rien faire qui trahit la rage qui me dévoroit. On se sépara. Je sortis comme les autres, & je fis si bien que je réjoignis mon brutal. Je le priai de [102] vouloir bien me donner une leçon du respect que je lui devois. En me riant au nez, il me pria d’attendre un moment, & qu’il m’enverroit un tambour de sa Compagnie. Pour le coup ma fureur éclata, je lui jurai de lui donner cent coups de baton s’il differoit un instant à me suivre ; il marcha, je le conduisis à un grand quart de lieue de la Ville. En chemin faisant il m’accabla encore de mille impertinences. Je n’y répartis pas ; j’étois occupé à toute autre chose. L’image de ce que j’allois faire ramena à mon esprit quelques idées de Morale ; je sentois avec effroi, que si je tuois mon ennemi, je devois m’attendre à mourir sur un échauffau & que si je perissois dans le combat, je ne pouvois pas me dérobber aux horreurs de la damnation ; mais le moyen de reculer ! C’est moi même qui force ce jeune homme à se battre ; c’est exprès dans ce dessein que je le mene ici ; je seignerois du nez à présent ! que diroit-on de moi ? Je deviendrois le mépris & la risée de toute l’université. Ces raisons me parurent d’une force invincible. Je crus me trouver dans une necessité absolue d’offenser Dieu, & dans ce mélange afreux l’orgueil & de pieté, j’eus l’insolence de prier aredemment le Ciel de m’assister & de me tirer de tant de dangers terribles. La dessus nous mîmes l’épée à la main, mon Officier tomba sur moi avec fureur, & je me defendis avec une [103] tranquille prudence ; nous nous batimes pendant un gros quart d’heure, & à la fin j’eus le bonheur de lui donner plusieurs grands coups d’épée, & de le desarmer. Je déchirai ma cravate & ma chemise pour lui bander ses playes. Et dans la plus mortelle inqiétude je le ramenai chez lui ; je craignois à chaque pas, qu’il n’expirât entre mes mains. Quand je le vis dans son quartier, mes plus grandes alarmes se dissiperent ; je regagnai ma Chambre, & la en fondant en larmes, je demandai pardon à Dieu du crime que je venois de commettre ; je lui rendis grace de tout mon cœur de m’avoir accordé son secours, & je le suppliai de prévenir les suites funestes que pouvoit avoir mon action peu Chrétienne ; je fus tiré de ces actes de dévotion, par quelques amis qui avoient été présents à la querelle & qui ignorant ce qui venoit de se passer m’amenèrent souper & coucher chez eux, pour le prévenir. J’avois résolu de les laisser dans leur ignorance, mais un peu de sang que j’avois à un de mes gands les en fit sortir. Malgré la pieté qui venoit d’éclater dans mon ame, je fus ravi que l’affaire se fut, sans qu’on put m’accuser d’indiscrétion, & de forfanterie. Je fus obligé de rapporter toutes les circonstances de notre combat, & les applaudissements que ma bravoure s’attira, mirent d’abord fin à ma vertu foible & passagere. Je fus le lendemain que les blessures de mon ennemi n’étoient pas dangereuses & que le triste état où [104] je l’avois vu, avoit été causé en grande partie par sa lassitude, & par la perte de son sang. Voilà toute mon inquiétude évanouïe ; me voilà en liberté de me livrer à la méditation flatteuse de ma nouvelle gloire.

Peu de tems après, cette satisfaction fut fort troublée par une grande révolution dans les affaires de mon cœur. Mon aimable voisine fut arrachée à ma tendresse par un Oncle dont elle attendoit du bien & à qui sa Mere cedoit, pour cette raison, tout le droit de disposer de sa fille. Il la promit à un marchand d’une Ville voisine, & il fut impossible à la pauvre fille de trouver le moindre motif plausible pour rejetter un parti, qui lui convenoit de toutes manieres. Une catastrophe si peu attendue pensa nous faire expirer de douleur. Ma maitresse en eut une fievre cruelle dont sa seule jeunesse la sauva, & moi pendant long-tems je trainai dans la solitude une vie languissante. Quoique ma tristesse fut d’une longue durée, elle perdit en peu de tems la plus grande partie de sa vivacité ; elle changea bientôt dans une mélancolie calme, qui m’ôtoit le gout de toutes sortes de plaisirs. Je dirai à ma honte que je trouvai à m’afliger, dans cette situation, qui nous est inspirée par une tragedie touchante. D’où vient ? c’est que ma vanité n’étoit point interessée dans ma douleur ; mécontent du sort, j’étois content de moi, parce que je l’étois de ma maitresse. J’étois convancu, que si elle avoit été maitresse de sa destinée, elle [105] m’auroit preferé à tous les hommes de la terre ; cette certitude me soutenoit dans mon infortune, qui m’ôtoit ma gaïeté sans inonder mon ame de desordres cruels. Ma douleur cepandant <sic> se seroit usée très lentement, si elle n’avoit pas été brusquement dissipée par une affliction plus essentielle. Tout d’un coup je me vis privé de tout secours, & de tout appuï ; mon Patron envoya son fils voyager sous