Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "No. 7", in: Le Nouveau Spectateur français, Vol.1\007 (1723-1725), S. 99-114, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1761 [aufgerufen am: ].


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No. 7

Zitat/Motto► Videmus in formis aliis dignitatem esse, in aliis venustatem, sic in animis etiam majores varetates. Cic. de Offic.

Nous voïons que, parmi les corps humains, les uns ont de la dignité, les autres de la grace, & qu’une plus grande varieté règne encore dans les esprits. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Quoique rien ne soit plus different que les idées de l’ame & du corps, ces deux Etres ont pourtant certaines facultés qui ont une conformité assés étenduë, & qui paroissent devoir être dirigées par des loix semblables. Je trouve une telle conformi-[100]té, par exemple, entre l’esprit & la démarche, à prendre ces ceux termes dans leur sens le moins borné.

On voit de certains petits-maîtres qui, pour se promener ou pour se transporter d’un endroit à un autre, font de leur démarche une espéce de danse ; ils régalent les passans tantôt d’une demie pirouëtte, tantôt d’un tour de jambes, tantôt d’un pas de bourée. Certains Spectateurs de cette agilité & de cet art deplacés, leur font l’honneur de les confondre avec le bon air, &, à les en croîre, les graces naissent sous les pas de ces cabrioleurs peu ménagers de leur adresse. Les gens sensés n’en forment pas un jugment si avangateux, ils ont bien de la peine à croire qu’il y ait du poids dans une tête, qui permet aux jambes un si ridicule abus de leur légèreté ; ils ne veulent dans un homme qui marche, qu’un mouvement uni, & un pas ferme qui aille au but.

Le même ridicule se trouve dans un homme, qui ne se contente jamais d’être simplement homme, mais qui a résolu d’être toujours homme d’esprit. Dans la conversation la plus ordinaire sur les sujets les plus communs, il s’efforce à larder touts ses discours de faillies, de bons mots, de pensées fines ou brillantes. S’il va au fait, il y va comme un Cheval bien dressé qui fait le manège dans les ruës, & qui ne parvient à la fin de sa carriere que par des courbettes & par des voltes. Le bel-Esprit prodigue [101] du feu de son imagination paroît un prodige à un certain ordre de gens ; Il a de l’esprit comme un Demon, la source n’en tarit jamais ; ils l’imitent, & ils le copieroient exactement, si la volonté seule pouvoit les y faire réussir. Cet Homme merveilleux cependant n’offre au discernement des personnes judicieuses qu’une brillante fatuité. A leur avis, l’allure ordinaire de l’esprit, c’est le bon sens, & celui qui en est le sage possesseur doit se former l’habitude d’avancer vers son but d’une manière sure & naturelle. Ils savent que les chevaux qui caracollent sur un pavé rabotteux, que des petits-maîtres qui cabriollent dans les ruës, & que les beaux esprits qui voltigent sans cesse sur les sujets les plus familiers, courent également risque de faire des faux pas, & des chutes ou dangereuses ou risibles.

Fremdportrait► Lysandre n’est pas petit-maître dans sa démarche. Elle est pourtant aussi reglée qu’agréable & gracieuse ; son corps est toujours dans une attitude prévenante, ses pas sont fermes & égaux, il y a une exacte harmonie entre les mouvemens de tous ses membres. Ces mouvements se soutiennent les uns les autres, & se rendent plus surs & plus aisés. Le bon air de Lysandre est-il l’effet d’une attention suivie, d’une méditation non interrompue sur tout ce qui plait dans sa manière de marcher ? Point du tout ; l’Esprit de Lysandre est occupé à toute autre chose, son corps s’avance tout seul. [102] Mais la nature, & l’exercice ont rendu la bonne grâce inséparable de toutes ses attitudes. Le mauvais air lui couteroit des efforts. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► Ariste ne songe point à avoir de l’esprit, il n’est pas éternellement occupé à remuer son imagination, pour en faire sortir des images fort étonnées de se trouver ensemble ; il n’est pas continuellement en travail de pensées. Cependant il parle, il pense agréablement sur les matières les plus usées ; les images qu’il employé sont justes, convenables, naturelles ; ses termes sont purs, bien choisis, toujours placés où ils doivent faire le plus d’éfèt ; son stile change avec les sujets ; ou plutôt les sujets semblent entraîner chez lui les expressions qui sont de niveau avec eux ; une variété aisée attache à ses discours l’attention de tous ceux qui l’écoutent. Il ne brille pas ; il plait. Il ne se fatigue ni lui-même ni les autres. Qu’on ne s’imagine pas qu’il veille sans relache sur ses idées, & sur ses Phrases. On lui feroit tort. Il croit parler simplement comme tous les hommes qui ne parlent pas mal ; sa maxime favorite est qu’il faut parler avec le peuple, & réflechir avec les gens sages. Vous ne trouvés point dans ses discours de ces termes bisares, à qui la nouveauté de leur application prête pendant quelque temps un air d’esprit. Les mots dont il se sert sont tirés de l’usage ordinaire ; ce n’est que leur arrangement, leur [103] juste rapport entre eux & leur convenance avec la matiere, qui font leur agrément & leur mérite. Sans penser à l’art, il en suit les regles, il parle agréablement par un art d’habitude. Il a du bon sens joint à un esprit de reflexion. Il s’est plû dès son enfance à la lecture des meilleurs livres & au commerce des gens les plus judicieux. Pour parler mal, il seroit obligé de donner la gêne à son imagination. ◀Fremdportrait

