Discours X. Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Karin Heiling Editor Sabine Sperr Editor Barbara Thuswalder Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 30.03.2015 info:fedora/o:mws.3347 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome II. Amsterdam und Paris: Rollin und Bauche 1758, 244-260, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 2 010 1758 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Liebe Amore Love Amor Amour Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art France 2.0,46.0

Discours X.

. . . . Bella, horrida bella.

Virg. Ӕneid. vi.86.

Ce sont des guerres qui font horreur.

Un de mes amis vint me trouver, il y a quelque temps, pour me proposer de me mener dans une maison où il me promit que je verrois deux phénomenes. Je m’y laissai conduire, & je vis que je n’étois pas trompé. Ces phénomenes sont le Marquis de P * * & la Comtesse de ***. Ils soupent réguliérement deux fois la semaine dans cette maison, & ils y apportent tant d’esprit, ils y donnent des scenes si agréables, qu’on y viendroit exprès pour les entendre. La Comtesse & le Marquis ont ensemble la plus intime liaison, & s’adorent réciproquement ; on le sçait, quand on consulte leurs yeux ; mais on en doute fort, quand on écoute leurs discours. On ne les voit jamais qu’on ne soit sûr qu’il y aura un combat très-vif entr’eux. Ils ne pensent nullement l’un comme l’autre, ils l’affectent même, & tous deux pensent très singuliérement ; leur conversation toujours animée, les ramene tôt ou tard sur la scene, & alors les personnalités ne sont pas épargnées ; mais ils font toujours trembler ceux qui les écoutent, pour leur tendre union, sans jamais sortir des bornes de la plaisanterie la plus ingénieuse & par conséquent la plus permise. Ces conversations sont des chef-d’œuvres d’esprit ; mais, de plus, on peut les regarder comme des modeles de dispute, & les offrir à ces disputeurs fa-rouches qui font toujours croire qu’ils vont s’égorger pour un mot. C’est par ce côté sur-tout que je les ai envisagées. J’en avois déjà entendu plusieurs, & je m’affligeois qu’elles fussent perdues ; je le dis à la maîtresse de la maison, dont les regrets à cet égard avoient prévenu les miens. J’osai lui proposer un expédient, pour empêcher que cette perte ne fût totale ; elle le goûta, & je ne tardai que jusqu’à la premiere occasion, à l’employer. La Comtesse & le Marquis parloient ordinairement avec assez de lenteur ; je connoissois un homme qui écrivoit très-vîte ; je le plaçai dans un cabinet, d’où l’on entendoit tout ce qui se disoit dans la salle ; & voici la conversation de ce jour là : on demanda au Marquis s’il avoit lu une brochure nouvelle.

Le Marquis.

Non : c’est un roman, & l’on m’a assuré qu’il n’y avoit rien contre les femmes.

La Comtesse.

Il faut donc à Monsieur des libelles ?

Le Marquis.

Des libelles, Madame ? Cela est bien fort. On n’avoue point ces goûts-là ; mais de plus je hais la calomnie.

La Comtesse.

Vous venez de dire le contraire, ou à peu près. N’aimer point à lire un roman, parce qu’il n’y a rien contre les femmes ; c’est, si je ne me trompe, justifier d’avance la question que je vous ai faite.

Le Marquis.

Je crois, Madame, que vous perdez un peu de vue la définition de la calomnie. Il me semble que ce qui la caractérise, c’est la fausseté de ce qu’elle débite ; & que tout discours ou récit, fondé sur un fait vrai, quoique débité méchamment, est simple-ment médisance. N’en convenez-vous pas ?

La Comtesse.

Oui, Monsieur, j’en conviens.

Le Marquis.

Eh bien, Madame, si vous en convenez, vous devez voir que je ne mérite point le reproche que vous me faites.

La Comtesse.

Parce que vous ne regardez que comme médisance les sottises qu’on prête aux femmes dans un roman !

Le Marquis.

Il est vrai que c’est ce que je pense.

La Comtesse.

Il est vrai que vous n’êtes guere poli.

Le Marquis.

