Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "No. 8", in: Le Nouveau Spectateur français, Vol.1\008 (1723-1725), S. 115-130, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1762 [aufgerufen am: ].
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No. 8
Zitat/Motto► Credula res amor est,
Ovid.
La credulité est inseparable de l’amour. ◀Zitat/Motto
Ebene 2► Metatextualität► Je donnerai aujourd’hui à mes Lecteurs deux Spectateurs de Paris qui roulent sur le même sujet, ils me paroissent aussi interessans que bien écrits, & l’on y découvre sans peine, que les femmes, qui se perdent dans l’amour, ne sont pas toûjours les moins vertueuses. ◀Metatextualität
Ebene 3► Metatextualität► 1 J’ay parlé dans ma derniere Feüille de [116] trois Lettres, qu’une jeune Demoiselle ; qui m’est inconnuë, m’envoya, il y a quelques jours. Elle souhaite que je les rende publiques ; & de mon côté, je la remercie du plaisir qu’elle me fait, en s’adressant à moi, pour ce petit service. J’exhorte les personnes que deux de ces lettres regardent, à les lire avec attention quand je les donnerai : je ne leur demande que cela, persuadé qu’elles produiront l’effet que cette Infortunée en atend.
Je vais commencer par celle qu’elle m’écrit : elle y fait un détail de l’avanture qui l’a conduite au malheur dont elle gémit aujourd’hui. Cette avanture employera peut-être toute cette Feüille-ci ; mais je ne puis faire autrement, & dans quinze jours on aura le reste. ◀Metatextualität
Ebene 4► Brief/Leserbrief► Monsieur,
« La lecture de quelques-unes de vos Feüilles, me persuade que vous avez le cœur bon, & qu’une personne aussi malheureuse que je le suis, n’aura pas de peine à vous interesser pour elle. Le secours, dont j’ai besoin de votre part, est que vous produisiez la Lettre que je vous écris, & les deux autres que vous voyez ici ; votre compassion ensuite joindra à cela les reflexions qu’elle jugera les plus capables d’inspirer quelques sentimens d’honneur à un homme qui m’a jettée dans l’opprobre, & quelques retours de ten-[117]dresse à un pere dont je faisois il y a quelques mois les delices, & dont je fais aujourd’hui la honte & le desespoir. Quelle chute affreuse ! il y a moins de distance de la mort à la vie, que de l’état où je suis, à la situation où j’étois.
Allgemeine Erzählung► Qu’est devenu ce temps où j’étois vertueuse ? où j’étois estimée, autant que cherie ? que d’avantages j’ai perdus ! & quelles horreurs ont pris leur place ! en quelqu’endroit que tu sois, seducteur de mon innocence, homme perfide, que j’ai cru l’honneur-même, tu le sçais, & ta conscience te le reprochera toûjours ? quelque grand qu’ait été mon amour pour toi, ce n’est point par lui que tu m’a vaincuë ; ce n’est point d’une fille follement amoureuse dont tu te joües aujourd’hui. Fûs-tu le plus lâche de tous les hommes, tu te souviendras que tu dois tout à l’estime infinie que j’avois pour toi ? non perfide ! ce n’étoit point de la fascination de mon amour que j’étois jalouse ; c’étoit du plaisir de te donner des marques de ma confiance ; & tu l’as trahie cette confiance que tu m’as demandée, mille fois plus respectable & plus obligeante pour toi, que ma tendresse-même ! tu m’offris ta foi ; je la reçûs ; j’aurois crû t’outrager en la refusant. Dis-moi ! as tu pû te résoudre à ne pas mériter un procédé si noble & si franc ? peux-tu durer ? peux-tu vivre avec l’idée que je suis détrompée sur ton caractere ? peux-[118]tu, sans être pénétré de confusion, te representer l’étonnement mortel où je suis ? songes à ces sentimens dont je t’honorois, dont ma vertu se faisoit même une obligation de t’honorer ! & des sentimens si glorieux pour toi, compares les dans le fond de ton ame, à ceux à qui tu laisses aujourd’hui la mienne en proye ! ces parens, ces amis, qui me méprisent à present, s’ils avoient lû dans mon cœur, si les motifs de ma conduite avec toi, leur étoient connus, comme ils te le sont, trouveroient-ils que mon malheur eût d’autre source qu’une crédulité généreuse ? parles ! que verroient-ils ? qu’une Infortunée vraïement estimable, dans une fille dont ta lâcheté leur fait une Indigne. Helas ! Je n’ai d’autre tort, que de n’avoir pas rencontré un honnête homme. ◀Allgemeine Erzählung