la conduite d’un Gouverneur ; il n’avoit plus besoin de moi, il me laissa là ; ce procedé étoit dans l’ordre. Peut-être ne m’auroit-il pas entiérement privé de ses bienfaits si ma conduite à son égard avoit été moins fiére, & plus prudente ; plusieurs fois en causant avec lui j’avois été impertinent pour n’être point de son opinion, & j’avois même poussé l’insolence jusques à avoir raison ; ce sont des outrages que les grands ne pardonnent gueres. Je n’étois plus en état de briller parmi mes amis de qualité. De folles dépenses m’avoient épuisé entiérement ; en voilà assez pour que tout le monde me tournât le dos, & me livrât aux sombres & mortifiantes réflexions sur le changement soudain de ma fortune. Je n’y pus résister, je quitai ma Patrie, pour chercher de l’emploi chez quelque grand Seigneur. Quelques amis qui me restoient encore m’en procurerent un fort honnête chez un homme de la premiére qualité, qui outre sa table, me donnoit une pension fort raisonnable. Je m’imaginois d’abord que je ferois avec ce Seigneur [106] sur un pied de familarité, & que mon prétendu bel-Esprit m’en seroit un ami, plûtôt qu’un Maitre. Que je me trouvai éloigné de mon compte ; c’étoit l’homme du monde le plus fier, & le plus impérieux. Un seul de ses régards faisoit trembler tous les Officiers de sa maison, il les traittoit tous comme des Esclaves, & quand je m’émancipois jusques à lacher quelques traits d’Esprit ; il me régardoit avec un sourire amer & méprisant qui me relançoit d’une terrible maniere ; cet air me faisoit entendre, qu’il étoit impertinent à un petit compagnon comme moi de dire de jolies choses, & qu’il n’appartenoit qu’à lui dans toute sa maison d’avoir de l’esprit, & des lumieres. Cette triste découverte m’étourdit & ouvrit devant mon ame l’afreuse perspective d’une accablante dépendance, que ma vanité abhorroit, & que l’état de mes affaires rendoit pourtant d’une nécessité absolue. Dès ce moment mon desir de briller fut étouffé ; mon babil se changea dans un silence stupide, mes pensées ambitieuses se cacherent au fond de mon cœur, je me trouvai en quelque sorte anétanti ; chaque jour de nouvelles mortification me plongeoient plus avant dans ce triste état & bientôt mon esprit & mon humeur furent obscurcis par une noire & triste melancolie. Dans le fond j’étois le maitre de changer mon sort, j’étois sur qu’une complaisance sans bornes pour toutes les opinions & pour toutes les fantaisies de Monseigneur me conci-[107]lieroit en moins de rien ses bonnes graces. Je savois que chez lui la mesure de l’esprit & des lumieres des autres hommes étoit le plus ou moins d’approbation qu’ils paroissoient accorder à ses pensées & à ses raisonnements ; mais soit vanité, ou roideur naturelle, ou quelqu’espece de vertu, il me fut impossible d’avilir mon ame, par une si indigne bassesse. Le silence étoit mon unique asyle contre l’orgueil de mon maitre. Par malheur il me forçoit quelquefois d’en sortir. Qu’arrivoit-il alors ! si par hazard j’étois de son sentiment, non-seulement je l’aprouvois mais j’osois prendre la liberté de l’apuïer par les raisons que mon genie me fournissoit. Dans ces occasions il m’auroit écouté pendant deux heures uniquement occupé à faire admirer à la Compagnie le justesse & la pénetration de mon esprit. Mais qu’elle situation étoit la mienne, quand ma farouche candeur me forçoit à déclarer que je n’étois pas tout-à-fait de son sentiment ? Un régard furieux, ou bien le petit fat, faisoit alors mourir le raisonnement dans ma bouche. C’est ainsi qu’au jugement de la même personne, j’étois tantôt un fort habile homme, & tantôt un petit fou plein de présomption. Il falloit avaler toutes ces couleuvres. Je m’accoutumai peu à peu à un si indigne traitement ; tout ma consolation consistoit dans une grand application à faire mon devoir, dans la recherche de la verité & dans le commerce d’un petit nombre d’amis éclairez & [108] vertueux. Mon esprit commença dans cette situation à perdre une grande partie de sa petillante vivacité, à raisonner juste sur la valeur réelle des objets, & à découvrir le ridicule des chimeres ambitieuses, qui avoient si souvent séduit mon attention. L’indépendance accompagnée d’une fortune médiocre, & de la tranquillité d’un cœur soumis à l’Empire de la seule raison s’offrit à mon ame comme l’unique félicité, digne des desirs d’un homme sage. C’est ainsi que mon cœur se trouva presqu’isolé ; ce qui l’attachoit encore au monde étoit un amour ardent pour la réputation, & un tendre penchant pour le beau-sexe. Pendant tout le tems de mon esclavage ce penchant resta enseveli sous ma mélancolie, ou suspendu par mes occupations continuelles ; je sentis seulement dans quelques moments de loisir, que le plaisir de plaire à une aimable personne pourroit balancer dans mon ame tout ce que ma destinée avoit d’accablant.