Poli ? Est-ce bien là le terme ? J’ai peur qu’il n’y ait encore ici précipitation de jugement. Le mot dont vous vous servez, seroit fondé, & l’arrêt qu’il renferme tout-à-fait équitable, si dans toutes ces brochures qui abondent, vous étiez offensées, quoique chargées ; mais c’est ce qui n’est point. Des récits, des indiscrétions même ne sont plus des satyres, parce que des aventures ne sont plus taches. La nouvelle du jour, l’histoire de la veille, sont aujourd’hui dans l’ordre des choses les plus simples & les plus naturelles : on les raconte sans impertinence, on les entend sans scandale : par conséquent on les occasionne sans crime ; & si cela est, comme assurément vous n’en disconviendriez pas, si s’étoit un autre que moi qui le dît, il n’y a point de méchanceté dans mon goût, encore moins d’impolitesse dans mon aveu.

La Comtesse.

En vérité, vous extravaguez.

Le Marquis.

Non, car quand on extravague, on n’excite que la risée, & je vois que vous êtes prête à vous fâcher.

La Comtesse.

Mais où avez-vous pris que des aventures ne deshonorent plus ?

Le Marquis.

Je ne l’ai pris nulle part, Madame, car cela faute aux yeux & est prouvé partout.

La Comtesse.

Prouvé ? Monsieur ; je n’ai pas encore vu cela ; j’ai vu, au contraire, que d’un simple attachement, d’une inclination vraie, on en fait dans le monde une aventure.

Le Marquis.

C’est-à-dire, qu’on en parle, qu’on y répand du ridicule. Eh ! ne voyez-vous pas que c’est justement ce qui prouve que j’ai raison ? Pourquoi parle-t-on d’une affaire de cœur ? parce qu’elle étonne ; & pourquoi étonne-t-elle ? parce qu’il n’y a plus que des affaires de galanterie. Vous ne pouvez pas dire le contraire : vous me ferez bien l’honneur, je crois, de penser que trois ou quatre exemples d’un attachement bien tendre, que vous pourriez m’opposer dans tout Paris, ne sont pas une autorité suffisante conter ce que je dis ? Or, si la galanterie est si générale, elle est dès-lors nécessairement approuvée : car ce qui est mal en soi ne prend jamais jusqu’à un certain point. On n’en est pas encore parvenu à en faire une vertu, mais voyez qu’on fait un ridicule de l’amour ; la révolution n’est pas bien éloignée ; les bons esprits entrevoient déjà qu’on en viendra là ; ils le disent aux femmes, les encouragent à le croire, & tout cela fait ce silence qu’on garde sur les aventures, ou du moins cette innocence que je dis qu’il y a à les raconter.

La Comtesse.

Monsieur, vous iriez trop loin, vous en diriez trop, vous abuseriez trop de l’esprit, si je ne vous arrêtois. Votre raisonnement est faux ; mais de plus vous ne dites pas ce que vous pensez. Si la galanterie n’étoit pas un deshonneur, si les sottises qu’on prête aux femmes dans les brochures n’étoient pas un infamie, vous n’auriez pas tant de épugnance à lire celles où leur réputation est épargnée.

Le Marquis.

Cela paroît vrai au premier coup d’œil ; mais vous vous trompez encore sur mon goût, comme vous vous trompiez tantôt sur mes expressions. Vous vous imaginez que je dévore une brochure piquante, parce que les femmes y sont établies galantes, & décidément galantes ? Vous êtes dans l’erreur. Si les faits qu’on leur prête, n’avoient d’autre mérite que de mes les représenter telles, je ne les lirois pas, ou ils m’ennuyeroient. Le charme que j’y trouve, c’est cette explication de leurs motifs, ce développement de leurs ressorts, cette étendue de leurs ressources, qu’on y trouve à chaque page, quand elles sont sorties de la main d’un homme d’esprit, & encore plutôt d’un homme du monde. Comme galantes, vous ne m’amusez point, vous ne m’étonnez pas, vous ne m’instruisez point ; mais comme vaines, comme ambitieuses, comme artificieuses, comme perfides, vous me donnez un spectacle délicieux ; vous me représentez une reine entourée d’esclaves, un machiniste au milieu de ses automates, & vous m’apprenez à être un homme, par la connoissance que j’acquiers de vos desseins & de notre crédulité.