Pardon, Monsieur, mon affliction me distrait de ce que je dois vous dire : apprenez mon avanture : celui, qui me l’a renduë si funeste, la lira peut-être : peut-être il en sera touché ? que vous dirai-je ? je voudrois qu’il se repentît ; & je le voudrois pour lui, comme pour moi-même. Puis-je, après l’avoir tant aimé, ne pas m’affliger de le voir sans honneur ? Non ! je l’avoüe : je ne sçaurois m’empêcher, dans ma douleur, de confondre sa honte avec la mienne. Tel qu’il est, il a part à mes pleurs : que sçais-je ? il y a quelquefois plus de part que moi-même.
Allgemeine Erzählung► Ma mere, qui est morte depuis huit [119] mois ; à qui le Ciel a voulu, sans doute, épargner la désolation où je l’aurois mise, si elle avoit été témoin de mon état, ma mere, que ma reconnoissance pour l’éducation vertueue qu’elle m’a donnée ; cette mere si tendre, que mon amour, que mon respect pour sa memoire, vange dans le fond de mon cœur d’un affront qu’elle ne ressent pas ; ma mere dont le nom seul me confond, m’avoit menée à la campagne chez une Dame de nos amies, qui alloit, disoit-on, marier sa fille au fils d’un de ses voisins.
Je ne connoissois encore ni la Demoiselle, ni le Jeune homme en question : je trouvai l’une digne de l’attachement du plus galand homme ; & l’autre… helas ! je le crus bien différent de ce qu’il se montre aujourd’hui.
Jamais physionomie ne garantit tant de candeur, n’offrit tant de graces mêlées avec tant d’apparence de probité.
Un jour, à l’écart, je félicitois sa maîtresse qui étoit déja devenue mon amie, du bonheur que la fortune sembloit lui reserver.
Mais, quelle fut ma surprise ? quand cette fille, que je croyois devoir être si contente, me dit alors... j’estime Monsieur *** il est aimable ; & si je voulois un Mari, je lui donnerois la préférence sur tous les hommes que je connois ; mais, ma chere, avec tout cela, je ne l’épouserai point, soyés-en bien persuadée : je [120] ne puis vous en dire davantage, je craindrois que votre amitié pour moi ne vous fît réveler le reste de mon secret à ma mere : mes desseins lui sont aussi inconnus qu’à vous ; je ne puis m’en assûrer l’execution, qu’en les taisant ; & demain, vous serez mieux instruite.
Tout ce qui me reste à vous dire, c’est que je vous aime ; & je voudrois que l’époux qu’on m’avoit destiné, devint le vôtre : je lui crois le caractère aussi aimable que la figure ; j’en ai même quelque preuve. Dès que je sçûs ce que nos parens avoient resolu de faire de nous, je lui parus plus sérieuse qu’à l’ordinaire ; je tâchai par de frequentes marques d’indifférence, de le dégoûter d’un mariage que je ne voulois pas accomplir, & que ce peu d’agremens qu’il voyoit en moi, pouvoit pourtant lui rendre souhaitable. Je m’attendis de sa part à quelques plaintes qui auroient amené de la mienne une entière explication de mes sentimens ; mais il ne me dit rien, & se conforma, sans murmure, à mes manieres.
J’en fus étonnée : je craignis (par vanité peut-être) que cet air si tranquille ne vînt du dépit de me voir tant de froideur ; je craignis même que ce dépit ne vînt d’un peu d’amour dont je voulois arrêter le progrès.