Il faut que je vous avouë ingenuement, que mes plus sérieuses réflexions sur le prix des choses & sur la vrai bonheur se mêloient très rarement aux touchantes consolations qui sortent du sein de la pieté, je formois dans mon ame une vertu indépendante de la Religion ? je ne laissois pas de la respecter, de la trouver souverainement aimable & utile, & de l’étudier avec soin, & de faire mes efforts pour la débarrasser dans mes idées de tout ce qui ne lui est pas [109] essentiel, mais elle restoit dans ma raison sans trouver la route de mon cœur. Il ne faut pas s’étonner, que ma vertu, fruit du chagrin & d’une vanité atterrée, se démentit bientôt, & se dissipât avec les foibles causes qui l’avoient produites. Ce furent là les occupations de mon esprit pendant quatre ou cinq années de servitude, à peine supportable, dont à la fin j’eus le bonheur de sortir avec une assez bonne charge qui pouvoit me faire subsister fort à mon aise. Mon maitre avoit eu plus de dix fois l’occasion de m’en procurer une meilleure. Mais d’un côté je lui étois utile, il ne vouloit pas me perdre ; j’avois trop de mérite pour être avancé ; de l’autre, il trouvoit bon de se servir des emplois qui étoient à sa disposition, pour se faire des amis, pour affermir, & pour étendre son crédit. Par une heureuse révolution pour moi son crédit tomba sans resource. Il ne pouvoit plus jouër le rolle d’homme accrédité, il se contenta de la gloire subalterne de faire le généreux. Je soutins d’abord avec assez de fermeté, l’agréable changement de ma fortune. J’avois fait de sérieuses réflexions sur le ridicule de ma vanité, & j’avois résolu de me précautionner avec vigilance contre les illusions d’un vice si profondement enraciné dans mon naturel. La liberté dont je jouïssois rendit une partie de sa vivacité à mon imagination désechée pendant long-tems par ma mélancolie.

Je rentrai dans les compagnies, ou d’abord [110] je ne fis paroitre qu’une assez modeste hardiesse ; j’y parlois comme un autre, & je croyois du moins garder un juste milieu entre la petulance & la timidité. Je ne laissois pas d’y faire de tems en tems l’homme d’Esprit, & de relever mes discours par de prétendus bons mots, que mon imagination inconsidérée rendoit quelquefois plus piquants, que je n’aurois souhaité. Ces traits railleurs lancez de tems en tems avec succez m’attirèrent des ris applaudissants, qui remirent ma vanité en jeu, & qui me touchèrent trop agréablement pour ne me pas faire perdre de vuë la sagesse de mes résolutions ; j’empirois de jour en jour. Je redevins bel-Esprit dans les formes. Je me livrai à une imagination échauffée & étourdie, & je suis sur que je me rendis réellement insupportable à un grand nombre de personnes, qui me faisoient le meilleur accueil du monde, & qui m’accambloient d’éloges seducteurs. Ceux qui m’avoient entrevu chez mon sourcillieux maitre, sans daigner faire à moi la moindre attention, furent fort surpris de voir que je parlois, que j’osois tenir le dez dans une compagnie, & même insulter à la bassesse du mépris qu’ils m’avoient temoigné si souvent. Je n’étois plus cet homme, qui articuloit mal un petit nombre de paroles, qui cherchoit les expressions & dont la crainte de mal parler empêchoit la foible attention de ceux qui faisoient semblant de l’écouter, de se [111] soutenir jusques à la fin d’une periode ; je parlois d’un ton élevé & ferme ; je prenois mes expressions à tout hazard & par là je menageois un air d’esprit & d’imagination à ce que je disois de plus foible & de plus commun ; quoique certainement je fusse un peu fat moi-même, & que la beauté de mes sentiments ne fût en grande partie qu’un effet de mon orgueil, la grande occupation de mon esprit dans les compagnies étoit de donner la chasse à la fatuité, & à la bassesse du cœur. Quel charme pour moi de terrasser par mes railleries, un sot que les richesses ou la naissance rendoient fier & suffisant ; quel plaisir de ne lui pas permettre de dire la moindre fadaise impunément & de découvrir toute la pauvrété de son ame ; il est vrai que j’étois trop bon, pour ne pas considérer la bonté dans les esprits même les plus niais & les plus stupides. J’avois trop de grandeur d’ame pour aggraver leur malheur, & je la poussois quelquefois jusqu’à défendre un honnête embecille contre les attaques de ceux qui avilissoient un peu moins de sottise par une plus haute opinion de leur mérite. S’il m’arrivoit dans le feu de la conversation de dire quelque chose d’offensant à une personne de merite, j’étois assez honnête homme pour en avoir du chagrin, & assez humble pour lui donner toute la satisfaction, qu’elle pouvoit raisonnablement desirer ; voilà tout le [112] fruit qui me restoit encore de mes réflexions, & je crains bien que la vanité n’eut encore une grande part dans cette humanité apparente. Avoir l’esprit superieur, & le cœur excellent, le magnifique caractere, il étoit trop beau, pour ne m’en pas mettre en possession, & pour n’en pas faire étalage devant ceux que je frequentois. ◀Fremdportrait ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1