une pause )
Foibles mortels ! pour quel sort êtes-vous nés ? Combien de
monstres à combattre dans le labyrinthe de la vie. ( une pause ) Quelle foule d’affreuses
réflexions ? Je ne suis point aimé, j’aime & je sens que une pause ) Elle vient. . .
Dieux ! Sauvez-moi de moi-même. ( En disant
ces mots, il se précipite sur le dos d’un fouteil, la tête
appuyée sur les deux mains ).
s’oublie dans cette situation; il ne regarde point
Lucinde, & paroît ignorer qu’elle est présente, quoiqu’il
lait <sic> vue entrer.
Damon, je suis avec vous. . . . Ma présence redouble vos tourmens ?
Damon
fait un mouvement qui est plus forte que celui de
la surprise. Il la regarde, fixe ses yeux sur elle, & dit
ensuite :
Votre présence fut un bien pour moi. Vous le sçavez, Madame. . . Elle m’est devenue terrible. . . . Ce n’est pas mon cœur qu’il en faut accuser.
C’est le mien : il ne se dissimule pas votre malheur. Mais vous l’accusez ; il s’accuse lui-même, & il n’est point coupable.
Damon
la regarde en frèmissant. Elle n’évite point ses
regards, & ils restent les yeux fixés l’un sur l’autre un
moment, & ensuite elle continue ainsi.
Damon, on ne se fait point ses sentimens ; vous le sçavez ;
nous naissons avec les passions qui doivent un jour
Damon
s’est remis dans la même situation où il étoit
d’abord. Il revient à lui par une espece d’horreur ; il pousse
le fouteuil, se met devant Lucinde, & lui dit :
Vous avez donc des sentimens ? Eh ! ils ne sont pas pour moi ! ( une pause ) Enfin, Madame, vous avez promis
de m’instruire ; j’ai souhaité d’être éclairci. . . . Je sçais à
quoi je dois m’attendre ! ( vivement ) Mais
je ne puis plus supporter le poids de mon incertitude ; elle
m’accable, me désespere. . . . Je sçais que c’est vous demander la
mort : mais la pitié de moi-même me une
pause ) Oui, vous m’en sauvez : jugez de ce que je souffre.
Eh bien ! Damon, je parlerai, je vous apprendrai votre fort : mais vous ne mourrez point, & vous en ferez plus malheureux. J’ai résisté à vos cris, à vos outrages. Je souffrois plus que vous ; je me sacrifiois ; je connoissois votre ame ; j’avois pitié d’elle ; j’avois horreur de votre destinée. . . . Enfin votre génie prononce, ma compassion ne peut vous sauver ; vous voulez être instruit, vous allez d’être.
Damon
fait quelques pas vers le fauteuil, y appuie un
coude, & de sa main couvre son visage : l’autre main est
aussi appuyée sur le fauteuil.
Damon, je vous ai fui, je vous ai tendu malheureux, je suis
cause que votre ame a douté qu’il y eût de la justice pour elle dans
le systême du premier être. ( une pause, pendant
laquelle elle s’approche de lui ) Vous devriez me haïr,
& je voudrois que vous l’eussiez pu. Je ne suis pas née pour
vous faire du mal ; j’y trouverois un malheur pour moi, le sujet
d’une honte éternelle. . . . Cependant vous m’y condamnez, vous
m’arrachez un secret. . . . ( une pause encore,
pendant laquelle elle s’approche tout-à-fait de lui )
Damon, j’ai cédé à vos sentimens furieux ; vous m’avez armée
vous-même, malgré moi, du poignard que je tiens levé sur vous ; je
frémis, & je ne puis plus vous épargner. Si vous en avez encore
la force, fuyez-moi : ayons pitié l’un de l’autre. . . Je vous donne
le temps de vous sauver.
( Se tournant vers elle avec une
étonnante promptitude ). Me sauver. . . . . quand mon
ennemi se déclare. . . . quand je me vois au moment que j’ai tant
souhaité. . . . Non, je vous adore & je meurs. Je suis consumé,
dévoré. Ce moment est un supplice pour moi. . . . Qu’il soit le
dernier !
C’en est fait, vous ne pouvez plus m’arrêter. ( une pause ) Regardez-moi, Damon,
regardez-moi. ( il la regarde, & leve la tête
en tenant toujours le fauteuil de deux mains ) Vous êtes
persuadé que je vous hais ?
Oui, madame, & vous le voyez bien, puisque je souhaite tant d’en être convaincu.
Vous êtes dans l’erreur, je vous aime & je vous ai
toujours aimé.
( du ton du plus grand étonnement ).
Vous m’aimez ! ( avec beaucoup de
vivacité ) Vous m’aimez ! Ah ! je veux mourir à vos genoux.
( il s’y précipite ).
( le reçoit dans ses bras, & après
une pause assez longue, dit :
Ecoutez-moi, Damon, & levez-vous. Votre joie m’est affreuse ; elle me donne des remords. . . . Si je vous la laissois, vous feriez en droit de m’en punir.
Vous en punir ! Reconnoître ainsi votre plus grand bien bienfait !