La démarche d’Arcas est à peu près la même que celle de Lysandre, mêmes attitudes, même manière de porter la tête, & de poser les pieds ; la démarche d’Arcas est pourtant ridicule ; il y a entre elle & celle de Lysandre la même sorte de ressemblance qu’entre un singe & un homme. Il fait son air dans le tems même qu’il s’en sert. Il médite sa démarche, il paroît inquiet sur la réüssite de ses efforts ; il ne sent pas si son jarret est tendu, il faut que ses yeux en jugent. S’il se surprend dans quelque irrégularité, on voit qu’il la corrige ; mais dans le tems qu’il range un de ses membres à son devoir, un autre lui échape : il ne represente pas mal un Officier, qui s’efforce à faire marcher, en bon ordre de soldats novices. Il y a toujours quelque chose à raccommoder à sa figure ; cependant en général tout est assés bien : il n’y a qu’une affectation & une gêne visibles, qui jettent un air d’impertinence sur se mouvemens les mieux réglés.

[104] Ce même Arcas est dans sa conversation ce qu’il est dans sa démarche. Il est naturellement bien fait ; mais il a commencé trop tard à régler ses mouvemens par ses exercices. Il a du bon sens ; mais il ne l’a pas cultivé dès l’enfance. Il connoit le bon & le beau, il les fent dans les endroits où ils sont ; mais il n’a pas encore réussi à se les rendre familiers. Il ne court point après l’esprit il cherche à être naturel ; mais il le cherche d’une manière si pénible, que la naïveté même a chez lui un air d’affectation. Il saisit un tour d’expression, il le rebute, il en prend un autre ; mais il n’en est pas content. Le troisiéme vent, c’est celui que la nature demande, mais le moment de le placer heureusement est passé ; on ne l’écoute plus, on ne prête attention qu’à son embarras ; on est lassé de la méditation qui regne dans ses yeux & dans son aire. Ses efforts repandent de la pesanteur sur ses termes les plus propres & les mieux choisis, sur ses constructions les plus claires & les plus aisées. ◀Fremdportrait

Je connois des gens, qui paroissent étudier leur démarche, & ne point hazarder un seul mouvement, ni un seul air de tête, qu’après une meure délibération. Leur extérieur en impose cependant ; ils sont fort éloignés de la petitesse d’esprit, dont on les soupçonne ; l’affectation leur est en quelque sorte innée ; ils sont affectés naturellement ; leur air pincé ne vient que d’un dé-[105]faut dans les organes ; les esprits semblent se jetter dans leurs nerfs par bons & par sauts ; il y a dans leurs muscles une certaine roideur, qui ôte à leur mouvemens cette liberté, qui seule peut y donner de la grace & de l’agrément ; ils auroient réussi à rendre leur mouvements plus souples & mieux suivis, s’ils étoient appliqués dès l’âge le plus tendre á délier leurs organes par des exercices convenables ; mais lorsqu’ils y songent trop tard, leurs efforts ne font qu’affermir leurs muscles dans leur inflexibilité ; ils ajoutent d’ordinaire une affectation artificielle à l’affectation qui leur vient de la nature.

Un défaut semblable naît dans de certains esprits qui d’ailleurs ne manquent ni de justesse ni de force. Il faut bien connoître ceux dont le cerveau est embarassé par cette roideur naturelle, pour les disculper d’une ridicule affectation. Leur imagination a, pour ainsi dire, des mouvemens convulsifs ; les images n’en découlent point, elles s’en arrachent ; il y a quelquefois dans leur esprit de la vivacité sans légèreté, de la vigueur sans noblesse, du beau sans agrément, du fin même sans délicatesse. Tout ce qu’ils produisent se ressent de la contrainte naturelle des organes de leur ame. Peut-être leur genie eût acquis un tour plus aisé, si dès l’enfance ils se fussent attachés à le dégager par la lecture d’ouvrages légément, écrits ; & par le commerce de ceux qui [106] ont acquis l’habitude de penser & de parler naturellement ; mais d’ordinaire ce remède appliqué trop tard empire le mal, & le rend plus désagréable & plus propre à dégouter.