La Comtesse.

Enfin, Monsieur, la galanterie vous paroît donc toute simple ?

Le Marquis.

Oui, Madame, & j’espere vous en faire convenir.

La Comtesse.

Se donner à tout le monde, est, selon vous, une chose très-naturelle ?

Le Marquis.

Remontons aux principes, je vous prie. Se donner à tout le monde, c’est se donner à ce qui plaît. Si c’étoit une infamie comme vous voudriez le die, l’opprobre en retomberoit sur la nature qui a fait nos sentimens, & qui s’est bien marquée elle-même dans le penchant qu’on a à aimer.

La Comtesse.

Mais elle avoit fait l’amour, l’amour, comme je l’entends, avant la galanterie, puisque l’espece humaine ne s’est formée que par degrés, & a commencé par un.

Le Marquis.

Mais de ce qu’une chose est bien en soi, voulez-vous conclure qu’une autre ne peut pas être mieux ? Je ne condamne point l’amour, je respecte son droit d’ancienneté ; mais je dis que plusieurs plaisirs valent mieux qu’un & que plusieurs femmes font un bonheur plus grand qu’une maîtresse toujours blonde ou toujours brune, toujours vive ou toujours indolente.

Ici la Comtesse commence à se fâcher.

La Comtesse.

Vous n’avez pas toujours pensé de même. Vous oubliez un temps où vous ne viviez que pour aimer ; c’est dans ce même temps que je vous ai connu ; vous aviez perdu (n’importe de quelle façon) l’objet de vos tendres sentimens ; vous en étiez inconsolable ; vous ne paroissiez plus dans le monde ; tous vos amis s’efforçoient vainement à vous prêcher la dissipation. Je fus du nombre, je vous écrivis, & voici ce que vous me répondîtes ; car il semble que j’ai gardé cette lettre exprès pour vous confondre.

Ici la Comtesse lit.

« J’étois aimé, Madame. Ce mot signifie peu de chose dans le langage ordinaire. On est aimé, parce qu’on plaît, & l’on plaît souvent, parce qu’on est faux, ou ridicule. Plaisir très-foible ; gloire très-peu flatteuse : le sentiment est né du caprice, une nouvelle fantaisie emporte jusqu’aux vestiges d’un engagement : la coquette qui change, oublie qu’elle a aimé, & l’amant même qu’elle quitte, oublie qu’il fut heureux. Mais être aimé, signifie tout autre chose, quand on fait le récit d’un attachement passionné. C’est le caractere qui en fait la valeur, & le mien, quand je vous l’aurai fait connoître, vous apprendra que je ne puis vous rien dire de plus pour vous préparer à la compassion que je suis en droit d’attendre de vous, &c.

Le Marquis qui s’apperçoit que la Comtesse n’entend qu’avec chagrin ses singulieres maximes, croit ne les devoir plus défendre avec la même chaleur.

Le Marquis.