Ebene 5► Dialog► Dans cette pensée, je lui demandai sans façon s’il m’aimoit, & je le priai de me répondre là-dessus sans détours.
[121] Puisque vous m ordonnez, de vous parler avec verité, me dit-il, Mademoiselle : voici ce que je pense.
Toute politesse à part, je n’ai rien vû de si aimable que vous : tout ce qui peut rendre charmante, vous l’avez avec profusion ; mais je vous l’avouë ; jusqu’ici mes yeux ont plus remarqué cela, que mon cœur, parce que j’ai toûjours été frapé de je ne sçai quoi de grace que vous avez dans l’esprit ; d’un certain caractère de reserve qui est en vous, qui m’intimide, & me fait pancher au respect plus qu’à l’amour. On va nous marier ensemble, & je ne me donnerois pas le moindre mouvement pour l’empêcher ; car je ne crains point ce moment-là ; je l’attens gaïement, mais sans impatience. Voilà mon cœur a découvert : de votre côté, si vous m’encouragiez un peu, je vous aimerois sans doute, j’en suis sûr, sans en avoir d’autre preuve, que la liberté d’esprit où je me trouve.
« C’en est assez, Monsieur, lui répondis-je alors ; gardez-vous de m’en dire davantage ; ma résolution est prise depuis longtems ; je ne veux point vous encourager à m’aimer, parce que je ne veux aimer personne ; mais, après ce que vous venez de me dire, je vous avoüë à mon tour, que, sans cette résolution, dont je vous parle, vous auriez bientôt de l’inclination pour moi, s’il dépendoit de moi de vous en donner : mais ne songeons plus à cela ni l’un ni l’autre. Jusqu’à present nous [122] voilà, grace au Ciel, en état de prendre tous deux notre parti sans peine : laissons nos parens dans l’idée qu’ils ont de nous unir ; vivons, comme de coûtume ensemble ; je me charge du soin de rompre leur projet, quand il en sera tems.
Ce jeune homme, ajoûta cette fille en continuant, m’écouta paisiblement ; & me quittant ensuite : » puisque votre cœur ne doit être à personne, me dit-il, je ferai bien de rompre une conversation que j’ai, ce me semble, écoutée avec une attention dont je me deffie : j’en agirai avec vous à mon ordinaire ; suivez vos desseins, & ne m’en parlez plus, je vous prie. ◀Dialog ◀Ebene 5
Je ne vous ferai point, Monsieur, le détail de tous les discours que nous tînmes mon amie & moi, après qu’elle eut achevé son recit. Sa mere l’apella quelques momens après : elle se retira, & moi, je restai dans une allée du Jardin où nous nous étions promenées ; mais j’y restai toute émeuë, & comme une personne à qui l’on vient d’apprendre une nouvelle qui la remplit d’esperance & de crainte. Je m’interessois à tout ce qu’on m’avoit dit, sans pouvoir encore démêler pourquoi : il me sembloit que c’étoit sur moi que rouloit toute l’avanture. Je faisois des réflexions que je condamnois par d’autres ; je ne sçavois quel parti prendre ; je m’imaginois que je devois me déterminer à quelque chose, & je voyois que j’avois tort de me l’imaginer ; [123] je reconnoissois mon trouble, & je n’en sortois point ; j’en avois peur, & je le rappellois. Cet homme, qui n’avoit point d’amour pour mon amie, l’aveu sincere qu’il en avoit fait, cette amie qui méditoit elle-même un dessein ; qui souhaitoit que son amant vînt à m’aimer ; qui me disoit qu’il étoit aimable, & qui me le persuadoit ; je ne sçais combien de petites remarques qui venoient alors s’offrir en foule à mon esprit ; les regards de ce jeune homme que je me ressouvenois d’avoir souvent surpris sur moi ; ceux que j’avois á mon tour jettez sur lui ; les motifs que je donnois aux siens ; la confusion où j’étois de ce qu’il avoit pû lire dans les miens ; de simples paroles, des actions que je ne pouvois m’empêcher d’interpreter de sa part ; que j’avoir cruës innocentes de la mienne, & qui ne me le paroissoient plus ; je voyois dans tout cela des présages qui menaçoient mon cœur d’un accident qui m’attachoit, & que je ne pouvois m’expliquer : j’y voyois une fatalité, ou plutôt je voulois l’y voir ; je m’égarois dans un cahos de mouvemens où je m’abandonnois avec douceur, & pourtant avec peine.