La danse est une espece de démarche mesurée, vive, brillante. Ceux qui dansent s’engagent à donner de la grace à leurs mouvemens & à toute leur figure. Et ils ne pretendent point cacher entièrement l’art dont ils se servent pour mettre leur adresse & leur agilité dans leur plus beau jour. On peut mettre cette sorte de démarche en paralelle avec le Bel-Esprit. Il s’agit dans certaines occassions d’étaler la beauté du genie, de déployer le feu & la délicatesse de l’imagination ; c’est alors qu’on veut bien déveloper les efforts que l’on fait pour faire briller ses talents. Faire un livre sur des sujets susceptibles d’esprit & d’agrément, ou se mêler d’une conversation pleine du feu & de finesse, c’est s’engager ouvertement à faire parade de tout le genie qu’il nous est possible de tirer de nos facultés & de la nature du sujet.

Il est vrai que, dans la danse & dans le bel-Esprit, plus les efforts que l’on fait pour briller & pour plaire approchent du naturel, plus ils sont aimables, plus ils font honneur à celui qui les employe, en donnant une idée avantageuse des dispositions avec lesquelles il est né.

Le Bel-Esprit qui éclate dans la conver-[107]sation ne ressemble pas mal à une contredanse, où pourvû qu’on observe un certain ordre général, il ne s’agit point de ménager à chacun des pas une régularité scrupuleuse. Tout y est vif, gai, un peu tumultuex même ; & ce tumulte seroit un défaut dans une danse reglée, fait de celle ce le charme le plus piquant ; il suffit qu’on ne s’embrouille pas, & que la contredanse aille son train, sans qu’on se heurte & sans qu’on se renverse.

La Contredanse de l’Esprit est de la même nature, & soumise aux mêmes régles. Le feu & la gayeté en sont l’ame ; elle ne demande pas une scrupuleuse exactitude dans chaque pensée, & dans chaque tour d’expression, qui en sont comme les mouvemens particuliers ; elle est très compatible avec une légère confusion, pourvû que tout s’y rapporte à l’ordre général, au bon sens, & à la politesse. Mais un désordre absolu, un dérangement continuel, la rendent fatigante & désagréable. Quel plaisir un honnete homme trouve-t’il dans une conversation, où insensiblement la vivacité devient étourdie, où chacun songe à son sujet particulier ; où l’on s’interrompt tour à tour, où par de grossières attaques, on ne songe qu’à se pousser, à se chagriner, à s’offenser ? Une telle conversation represente assés au natruel une danse de païsans animés par l’yvresse.

Il y a des gens qui aiment la danse, qui [108] la possédent, & qui se distinguent par cet agréable talent, sans être Danseurs de profession. Lorsqu’il se prétent à cet exercice, leur but est plutôt l’exercice & le divertissement que la gloire, ou le profit.

Dans un tel Danseur, on peut trouver sans peine le tableau d’un honnête homme qui a cultivé les heureus talens de son esprit, & qui compose quelques ouvrages moins par un motif d’avarice, ou de vanité, que dans le dessin de former de plus en plus son genie, & de se satisfaire lui-même.

On peut trouver encore une conformité assés exacte entre un Bel-Esprit de métier, & un danseur de Theater. Ils ne déployent leurs talens l’un & l’autre que pour divertir le Public ; ils vendent tous deux le droit de les sifler à quiconque le trouve à propos. L’air de ce qu’ils sont est inséparable de l’un & de l’autre. Un maître à danser déclare par toute sa démarche qu’il est maître à danser, & un bel-esprit de profession n’ouvre jamais la bouche, qu’il ne vous annonce que c’est son métier de faire des livres.