Eh bien, Madame, tout cela prouve que j’ai aimé : mais ai-je voulu dire le contraire ? Ai-je prétendu me donner pour un homme dévouré à l’inconstance ? Vous ai-je dit qu’il fût ridicule à mes yeux de s’enflammer & de rester fidele ? Non, Madame, rien de tout cela c’est sorti de ma bouche ; j’ai peint les mœurs, & non mes sentimens. J’ai dit que la galanterie considérée comme plaisir, est un plaisir très-grand ; qu’elle ne deshonore plus, parce que son principe, qui est dans la nature, & sa généralité qui la justifie dans les bons esprits, semblent lui avoir imprimé le sceau de l’approbiation publique. J’ai dit encore que deux femmes valoient mieux qu’une, & cela sera toujours vrai, parce que, si vous exceptez quelques engagemens où le cœur trouve toujours quelque chose à sentir, tous les autres, dès qu’ils n’ont plus la pointe de la nouveauté, ne sont plus qu’un ennui honorable ; au lieu que dans des goûts successifs, le plaisir est toujours renaissant. J’ai dit cela ; j’ai dit que les hommes pensoient ainsi, & que je n’y voyois rien que de très-naturel ; mais je n’ai pas mis mon cœur au nombre de ceux pour qui l’amour est nécessairement un être ridicule ou chimérique. J’ai connu ce sentiment délicieux, & je me sens flatté d’en faire l’aveu ; je l’éprouve, ou je puis l’é-prouver encore ; je crois qu’il n’y a rien au dessus des plaisirs qu’il nous donne ; mais je dis & je dirai toujours que, pour ceux qui ne peuvent plus, ou qui n’ont jamais pu s’attacher si fortement, la galanterie est un bonheur, & la constance un martyre ; qu’il doit être permis de se quitter quand on ne se plaît plus ; & que, si cela est permis, il l’est sans doute de s’attacher à ce qui peut plaire encore : or si ma maxime est vraie, la galanterie est innocente ; parce que, si l’on peut se livrer successivement à plusieurs objets aimables, il ne doit pas être défendu d’en aimer plusieurs à la fois. L’un mene à l’autre, c’est-à-dire, l’un est naturel, & l’autre le devient.

La Comtesse.

Ainsi, Monsieur, l’on pourra dire : Venez, vous me plaisez, je suis prête à me rendre, venez tous à la fois, le nombre ne me fait rien. . . . En vérité, cela est pitoyable.

Le Marquis.

Oui, Madame, cela pourra se dire. Mais prenez garde, je vous prie, que, quand je vous fais la galanterie si innocente, j’en place le germe précisément dans le cœur. Elle n’est plus que méprisable, si elle n’est pas naturelle, c’est-à-dire, si des motifs d’ambition, d’avidité, d’orgueil, sont le principe des ses actions. Je vois que vous êtes frappée de l’abus ; sans cela nous serions peut-être plus d’accord sur la chose.

La Comtesse alloit continuer, mais il survint du monde qui l’en empêcha. Le Marquis n’en fut vraisemblablement pas fâché : car je doute qu’il pensât les ingénieuses extravagances qu’il débitoit, & qu’à la fin il ne se fût trouvé très-embarrassé.