Telle étoit mon agitation, quand retournant dans un autre allée, je rencontrai tout à coup cet objet encore confus de mes pensées, ce jeune homme dont j’étois si occupée.
Je demeurai presque immobile à sa vûë, je le sentis aimable ; je rougis en le sentant ; [124] & cependant mon amour alors me parut moins naître que continuer.
Il m’aborda de son côté d’une façon si interdite, que je vis qu’il m’aimoit aussi, & que même il m’amoit depuis qu’il m’avoit vûë : je ne doutai pas qu’il ne fût dans un trouble égal au mien ; qu’il ne pensat comme moi ; qu’il n’eût mes mouvemens, mes reflexions : qu’enfin il ne fût pour moi, ce que j’étois pour lui, & par une bizarrerie surprenante, tout cela se trouva vrai.
Son embarras me frapa ; le mien l’intimida, parce qu’il le comprit : une intelligence mutuelle nous donna la clef de nos cœurs ; nous nous dimes que nous nous aimions, avant que d’avoir parlé, & nous en fûmes tous deux si étonnez, que nous nous hâtames de nous quitter pour nous remettre. ◀Allgemeine Erzählung ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4
Metatextualität► J’interromps ici la suite de cette histoire ; dont le reste ne peut se partager. Je viens de recevoir un billet d’un de mes amis, par qui je vais finir ma Feuille. C’est une gayeté dont j’espere que tous mes lecteurs voudront bien rire. ◀Metatextualität
Ebene 4► Brief/Leserbrief► Comme je suis dans l’habitude de vous rendre compte de tout ce qui m’arrive, je vous dirai, mon cher ami, qu’il me tomba, l’autre jour, entre les mains une Feuille grecque de la divine Iliade. O Dieux ! dans quel état la vis-je ? un Grec en seroit mort subitement : mais le Ciel qui conduit tout, n’a pas voulu qu’il en coutât la vie à personne ; & l’avanture a raté sur moi qui, par [125] bonheur, suis un ignorant. Imaginez-vous donc que la Feuille de l’homme divin avoit servi envelopper du beure fort ; elle ne portoit encore les dépouilles infectes. Je ne m’en étonnai pas ; car je la ramassai à la porte d’un Epicier, & je jugeai tout d’un coup que cette Relique du Parnasse ne pouvoit être tombée chez un Moderne plus irréligieux. N’allez pas divulguer cette affaire ; cela ruineroit, je ne sçais combien d’Epiciers qui fournissent du beure & du poivre chez quantité de dévots d’Homere. Pour moi, qui, comme vous sçavez, me tiens neutre sur tout culte littéraire, je n’ai fait ni bien ni mal au lambeau grec ; j’en ai vu le caractere : je l’ai remis sagement où je l’avois trouvé, souhaitant que le sort ne conduisit là nul passant de l’observance d’Homere, (sentiment de charité qui ne nuit pas à la neutralité) & je me suis retiré en essuyant mes doigts qu’il avoit graissez, & rendus de mauvaise odeur ; ce que je lui pardonnai sans peine. Mandez-moi, si je ne suis bien comporté ; j’atens votre réponse, & je reserve pour une autrefois à vous raconter une nouvelle avanture qui regarde nos Modernes. Je suis, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4 ◀Ebene 3
Ebene 3► Allgemeine Erzählung► 2 Je me souviens qu’un jour, dans une promenade publique, je liai conversation avec un homme qui m’étoit inconnu. L’air pesant & taciturne que je lui trouvois, ne me promettoit pas un entretien fort amu-[126]sant de sa part : il éternua ; je lui répondis par un coup de chapeau : voilà par où nous débutames ensemble. Après cela, vinrent quelques discours vagues, sur la chaleur, sur le besoin de pluye, & d’autres questions qui n’étoient qu’une façon de se dire avec bonté l’un à l’autre : je n’oublie pas que vous êtes-là.