Quel bienfait, grands Dieux ! Il commence votre malheur. Je vais vous l’arracher, l’anéantir dans votre ame, & à sa place y faire naître l’horreur & le désespoir. Ecoutez-moi.
Damon
leve les mains au ciel, les
porte ensuite sur son visage, & se jette sur
le dos du fauteuil, qu’il avoit quitté pour voler aux genoux de
Lucinde.
Il y a six mois que vous m’aimez ; vos premiers soins me
toucherent sans me vaincre ; votre constance triomphe de ma vertu,
sans triompher de ma raison. Je vis à vous aimer un malheur
inévitable. Vous étiez sans fortune, & la mienne suffisoit à
peine aux besoins indispensables de la vie. Dans cette indigence
commune, la raison me montroit le malheur du mariage. Au défaut de
ce bonheur vertueux, qu’il procure, je ne voyois que ces plaisirs si
peu nobles, si peu durable, qui trompent un moment, consolent un
jour, n’assurent rien, exposent à tout, & ne donnent enfin que
des remords. Je vis de toutes façons un présent malheureux, & un
avenir épouventable. J’avois déjà écouté ma raison ; elle avoit
prononcé. Je consultai mon
Damon
se tourne vers elle avec précipitation, veut se
saisir de sa main qu’elle retire, & dit avec
transport :
Eh ! je ne compris pas que vous me les cachiez ; je vous laissai livrée au tourment le plus cruel ! . . . J’ai bien mérité les maux qui m’ont accablé depuis.
J’étois obligée de me faire les lus grandes violences ; je
demandois tous les jours au ciel qu’en déchirant mon cœur, elles ne
le trahissent pas. Hélas ! je ne sçavois pas ce que je demandois. Si
vous m’aviez deviné, je me serois expliquée, je vous aurois montré
toute ma résolution, vous l’auriez respectée, vous vous seriez
éloigné ou je vous
Eh ! quels événemens vous reste-t’il à m’apprendre ? En peut-il être de plusintéressant <sic> pour vous que les transports de mon ame, & de plus cruel pour moi que la perte du plus doux moment de ma vie. Chere Lucinde, on réfléchit toujours trop quand on aime. Pourquoi réfléchir ? Nous nous aimons, nous serons assez riches ; nous aurons pour nous l’estime des hommes, & notre bonheur. . . . Mais quelle pâleur subite couvre votre visage. . . . Vos yeux se remplissent de pleurs ! . . . . Eh bien ! j’écoute pour mourir.
Je vous ai dit que vous ne mourriez pas. Je voudrois n’avoir pas
cette assurance à vous donner. La mort est le malheur qu’on sent le
mois. Il en est
Damon, par un mouvement
de désespoir, reprend sa premiere situation ; & pendant le
récit de Lucinde, s’il fait un mouvement qui découvre son
visage, on voit un homme consterné, tourmenté.
Pendant que ma vie s’écouloit dans le désespoir, on vint me
proposer un moyen de m’enrichir promptement : il ne s’agissoit que
de placer une fomme <sic> considérable dans une affaire sûre,
qui commençoit, & au bout d’un terme fort court je devois voir
ma fortune triplée. Celui qui me faisoit cette pro-
Damon, ( courant vers
elle, & l’interrompant par ce mouvement ),
Je vous entends, cette entreprise n’a pas réussi, & vous êtes ruinée !
Je la suis, & ce n’est que la moitié
Ah ! je frémis, je ne puis plus écouter, je me meurs. ( Il tombe à ses genoux, il est près d’y expirer ;
Lucinde le soutient. Ils ne se disent rien pendant quelques
momens ; ensuite il continue ). Lucinde, j’ai vécu ; ne me
soutenez point ; laissez-moi briser la chaîne odieuse de mes
maux. . . .
J’ai prévu ce moment horrible ; j’ai voulu le dérober au
génie qui vous poursuit ; je vous ai tourmenté, acca-
Damon ( se levant avec
une force singuliere, & la fixant avant de parler ),
Oui, je l’ai conduite. . . . J’ai voulu la connoître. . . .( avec transport ) Je ne m’en repens pas. Je
suis déchiré, je ne vis plus, ne respire plus ; je sçais que je vous
perds pour jamais ; je vois les maux que vous allez souffrir,
l’humiliation qui vous attend, les prisons qui vont vous
renfermer. . . . Mais j’ai sçu du moins que vous m’aimiez.
Hélas ! quelle consolation pourrez-vous trouver dans une tendresse
qui nous a perdu tous deux ! ( une pause )
Damon, vous ne sçavez pas tout ce que mon amour vous réserve encore.
Je sçais qu’il me fera vivre pour vous adorer, pour vous mériter par la constance de mes larmes. . . . Mais en sommes-nous réduits à cette feule consolation ? Ne peut-on trouver des expédiens ?
Il n’en est plus dans ma situation ; je suis poursuivie ; mon arrêt est prononcé ; au moment où je parle, peut-être on vient m’arrêter.
Damon marche sur le bord
du théâtre comme un homme égaré, il revient au fauteuil, le
quitte pour revenir à Lucinde.