Discours X. . . . . Bella, horrida bella. Virg. Ӕneid. vi.86. Ce sont des guerres qui font horreur. Un de mes amis vint me trouver, il y a quelque temps, pour me proposer de me mener dans une maison où il me promit que je verrois deux phénomenes. Je m’y laissai conduire, & je vis que je n’étois pas trompé. Ces phénomenes sont le Marquis de P * * & la Comtesse de ***. Ils soupent réguliérement deux fois la semaine dans cette maison, & ils y apportent tant d’esprit, ils y donnent des scenes si agréables, qu’on y viendroit exprès pour les entendre. La Comtesse & le Marquis ont ensemble la plus intime liaison, & s’adorent réciproquement ; on le sçait, quand on consulte leurs yeux ; mais on en doute fort, quand on écoute leurs discours. On ne les voit jamais qu’on ne soit sûr qu’il y aura un combat très-vif entr’eux. Ils ne pensent nullement l’un comme l’autre, ils l’affectent même, & tous deux pensent très singuliérement ; leur conversation toujours animée, les ramene tôt ou tard sur la scene, & alors les personnalités ne sont pas épargnées ; mais ils font toujours trembler ceux qui les écoutent, pour leur tendre union, sans jamais sortir des bornes de la plaisanterie la plus ingénieuse & par conséquent la plus permise. Ces conversations sont des chef-d’œuvres d’esprit ; mais, de plus, on peut les regarder comme des modeles de dispute, & les offrir à ces disputeurs fa-rouches qui font toujours croire qu’ils vont s’égorger pour un mot. C’est par ce côté sur-tout que je les ai envisagées. J’en avois déjà entendu plusieurs, & je m’affligeois qu’elles fussent perdues ; je le dis à la maîtresse de la maison, dont les regrets à cet égard avoient prévenu les miens. J’osai lui proposer un expédient, pour empêcher que cette perte ne fût totale ; elle le goûta, & je ne tardai que jusqu’à la premiere occasion, à l’employer. La Comtesse & le Marquis parloient ordinairement avec assez de lenteur ; je connoissois un homme qui écrivoit très-vîte ; je le plaçai dans un cabinet, d’où l’on entendoit tout ce qui se disoit dans la salle ; & voici la conversation de ce jour là : on demanda au Marquis s’il avoit lu une brochure nouvelle. Le Marquis. Non : c’est un roman, & l’on m’a assuré qu’il n’y avoit rien contre les femmes. La Comtesse. Il faut donc à Monsieur des libelles ? Le Marquis. Des libelles, Madame ? Cela est bien fort. On n’avoue point ces goûts-là ; mais de plus je hais la calomnie. La Comtesse. Vous venez de dire le contraire, ou à peu près. N’aimer point à lire un roman, parce qu’il n’y a rien contre les femmes ; c’est, si je ne me trompe, justifier d’avance la question que je vous ai faite. Le Marquis. Je crois, Madame, que vous perdez un peu de vue la définition de la calomnie. Il me semble que ce qui la caractérise, c’est la fausseté de ce qu’elle débite ; & que tout discours ou récit, fondé sur un fait vrai, quoique débité méchamment, est simple-ment médisance. N’en convenez-vous pas ? La Comtesse. Oui, Monsieur, j’en conviens. Le Marquis. Eh bien, Madame, si vous en convenez, vous devez voir que je ne mérite point le reproche que vous me faites. La Comtesse. Parce que vous ne regardez que comme médisance les sottises qu’on prête aux femmes dans un roman ! Le Marquis. Il est vrai que c’est ce que je pense. La Comtesse. Il est vrai que vous n’êtes guere poli. Le Marquis. Poli ? Est-ce bien là le terme ? J’ai peur qu’il n’y ait encore ici précipitation de jugement. Le mot dont vous vous servez, seroit fondé, & l’arrêt qu’il renferme tout-à-fait équitable, si dans toutes ces brochures qui abondent, vous étiez offensées, quoique chargées ; mais c’est ce qui n’est point. Des récits, des indiscrétions même ne sont plus des satyres, parce que des aventures ne sont plus taches. La nouvelle du jour, l’histoire de la veille, sont aujourd’hui dans l’ordre des choses les plus simples & les plus naturelles : on les raconte sans impertinence, on les entend sans scandale : par conséquent on les occasionne sans crime ; & si cela est, comme assurément vous n’en disconviendriez pas, si s’étoit un autre que moi qui le dît, il n’y a point de méchanceté dans mon goût, encore moins d’impolitesse dans mon aveu. La Comtesse. En vérité, vous extravaguez. Le