Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "No. 20", in: Le Nouveau Spectateur français, Vol.1\020 (1723-1725), S. 305-320, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1774 [aufgerufen am: ].


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No. 20

Zitat/Motto► Dulce est desipere in loco. Hor.

Il est agréable de renoncer à la sagesse en tems & lieux. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► Lettre à Monsieur le Nouveau Spectateur François.

Monsieur,

« Vous permettés à votre Sage de badiner ; mais vous ne voulés pas, à ce qui me paroit, qu’il aille jamais jusqu’à la bouffonerie. Il me semble pourtant qu’un peu de [306] bouffonerie de tems en tems a bien son mérite. J’ai lû quelque part que dans tout homme il y a deux personnages ; il y a un sage & un fou, & le menagement le plus delicat de la raison consiste à faire vivre ces deux Messieurs-là en bonne intelligence. Quand le sage tient toûjours la ferule haute, quand il est toûjours à tarabuster son Compagnon, à le chicaner sur ses moindres faillies, & à le moriginer sur ses moindres escapades, le fou se mutine, il fait enrager le sage á son tour, & il est assés fin pour prendre son tems justement, quand son concitoyen s’éforce à s’occuper aux affaires les plus importantes. Pour faire ensorte qu’il soit joli ; il faut le traiter en enfant, & l’amuser innocemment à quelque jouet ; il s’y attache, il s’y fatigue, il s’endort, & le sage se sert de ce tems, pour s’acquiter tranquillement de ses devoirs.

Il est bon pourtant que le sage ne l’abandonne pas entièrement à lui-même ; Il fait bien de venir voir un peu de tems en tems ce que son camarade fait, quand il s’emancipe trop, de le redresser doucement, & de le remettre, sans qu’il s’en apperçoive lui-même sur les voyes de l’Innocence. Le sage doit se cacher, mais non pas s’absenter tout-à-fait ; il doit être toûjours prêt à accourir au moindre desordre ; quand il s’écarte trop, mon fou se jette quelque fois etourdiment dans le quartier [307] des passions ; il y cause un remu-menage terrible, & fécondé par cette bande seditieuse, il se rend souvent maitre du logis, & jette le sage par la fenêtre. Le plan de prudence que je viens de tracer, est suivi avec exactitude par une societé de joueurs de boule, de laquelle je me trouve depuis quelque tems membre indigne. Nous sommes tous gens grave, ou par notre âge ou par notre profession, honnêtes gens, gens de bien, & je ne croi pas même être trop vain, en vous assurant que nous avons quelques lumières. Deux ou trois fois par semaine, nous nous donnons rendés-vous dans quelque joli Jardin, dans l’intention de renoncer au bon sens par un principe de sagesse. C’est là que nous mettons chacun à notre fou une boule à la main, & que nous lui permettons de crier à tue-tête, de faire des grimaces, des contorsions, des fanfaronades, des doléances & des chicanes. Vous ne sauriés vous imaginer l’épouvantable tapage que font tous ces fous ensemble, tandis que nos sages qui ne les perdent pas de vuë, rient sous cape de les voir tirer leur poudre aux moineaux, & jetter tout leur feu, sans causer le moindre dommage à ame qui vive.

Il ne vous sera pas difficile de concevoir le profit considérable qui nous revient de cette folie sensée. Chaque accès débarrasse nos ames, du moins pour deux ou trois [308] jours de toutes leurs petitesses, de toutes leurs puerilités ; elle en vuide tout le fond, & au sortir de notre amusement, nous rentrons dans la societé des gens sages, plus doux, plus fermes, plus faciles, moins glorieux, moins chicaneurs, moins entêtés. C’est une espèce de medecine que nous donnons à notre bon sens ; en y causant un léger désordre, elle le défait de toutes ses mauvaises humeurs.

La force de la vérité m’oblige à avouer ingenuement, que mon fou n’est pas si habile-homme, que ceux de mes compagnons ; c’est le moindre des frères, c’est la mazette de la troupe ; aussi faut il voir comme il est étrillé par ses camarades, & comme on l’accable de censures & de railleries. Mais il ne s’en met guère en peine, & il se dédommage de tout cela, en se donnant de plus grands airs que tous les autres, en suivant sa boule avec plus d’ardeur, en faisant un plus grand nombre de gambades & de postures grotesques, & en attribuant plus effrontément ses fautes au hazard, & ses coups heureux à son adresse. Comme mon bon sens a besoin d’une medecine plus forte que celui de mes illustres confrères, j’ai soin , comme vous voyez, Monsieur, de lui en donner de bonnes dozes. Je fais plus, quand au sortir du jardin je ne trouve pas ma raison suffisamment nettoyée, je prens encore quelque chose chés moi pour précipiter le [309] remède, & pour en animer l’operation.