Je ne vois qu’un seul expédient, mais il est affreux, & je ne
vous propose pas de l’employer. ( Damon la regarde
comme devinant ce qu’elle va lui dire ) Je dois vingt mille
écus ; toute votre fortune consiste en quelques pensions : mais vous
avez cette femme chez vous ; vous m’avez dit qu’un de
Damon, avec beaucoup de
trouble.
Oui, je vous ai dit la vérité : mais cet argent n’est point à moi. Il appartient à un homme que mon ami avoit trompé dans une affaire commune.
Je sçais tout cela, & encore une fois, quoiqu’il faille vous perdre, quoique j’aie tout perdu pour vous, quoique mon amour me conduise aujourd’hui dans une éternelle prison, je ne vous propose pas de vous en servir. Mais cet homme est riche ; il est absent ; vous ne lui avez pas encore écrit, parce que vous ignorez où il fait à présent sa résidence. . . . Il perdroit ce qu’il ne connoît pas, & ce dont il n’a pas besoin, la nature ici ne seroit point trahie ; il n’y auroit que l’honneur qui pourroit nous donner des remords.
Damon
l’a écouté sans la regarder ;
il s’avance vers elle, & la
regardant alors avec un sang froid singulier. Mais,
Lucinde, n’est-ce rien que l’honneur ? Retrouve-t’on la paix quand
on a méprisé les loix ? ( une pause )
Avez-vous jamais connu un méchant qui ait joui de son crime ?
Le crime n’est peut-être que dans le motif. Considérez
qu’ici votre motif seroit une vertu. J’ai tout fait pour vous, tout
souffert pour vous, tout perdu pour vous. Je vais languir dans une
prison affreuse. Ce n’est que pour vous acquitter, que pour sauver
une infortunée, que vous dérogerez à vos principes : on ignorera ce
que vous aurez fait. ( une pause ) L’honneur
n’est peut-être si redoutable, que parce qu’il est trop redouté.
Mais la conscience ! Elle habite dans nos cœurs ; elle n’a
pas besoin de la malignité des accusations pour connoî-
Je sçais que nous ne nous dérobons point à ses lumieres, & que nous n’échappons point à ses vengeances : mais comme elle agit toujours sans préjugés, elle doit pardonner un petit mal en faveur d’un grand bien.
Non, Lucinde, je vous adore ; mais j’ai le courage de vous sacrifier.
Je m’y suis attendue, & je ne m’en plains pas.
( Ils tombent tous deux dans une morne silence. Un
laquais survient, parle bas à Lucinde, & lui remet un papier
qu’elle lit. )
Damon, aurez-vous la force de lire ce papier.
12:18:44Damon
le prend, le lit & le porte à son front, en
levant les yeux au ciel.
Après une pause il dit au laquais qui est
resté : Priez ces Messieurs d’attendre un moment,
dites-leur que Madame va les joindre.
Après que le laquais est sorti, il vient se mettre
aux genoux de Lucinde ; il prend sa main, sur laquelle il appuie
long-temps sa bouche ; il la regarde ensuite en pleurant, et lui
dit :
Lucinde, si ce moment étoit le dernier de votre vie, malgré mon amour, j’en bénirois le ciel. Je vous perds, je vous assassine, & j’ai la douleur de penser que le respect de mon devoir me justifie mieux à vos yeux, qu’il ne vous console. . . .
Ah ! Damon, ne me condamnez point ; la nature a ses
droits ; voyez-moi telle que je vais être ; voyez les maux que vous
m’avez causés. J’étois heureuse avant de vous connoître ; je ne le
ferai plus. J’avois l’estime du public ; son mépris m’attend dans la
pri-
J’espere que je n’aurai pas le temps de le faire. Non, le ciel aura pitié de moi ; il ne m’aura point jetté entre le crime & la vertu pour me condamner à éprouver en moi-même combien l’un est quelquefois plus naturel & plus doux que l’autre. Il finira mes jours infortunés.
Il les laissera durer, & vous connoîtrez trop tard
peut-être que notre destinée est immuable, & que la vertu
remplit mal les promesses qu’elle nous fait, quand nous nous
sacrifions à ses loix. Enfin, Damon, voici notre der-
Damon, avec une vivacité
furieuse.
Il est pris, Madame : l’honneur l’ordonne.
Il est pris. . . . Vous déchirez mon cœur ! Vous deshonorez
ma mémoire,
Votre innocence & mon désespoir ( il
se jette sur sa main qu’il inonde de larmes ; il la baise
long-temps, & se retire en appellant des domestiques, pour
leur ordonner de prendre soin de leur maîtresse ).
Monsieur, lui dit-il fiérement, on ne pend pas un homme qui a cent mille
écus. . . . On en a pendu de plus riches, dis-je à mon ami.
Cela est vrai, me répondit-il : mais cela n’empêche pas que le Juif
n’eût raison. Je l’avouerai, repris-je : mais ce n’est pas là le
point de la question. Que voulez-cous conclure de la réponse
insolente de cet homme ? Qu’il y a moins de remords que d’échafauds,
& d’é-