Marquis. Non, car quand on extravague, on n’excite que la risée, & je vois que vous êtes prête à vous fâcher. La Comtesse. Mais où avez-vous pris que des aventures ne deshonorent plus ? Le Marquis. Je ne l’ai pris nulle part, Madame, car cela faute aux yeux & est prouvé partout. La Comtesse. Prouvé ? Monsieur ; je n’ai pas encore vu cela ; j’ai vu, au contraire, que d’un simple attachement, d’une inclination vraie, on en fait dans le monde une aventure. Le Marquis. C’est-à-dire, qu’on en parle, qu’on y répand du ridicule. Eh ! ne voyez-vous pas que c’est justement ce qui prouve que j’ai raison ? Pourquoi parle-t-on d’une affaire de cœur ? parce qu’elle étonne ; & pourquoi étonne-t-elle ? parce qu’il n’y a plus que des affaires de galanterie. Vous ne pouvez pas dire le contraire : vous me ferez bien l’honneur, je crois, de penser que trois ou quatre exemples d’un attachement bien tendre, que vous pourriez m’opposer dans tout Paris, ne sont pas une autorité suffisante conter ce que je dis ? Or, si la galanterie est si générale, elle est dès-lors nécessairement approuvée : car ce qui est mal en soi ne prend jamais jusqu’à un certain point. On n’en est pas encore parvenu à en faire une vertu, mais voyez qu’on fait un ridicule de l’amour ; la révolution n’est pas bien éloignée ; les bons esprits entrevoient déjà qu’on en viendra là ; ils le disent aux femmes, les encouragent à le croire, & tout cela fait ce silence qu’on garde sur les aventures, ou du moins cette innocence que je dis qu’il y a à les raconter. La Comtesse. Monsieur, vous iriez trop loin, vous en diriez trop, vous abuseriez trop de l’esprit, si je ne vous arrêtois. Votre raisonnement est faux ; mais de plus vous ne dites pas ce que vous pensez. Si la galanterie n’étoit pas un deshonneur, si les sottises qu’on prête aux femmes dans les brochures n’étoient pas un infamie, vous n’auriez pas tant de épugnance à lire celles où leur réputation est épargnée. Le Marquis. Cela paroît vrai au premier coup d’œil ; mais vous vous trompez encore sur mon goût, comme vous vous trompiez tantôt sur mes expressions. Vous vous imaginez que je dévore une brochure piquante, parce que les femmes y sont établies galantes, & décidément galantes ? Vous êtes dans l’erreur. Si les faits qu’on leur prête, n’avoient d’autre mérite que de mes les représenter telles, je ne les lirois pas, ou ils m’ennuyeroient. Le charme que j’y trouve, c’est cette explication de leurs motifs, ce développement de leurs ressorts, cette étendue de leurs ressources, qu’on y trouve à chaque page, quand elles sont sorties de la main d’un homme d’esprit, & encore plutôt d’un homme du monde. Comme galantes, vous ne m’amusez point, vous ne m’étonnez pas, vous ne m’instruisez point ; mais comme vaines, comme ambitieuses, comme artificieuses, comme perfides, vous me donnez un spectacle délicieux ; vous me représentez une reine entourée d’esclaves, un machiniste au milieu de ses automates, & vous m’apprenez à être un homme, par la connoissance que j’acquiers de vos desseins & de notre crédulité. La Comtesse. Enfin, Monsieur, la galanterie vous paroît donc toute simple ? Le Marquis. Oui, Madame, & j’espere vous en faire convenir. La Comtesse. Se donner à tout le monde, est, selon vous, une chose très-naturelle ? Le Marquis. Remontons aux principes, je vous prie. Se donner à tout le monde, c’est se donner à ce qui plaît. Si c’étoit une infamie comme vous voudriez le die, l’opprobre en retomberoit sur la nature qui a fait nos sentimens, & qui s’est bien marquée elle-même dans le penchant qu’on a à aimer. La Comtesse. Mais elle avoit fait l’amour, l’amour, comme je l’entends, avant la galanterie, puisque l’espece humaine ne s’est formée que par degrés, & a commencé par un. Le Marquis. Mais de ce qu’une chose est bien en soi, voulez-vous conclure qu’une autre ne peut pas être mieux ? Je ne condamne point l’amour, je respecte son droit d’ancienneté ; mais je dis que plusieurs plaisirs valent mieux qu’un & que plusieurs femmes font un bonheur plus grand qu’une maîtresse toujours blonde ou toujours brune, toujours vive ou toujours indolente. Ici la Comtesse commence à se fâcher. La Comtesse. Vous n’avez pas toujours pensé de même. Vous oubliez un