J’ai poussé même la cure jusqu’à tracer dans mon cabinet, un tableau en Vers, d’une partie merveilleuse, que j’avois eu la gloire de finir par un coup des plus surprenants. Avant que de vous communiquer ce badinage, il est néceffaire de vous donner une idée du jeu en question. Imaginés-vous, Monsieur, une allée d’une vingtaine de toises, le terrein en est ferme, & elle est bordée de deux rangées de buis de la hauteur de quatre ou cinq pouces. C’est là le champ de bataille, où la fortune, qui dispose au gré de ses caprices des affaires humaines, nous procure tour à tour, ou les palmes les plus glorieuses, ou les plus mortifiantes défaites. Les armes dont nous nous servons sont des boules en forme de fromage, elles ont du plomb d’un coté, & ce coté s’apelle le fort de la boule ; on les nomme boules Normandes, soit à cause qu’elles sont originaires du paës de sapience, soit parce qu’elles vont au but en faisant semblant de s’en éloigner. Supposés à present notre partie reglée ; nous sommes quatre contre quatre : c’est à nos ennemis à jouer les premiers. Mes gens semblent ne se pas soucier beaucoup de ce desavantage ; ils sont un peu fachés seulement de m’avoir pour compagnon : mais ils sont accoûtumés de faire à mauvais jeu bonne mine. Il faut que je vous dise encore, pour faciliter l’intelligence de cette [310] fameuse partie à vos Lecteurs, & à vous, que j’ai distingué, par un différent Caractère, les discours de nos adversaires & les notres ; vous verrés aussi que quand ceux du même parti parlent ensemble, leur entretien est separé par des guillemets. Ne vous étonnés pas au reste de ce qu’en parlant d’une boule, je dis quelquefois il au lieu d’elle. Vous saurés que dans le jeu, la boule est le joueur, & le joueur est la boule ; ils ne sont qu’un seul personnage. Voila des préparatifs de reste ; faisons venir les Acteurs sur la scène ; ce sont nos Antagonistes qui commencent à jouer & à babiller. » ◀Brief/Leserbrief

Dialog► Allons, voila le but ; commencerai-je moi ?

« Non, que plutôt Monsieur commence,
Sa boule pour ces coup est plus propre, je pense.

Allons, mon Cher, faites un coup de Roi.
A gauche, votre fort ; très-bien ; entrés en dance.
Trop doux, trop doux, vous restez en chemin ;
Aussi vous lui donnés un fichu tour de main.
Elle avance pourtant, avance donc, avance.
Deux ou trois tours de plus ;
Et vous etiés dessus.
Le coup cependant est passable,
Il s’en fera de plus mauvais. » ◀Dialog

Dialog► Vous, gardés vous pourtant de faire un coup semblable.

« Je sai le jeu, Mon Cher » Eh fort bien je me tais.

[311] Si de vous conseiller pourtant j’étois capable,

Je vous conseillerois de pouser un peu fort.

« Un peu fort ? Eh bien soit, Parbleu vous avés tort.

Elle passe mardi. » vous poussés comme un Diable ;

C’est bien le moyen de gagner.

Quelle chienne de force. Eh faites vous saigner.

C’est au premier. C’est au premier sans doute.

Vous, qui savés jouer, prenés la même route ;
Un tour plus fort que jeu, le but vous sert d’appui.
Venés juste à mon pied, fort bien, l’aimable boule !

Entrés precisement entre le but & lui.

Eh ! roule donc, mignonne, encore, encore, eh roule !

Elle y vient, l’y voila ; Qu’il suit bien ma leçon !

Ah ! l’habile-homme ! Ah le joli garçon ! ◀Dialog

Dialog► Le Peste soit du coup ! Frere Arnaud, comment faire ?

« Comment faire ? Pardi voila bien du mistere !

Il faut tirer dessus, il faut la débusquer.

Ouï Dea, mais si je manque. Il ne faut pas manquer.

Emportés moi le but, eh rien n’est si facile. » ◀Dialog

Dialog► Lui, l’emporter ! Bon, bon, je le lui donne en mille.

Voyés comme il l’emporte, il en est à cent pas. ◀Dialog

Dialog► Tirerai-je aussi moi, « Non prenés par le bas.

[312] Frisés un peu le buis, à côté de la mienne.