Ebene 4► Fremdportrait► Là-dessus, entre plusieurs Dames qui passoient, j’en remarquai une qui, dans son air & dans sa physionomie, annonçoit, je ne sçai quoi de si enjoué, une coquetterie si folâtre, si bruyante, que je ne pûs m’empêcher de sourire en jettant mes yeux sur elle Dialog► & de dire : voici une Dame qui doit être de bonne compagnie !
Je la connois fort, me répondit d’un ton nonchalant mon Camarade, & effectivement ils s’étoient saluez. Elle fait la passion de bien des gens, ajouta-t’il, & son mari en est très-jaloux ; il a toûjours peur qu’elle ne vienne elle-même à aimer quelqu’un de ceux qui l’aiment ; mais il n’y a rien à craindre ; elle est trop folle.
Comment ! trop folle, dis-je alors ? un homme ne peut-il lui paroître aimable ? n’a-t’elle pas des yeux & des oreilles ? ouï, Monsieur, reprit-il froidement ! mais une femme de ce caractere-là n’acheve jamais, ni de vous bien voir, ni de vous entendre ; & vous n’avez, pas le tems de lui plaire autant qu’il le faudroit pour lui faire impression. Pourquoi cela, répondis-je assez surpris de son discours ? pourquoi, dit-il ? c’est [127] qu’une mouche vole & vous croise : de la mouche, elle passe à un miroir qui se presente ; de là, à sa cornette ; puis à un ruban, puis à autre chose : mais vous la ratraperez peut-être, dis-je alors ? ouï-dà, me répondit-il ! elle pourra revenir à vous par distraction ; & vous recommencez ! mais elle n’y est déjà plus, votre habit vous l’a derobée : & quand vous lui direz qu’elle est charmante, elle vous répondra que la couleur en est de bon goût.
Cependant, repris-je encore, ces femmes là veulent vous plaire : non, Monsieur, me dit-il, ce n’est ni à vous, ni à personne qu’elles veulent plaire ; c’est à tout le monde, & à tout le monde assemblé : voilà leur Amant, celui qu’elles écoutent, & qu’elles aiment : cet objet-là les fixe ; elles ne le perdent point de vuë : il embrasse, il réunit toutes leurs distractions ; car elles ne le quittent à droite, que pour le reprendre à gauche : ce qu’un côté de l’objet perd avec elles, un autre côté le gagne.
Mais vous avisés-vous de vous isoler ? sortez-vous de la foule ? vous n’êtes plus pour elles que le sujet, tout au plus de deux ou trois distractions, vous, votre habit ou vos galons, sur une centaine qu’elles auront necessairement dans une heure ; ainsi, il faut bien que leur esprit se fournisse du reste ailleurs. Oh ! vous m’avouerez qu’il est difficile de surprendre le cœur d’une femme qui ne vous prête ses yeux & ses oreilles, qu’une minute, & je dis trop peut-être. ◀Dialog
[128] Mon homme s’arrêta là, & je regardois avec etonnement cette physionomie qui, de pesante que je l’avois vûë d’abord, s’étoit insensiblement dégagée pendant qu’il parloit, & qui redevint épaisse, dés qu’il eût achevé.
Ah ! ah ! dis-jè alors en moi-même, en apostrophant son esprit ; il ne tiendra pas à moi que tu ne sortes plus d’une fois de ta coquille. J’allois en effet imaginer quelque chose pour cela, quand le hazard fit encore passer des Dames, parmi lesquelles j’en saluai une de ma connoissance.