temps où vous ne viviez que pour aimer ; c’est dans ce même temps que je vous ai connu ; vous aviez perdu (n’importe de quelle façon) l’objet de vos tendres sentimens ; vous en étiez inconsolable ; vous ne paroissiez plus dans le monde ; tous vos amis s’efforçoient vainement à vous prêcher la dissipation. Je fus du nombre, je vous écrivis, & voici ce que vous me répondîtes ; car il semble que j’ai gardé cette lettre exprès pour vous confondre. Ici la Comtesse lit. « J’étois aimé, Madame. Ce mot signifie peu de chose dans le langage ordinaire. On est aimé, parce qu’on plaît, & l’on plaît souvent, parce qu’on est faux, ou ridicule. Plaisir très-foible ; gloire très-peu flatteuse : le sentiment est né du caprice, une nouvelle fantaisie emporte jusqu’aux vestiges d’un engagement : la coquette qui change, oublie qu’elle a aimé, & l’amant même qu’elle quitte, oublie qu’il fut heureux. Mais être aimé, signifie tout autre chose, quand on fait le récit d’un attachement passionné. C’est le caractere qui en fait la valeur, & le mien, quand je vous l’aurai fait connoître, vous apprendra que je ne puis vous rien dire de plus pour vous préparer à la compassion que je suis en droit d’attendre de vous, &c. Le Marquis qui s’apperçoit que la Comtesse n’entend qu’avec chagrin ses singulieres maximes, croit ne les devoir plus défendre avec la même chaleur. Le Marquis. Eh bien, Madame, tout cela prouve que j’ai aimé : mais ai-je voulu dire le contraire ? Ai-je prétendu me donner pour un homme dévouré à l’inconstance ? Vous ai-je dit qu’il fût ridicule à mes yeux de s’enflammer & de rester fidele ? Non, Madame, rien de tout cela c’est sorti de ma bouche ; j’ai peint les mœurs, & non mes sentimens. J’ai dit que la galanterie considérée comme plaisir, est un plaisir très-grand ; qu’elle ne deshonore plus, parce que son principe, qui est dans la nature, & sa généralité qui la justifie dans les bons esprits, semblent lui avoir imprimé le sceau de l’approbiation publique. J’ai dit encore que deux femmes valoient mieux qu’une, & cela sera toujours vrai, parce que, si vous exceptez quelques engagemens où le cœur trouve toujours quelque chose à sentir, tous les autres, dès qu’ils n’ont plus la pointe de la nouveauté, ne sont plus qu’un ennui honorable ; au lieu que dans des goûts successifs, le plaisir est toujours renaissant. J’ai dit cela ; j’ai dit que les hommes pensoient ainsi, & que je n’y voyois rien que de très-naturel ; mais je n’ai pas mis mon cœur au nombre de ceux pour qui l’amour est nécessairement un être ridicule ou chimérique. J’ai connu ce sentiment délicieux, & je me sens flatté d’en faire l’aveu ; je l’éprouve, ou je puis l’é-prouver encore ; je crois qu’il n’y a rien au dessus des plaisirs qu’il nous donne ; mais je dis & je dirai toujours que, pour ceux qui ne peuvent plus, ou qui n’ont jamais pu s’attacher si fortement, la galanterie est un bonheur, & la constance un martyre ; qu’il doit être permis de se quitter quand on ne se plaît plus ; & que, si cela est permis, il l’est sans doute de s’attacher à ce qui peut plaire encore : or si ma maxime est vraie, la galanterie est innocente ; parce que, si l’on peut se livrer successivement à plusieurs objets aimables, il ne doit pas être défendu d’en aimer plusieurs à la fois. L’un mene à l’autre, c’est-à-dire, l’un est naturel, & l’autre le devient. La Comtesse. Ainsi, Monsieur, l’on pourra dire : Venez, vous me plaisez, je suis prête à me rendre, venez tous à la fois, le nombre ne me fait rien. . . . En vérité, cela est pitoyable. Le Marquis. Oui, Madame, cela pourra se dire. Mais prenez garde, je vous prie, que, quand je vous fais la galanterie si innocente, j’en place le germe précisément dans le cœur. Elle n’est plus que méprisable, si elle n’est pas naturelle, c’est-à-dire, si des motifs d’ambition, d’avidité, d’orgueil, sont le principe des ses actions. Je vois que vous êtes frappée de l’abus ; sans cela nous serions peut-être plus d’accord sur la chose. La Comtesse alloit continuer, mais il survint du monde qui l’en empêcha. Le Marquis n’en fut vraisemblablement pas fâché : car je doute qu’il pensât les ingénieuses extravagances qu’il débitoit, & qu’à la fin il ne se fût trouvé très-embarrassé.