Elle m’échappe aux doits, peste soit de la chienne ! »

Cette boule, morbleu, ne valut jamais rien,

Avant de commencer, je vous le disois bien.

Ca, c’est à Frere Arnaud à redresser la chose.

« Je voudrois bien tirer ; mais, par ma fois, je n’ose. »

Tirons pourtant, c’est le jeu, je le crois.

« Non pas ; le but manqué, peut leur en donner trois. Songés plûtôt, s’il vous plait, à defendre.

Que voila bien jouer ! parsambleu c’est l’entendre.

Ne trouve rien, Mami, Eh tourne, eh tourne un peu.

Elle trouve la mienne, au Diantre soit le jeu. ◀Dialog

Dialog► Nous sommes deux encor, faisons chacun le notre.

La mienne entre ; fort bien ! bon ! vous faites le votre.

Trois à point, mes amis ; tout commence á souhait.

Vîte, achevons de leur donner leur fait.

Voila le but encor : bon ; ma boule le baise.

Elle meur tout dessus ; je ne me sens pas d’aise.

A vous le dé, Messieurs, il m’otteront de lá ;

S’ils le peuvent, s’entend, Le grand coup que voila !

Il n’en est qu’à vingt pieds. Encore à nous ; Encore.

Toujours à nous. ◀Dialog Dialog► Eh voyés la pecore ;

Il s’enfonce en ce buis, il y paroît cloué.

« Que Diantre voulez vous ? Mon sort n’a pas joué.

[313] Pas joué, pas joué, quelle excuse il nous donne ? » ◀Dialog

Dialog► Faisons en quatre, nous ; bonne celle-ci, bonne ;

En voila deux ; … & trois ; … & quatre, ◀Dialog Dialog► s’il vous plait,

Trois, trois, tout doucement, quatre, non pas ; ◀Dialog Dialog► si fait ;

Ouvrés les yeux ; quatre, quatre, vous dis-je ;

Voyés ; à mesurer ce chicaneur m’oblige. ◀Dialog

Dialog► Hé bien ; là, gagnés vous, il s’en faut de six doits ;

Qui chicane à present ? ◀Dialog Dialog► contentons nous de trois ;

Nous en avons toûjours six à point ; à bon compte.

Allons sur nouveaux frais… ◀Dialog Dialog► Ils l’ont encore de deux.

Comme nous jouons mal ! si donc, c’est une honte.

Huit à point, c’en est trop. Ils nous siflent entre eux.

Allons donc, Pere Arnaud, montrés leur qui vous étes.

« Il falloit bien un peu rejouir ces mazettes ;

Quoiqu’ils soient prèts, encor rabattons leur caquet.

Je vais droit sur le but, je l’emporte tout net,

Et j’y reste attaché ; Parbleu qu’ils m’en détachent.

Ils font tout de travers ; voyés vous ? Ils se fachent.

Ils ne jouront plus rien qui vaille tout le jour.

Vous, faites comme moi. Ma chere, mon amour,

Approche donc, friponne, un petit tour, de grace.

Fort bien. Vous, joliment suivés la même trace ;

Et vous, quatre ? Non, trois ; la chanca va tourner.

Trois à huit, quel honneur, morbleu, de les gagner !

[314] « Avec leur huit à point ; j’en creverois de rire ; » ◀Dialog

Dialog► Eh joués, Franfaron, joués, je vous admire.

Fiés vous en à moi, vous n’en creverés pas.

Nous voulons reculer en peu votre trepas… ◀Dialog

Dialog► En voila deux pourtant, Frere Arnaud se reveille ;

Quand il s’y met, il fait merveille.

Cinq à huit : d’un encor ; nous allons, Messieurs, courage.

Voila le but jetté, pour le coup faisons rage.

J’y suis collé, ma foi, qu’on m’ote si l’on peut.

Tirés vous ; « vous manqués ; » n’attrape pas qui veut.

Ils tirent tous, sans qu’aucun en approche.

Jouer avec ces gens c’est de l’argent en poche.

J’en pretens quatre au moins. Quatre ? ouï tout au plus.

Quatre, une cochonnée. Ah nos gens sont tendus ;

La fortune à la fin se racroche au merite ;

Nous faisons dix points tout de suite.

Dix à huit. Comment donc ? huit-à-huit ; huit-à-huit

Oh ! dix à huit, je n’en puis rien rabattre,

Je croi que nous en avions six ;

Et nous venons d’en faire quatre ;

Or par tout l’univers, à mon petit avis.

Six & quatre font dix. ◀Dialog

Dialog► Ils ont raison ; nous en avons dans l’aile.

« Fi donc, vous avés peur, ranimons notre zéle.