Dialog► J’aimerois mieux cette Dame-ci, que l’autre, me dit-il ; il y a plus de majesté dans sa taille, & la douceur de sa physionomie m’enchante : c’est, lui répondis-je, une des plus estimables filles de Paris ; sa beauté est son moindre trait ; je ne connois point de caractère plus distingué, d’humeur plus égale, d’esprit plus sage, & personne n’a dans le cœur plus de noblesse de sentiment qu’elle en a. Un esprit sage, & de la noblesse dans les sentimens, me répondit-il tout d’un coup ! Oh ! pour celle-là, je pardonne au mari qui en sera jaloux. Vous me surprenez. Comment l’entendez-vous donc, lui-dis-je ? vous voulez qu’on ait tort d’être jaloux d’une femme coquette, & dissipée, & vous approuvez presque qu’on le soit d’une femme sage & vertueuse.
Eh ! ouï, Monsieur, repartit-il, je vous le repete ; vous ne sçauriez croire combien un Amant tendre, soûmis, & respectueux, [129] sympatise avec une femme sage & vertueuse. La passion de cet Amant est elle-même si douce, si noble, si généreuse, qu’elle ressemble à une vertu ? elle en a la figure, & vous voyez bien qu’une vertu en apprivoise aisément une autre.
Mais, répondis-je ; quoique vous puissiez dire ; l’amour se déclare ; une femme vertueuse le reconnoît & lui impose silence. Ouï ! dit-il, elle lui impose silence, bien moins parce qu’elle le hait, que parce qu’elle s’est fait un principe de le haïr & de le craindre. Elle lui resiste donc. Cela est dans les règles ; mais en resistant, elle entre insensiblement dans un goût d’avanture ; elle se complaît dans les sentimens vertueux qu’elle oppose ; ils lui font, comme une espece de Roman noble, qui l’attache, & dont elle aime à être l’Héroïne. Cependant un Amant demande pardon d’avoir parlé : en le demandant, il recommence ; bien-tôt elle excuse son amour, comme innocent ; ensuite elle le plaint comme malheureux ; elle l’écoute, comme flateur ; elle l’admire, comme généreux : elle l’exhorte à la vertu ; & en l’y exhortant, elle engage la sienne. Elle n’en a plus, mais dans cet état, il lui reste encore le plaisir d’en regretter noblement la perte ; elle va gémir avec élevation ; la dignité de ses remords va la consoler de sa chute : il est vrai qu’elle est coupable ; mais elle l’est du moins avec décence, moyennant le ceremonial des pleurs qu’elle en verse ; sa foiblesse même s’aug-[130]mente des reprochs honoraires qu’elle s’en fait. Tout ce qu’elle eut de sentiment pour la vertu, passe au profit de sa passion ; & enfin il n’est point d’égaremens dont elle ne soit capable avec un cœur de la trempe du sien, avec un cœur noble & vertueux. Ainsi croyez-moi, Monsieur, une femme comme celle-là, quand on lui parle d’amour n’a point d’autre parti à prendre que de fuir. La poursuit-on ? qu’elle éclate ? si elle s’amuse à se scandaliser tout bas du compliment qu’on lui fait, l’air soûmis d’un Amant la gagne, son ton pénétré la blesse, & je la garantis perduë quinze jours après ; mais il me semble qu’il se fait tard, ajouta-t’il après ces mots ; d’ailleurs je crois que nous aurons de l’orage, & nous ferons sagement de nous retirer. ◀Dialog
Il se leva là-dessus, & me quitta, en me souhaitant le bon soir. Je le conduisis des yeux, tout aussi loin que je le pus, & depuis ce tems-la, j’ai toûjours été sur le qui vive avec les physionomies massives.
La Demoiselle, dont je vais achever de produire l’Histoire, m’a rapelé les discours de cet homme. Comme elle me paroît avoir cette trempe de cœur sensible dont il a parlé, j’ai raporté ce qu’il en pensoit, & pour son instruction dans la suite, & pour l’instruction de toutes les femmes de son caractère. ◀Fremdportrait ◀Ebene 4 ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3
Metatextualität► Le reste se donnera dans une autre feuille. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1