Dejà le grand Arnaud fait un coup malheureux.

[315] Il n’est, il est vrai, que d’une toise ou deux.

Je prendrai par le haut, bon, m’y voila tout contre.

C’est dans les grands perils que la valeur se montre. » ◀Dialog

Dialog► Allons, vous, notre ami, joués donc comme il faut. ◀Dialog

Dialog► Bon, sa boule a trouvé celle du Frere Arnaud.

Ah, que celle-ci marche, amis, faisons lui place. ◀Dialog

Dialog► Elle touche. ◀Dialog Dialog► Non pas, elle passe, elle passe.

Ils n’on plus qu’une boule. ◀Dialog Dialog► Elle n’est pas trop mal. ◀Dialog

Dialog► Vous, Messieurs, par ici, ce terrein est égal.

En voila deux … & trois ; Nous finirons, je gage.

C’a, l’ami, finissés ; trop doux, trop doux, trop doux.

Hé, vous n’y venés pas, le mal-adroit ! j’enrage.

« Nous avons onze à dix, allons, consolons-nous.
Il faut bien leur laisser quelque peu d’esperance. » ◀Dialog

Dialog► Voyés un peu cette arrogance.

Que je serois ravi de les humilier !

Achevons, rira bien, qui rira le dernier.

Commencés donc, Messieurs de la Garonne. ◀Dialog

Dialog► Je le veux bien, elle est bonne, assés bonne.

Le but est loin. Fort bien, mais celle-ci vaut mieux.

Je n’en sais rien. Bon ! cela saute aux yeux.

Non pas, c’est au premier, encor la même chose. ◀Dialog

Dialog► Ne restés pas du moins ; passés plûtôt, pour cause.

C’est toûjours au premier. Frere Arnaud un effort.

Faites leur faire ici naufrage dans le port.

Il prend le but, il le prend, il l’entraine.

Ah, l’habile-homme ! il me l’ameine.

[316] De deux, Mardi, que nous avons beau jeu !
Vous devant, moi derriere, & le but au milieu,

A quatre doits de nouveau ; le coup n’est pas gagnable.

Il en faut convenir, c’est un homme impayable.

Celui-ci pour le moins, ne nous sera point tort.

Ni celui-là non plus, il se noye, il est mort ;

Rien desormais ne m’inquiette.

Il ne leur reste plus que leur pauvre mazette. ◀Dialog

Dialog► Mazette, nous verrons, mazette. ◀Dialog Dialog► Allons, poussés.

Il en a trop. ◀Dialog Dialog► Hé non, il n’en a pas assés. ◀Dialog

Dialog► Il en a trop, vous dis-je ; il passera sans doute. ◀Dialog

Dialog► Point du tout, point du tout. Ah, qu’il prend bien la route !

Tourne vers le milieu, deux petits tours mignons.

Il entre, il est entré, nous gagnerons, nous gagnons ◀Dialog

Dialog► Ils gagnent, quel hazard extrême ! ◀Dialog

Dialog► Hazard, comment hazard, Monsieur, hazard vous-même.

Tenés ; je prens ma boule, & je vous la conduis,

Tout doucement, du côté de ce buis ;

Tout en chemin faisant, là la force s’emousse ;

Le buis aidant mon fort, droit dans le jeu me pousse.

J’esquive votre boule & courant entre deux,

J’ote le but ; le coup, vous dis-je, est merveilleux.

Frere Arnaud cependant plus défait & plus blême.

Qu’un austere devot à la fin du Carême,

Lance d’abord un regard vers les Cieux :

Ensuite sur ma boule il attache ses yeux ;

A les en detourner il ne peut se resoudre,

[317] Pour lui ce coup vainqueur tient lui d’un coup de foudre. ◀Dialog ◀Ebene 3

Metatextualität► Je remercie très-humblement l’Auteur de cette Lettre du plaisir qu’il m’a procuré par ses vers & sur tout par sa prose. C’est dommage seulement que sa partie de boules ne puisse pas procurer au public un amusement général ; elle ne divertira guères que ceux qui seront initiés dans les mystères de ce jeu fécond en babil & en contorsion. Je ne say si leur nombre est fort grand dans ce païs ; mais n’importe ; il faut que tout le monde vive, dit le Proverbe ; il faut bien aussi que tout le monde se divertisse. Les joueurs de boule ont à present leur tour, & à l’avenir je tacheray de faire en sorte, que toutes les differentes classes d’hommes trouvent dans mon Spectateur des amusemens qui leur conviennent. Qu’en attendant, le reste de mes Lecteurs ne prenne ceci, s’il veut, que pour une demi feuille ; je ne crois pas pourtant qu’ils ayent lieu de se plaindre ; il arrive assés souvent qu’on leur donne des feuilles entieres, qui contiennent, s’il m’est permis de parler ainsi, moins d’étoffe, que les quatre ou cinq pages de prose qui servent de préambule aux vers. Ce que j’y trouve de meilleur, c’est qu’il me semble que le bon sens, qui regne dans les réfléxions, ne souffre point du tout du badinage qui anime le tour & l’expression.

Je rempliray ce qui me reste de vuide dans [318] mon cahier, d’une petite lettre qui m’est écrite par un homme, qui peut-être n’est pas aussi simple qu’il veut le paroitre. Le public en jugera. ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur,

Je viens d’un païs où l’on veut enseigner aux gens, à coup de baton, à raisonner juste c’est-à-dire à raisonner comme la plûpart de leurs concitoyens, & où on les tue quelquefois, pour leur apprendre à vivre selon les maximes de la bonne Religion. Je n’ai pas la moindre étude ; mais je n’ai pas laissé de croire que le sens commun n’avoit rien à démêler avec cette conduite. Dans cette persuasion j’ay quitté ma patrie, & je suis venu ici pour troquer ma Religion contre une meilleure, ce que je n’ai pas cru fort difficile. Voyés pourtant jusqu’à quel point les apparences sont trompeuses ; l’experience m’a fait voir que cette affaire n’est nullement de plein pied. D’honnêtes-gens qui ne sont guères plus habiles que moi m’ont recommandé deux Docteurs d’une grande reputation, & très capables de me mettre d’un plein saut dans la bonne voye. J’ai été d’abord très-satisfait d’eux & de leurs discours. Le premier a l’air d’un ange, l’autre à la mine d’un homme de bien ; celui-ci paroit un bon vivant, vertueux : celui-là represente un saint deja à demi glorifié. Le croiriez vous<sic>, Monsieur ? Ces braves gens ne s‘aiment pas [319] beaucoup au bout du compte. Le Beat regarde l’autre avec horreur, comme un homme très-pernicieux, & il est consideré par le Bon Vivant, comme un petit esprit digne de pitié. La cause de cette petite aversion mutuelle, c’est que leurs idées ne sont pas tout à fait à l’Unisson. J’ai assez de penetration, pour avoir compris cela par ce qu’ils m’ont dit. L’un m’a soutenu que, pour trouver la vente, il est bon de se défier beaucoup de la raison : que du moins il faut l’employer avec une très-grande économie ; & que le plus sûr moyen de s égarer, c’est de pousser trop loin les consequences contenues dans les principes les plus indubitables. Avec tout cela, il ne laisse pas de raisonner à perte de vuë, même quand il s’agit de prouver que la raison ne vaut pas grand chose. Il est vrai, qu’il prétend que ses raisonnements ne sont pas du ressort de la raison, & je croirois assez que cette prétention est fondée.

Pour le second Docteur, il m’affure qu’on ne sauroit pénétrer dans la véritable Theologie sans être Philosophe, & même sans être Philosophe Cartesien. Il n’y a, dit-il, que la raison habillée à la Cartesienne, qui puisse découvrir le sens de quelques parolles que ce puisse être, & par consequent des parolles des Livres sacrez. Jusques là, cela ne va pas mal, ce me semble ; mais il conclut de là, je ne sai comment, que les parolles de l’Ecriture Sainte signifient tout ce qu’elles peuvent signifier, & qu’elles contiennent réellement [320] tous les sens, dont elles sont susceptibles. Tenez, Monsieur, je ne trouve rien là de naturel. Cela ne voudroit il pas dire, par hasard, que ces livres respectables signifient tout ce qu’on voudroit qu’ils signifiassent ? Parlez moi<sic> sincèrement, je vous prie. Tous les livres, à ce compte là, ne pourroient ils pas bien être des Bibles dans la forme ? La règle de mon Docteur Philosophe, qu’il ne lâcheroit pas pour tous les biens du monde, va droit là, à ce qu’il me paroit ; & s’il a raison, il se pouroit bien qu’il fut impossible d’avoir jamais tort. Donnez moi un Conseil charitable, mon cher Monsieur, à qui de ces habiles gens trouvés vous bon que je m’en rapporte ? Le doute est un état violent ; je voudrois bien croire quelque chose, sans le croire à la boule vue, & je m’imagine jusques à présent que ces Messieurs enseignent tous deux à ne rien croire du tout. Je suis &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1