Ne pourroit-on pas comparer encore un Poëte à un Danseur de corde ? Il me semble qu’ouï. D’ordinaire on admire plus un danseur de corde, qu’un danseur qui a toute une salle ou tout un Théatre pour varier ses pas & ses cabriolles. Les mouvemens du premier sont-ils plus beaux, plus gracieux, plus propres à plaire ? Point du tout, ils sont d’une plus difficile pratique ; c’est la [109] corde combinée avec ses pas & avec ses sauts qui leur prête da la beauté. C’est l’idée de ce champ étroit de son adresse, qui dérobe à notre attention ses mouvemens qui sont destitués de justesse & de grace. La difficulté de la réüssite rend cette réüssite surprenante & merveilleuse. Il est vrai que la corde aide souvent un danseur, qui s’est perfectionné dans son art, tout de même que la difficulté dans son art, tout de même que la difficulté de la rime, devient quelquefois à un beau genie la source d’une pensée brillante, que dans une liberté parfaite son esprit n’auroit jamais saisi. Je laisse à mes Lecteurs à appliquer ce tableau à ceux qui font profession de faire éclater la beauté & la force de leur génie, au milieu des difficultés dont les régles austéres de la versification les environnent de toutes parts. Ces sortes de paralelles poussés trop loin ennuyent bientôt ; peut-être le mien a-t’il déja ce malheur ; si je ne le craignois, rien ne me seroit plus aisé que d’étendre cette comparaison. La démarche a des qualitez, qui sont toutes bonnes, mais d’une manière différente ; elle est ou vive, ou degagée, ou gracieuse, ou noble. Ces caractères pourroient être appliqués à l’usage qu’on fait de l’esprit, & dans les occasions ordinaires, & dans celles où l’on s’engage à briller. Il y a des danses, qui consistent dans une fine & juste imitation de certains mouvemens particuliers. On sent facilment qu’on peut y découvrir le portrait [110] de ces productions de l’esprit, où l’auteur, au lieu de faire son propre personnage, s’efforce à copier le tour d’esprit & les manières de personnes inventées ou réelles. S’il y a des danses de Berger, de Matelot, de Paysan, d’Arlequin, de Scaramouche, il y a des ouvrages d’esprit qui ont un juste rapport avec elles, & qui peuvent être reglés par des maximes semblables.

Metatextualität► Voici une Lettre qui me paroi intèressante & digne d’occuper les réflexions du public. ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur

« Je vous écris de concert avec une jeune veuve, qui m’a fait confidence de la situation de son cœur, & qui, non contente de mes conseils, seroit ravie de profiter de vos lumières. Il y a deux ans que la mort l’a separée d’un vieux Epoux, à qui les vues intéressées de ses parents l’avoient unie, au sortir de l’Enfance. Ce bon-homme, qui avoit un très heureux caractère, l’a fait joüir d’un sort assés doux ; & si elle ne sentoit pas pour lui ce que la tendresse conjugale a de plus vif, elle l’estimoit, elle travailloit à son bonheur de toutes ses forces, elle le considéroit comme un ami digne de son estime ; & son trépas arracha à cette aimable femme des larmes très sincères ; [111] comme elle n’a point d’Enfants, elle se trouve un parti très considérable ; ses richesses relevées par la Physionomie du monde la plus heureuse, par un air de pudeur que le mariage ne lui a jamais oté, par une beauté plus que médiocre, & par des graces sans fard, lui ont attiré une foule d’Adorateurs, qui pour lui plaire affectent d’être gens de mérite, & qui peut-être le deviennent. Aucun d’eux cependant ne lui a jamais fait perdre le goût de la liberté ; elle les traite avec une indifférence presqu’égale ; mais ce qu’il y a d’honnête & d’obligéant dans son indifférence même, fait en dépit d’elle qu’ils ne se rebutent pas.

Ce n’est pas, Monsieur, qu’elle ait l’ame insensible ; son cœur n’est que trop tendre pour son repos, & ce cœur a fait un choix qui est inconnu à l’objet même de sa passion. Ne croyés pas, que ce soit un goût de caprice. Jamais homme ne fut plus digne de la plus tendre estime d’une femme de mérite. Il est fort au dessous d’elle, & du côté de la naissance & du côté du bien ; mais elle croit, avec raison, que c’est l’homme du monde le plus propre à la rendre heureuse. Elle la vû très souvent pendant une année entière, & son mérite qui s’est développé peu à peu à l’attention de & maitresse, l’a enflamée [112] par degrés. Outre tous les agrémens corporels qu’on peut souhaiter dans notre sexe, elle lui a trouvé un esprit aussi juste que beau, & une ame encore plus belle. Elle a découvert dans ses sentimens une générosité & une grandeur qui ne perdent jamais la raison de vuë, & ce qui l’a charmé sur tout, c’est une modestie, une sorte de pudeur mâle, qui empêche ses grandes qualités d’être incommodes à qui que ce soit. A peine a-t’il de quoi vivre commodément, mais elle est très persuadée pourtant qu’il est aussi peu disposé à se vendre à une femme, qu’elle est d’humeur d’acheter un mari Elle voit avec le plus vif chagrin que cet aimable jeun-homme ne s’est jamais mêlé dans la foule de ses amans. Il sait aimer, elle en est convaincuë. Elle sait qu’autrefois la mort lui a enlevé une maitresse qu’il aimoit avec la plus forte passion, & que la raison, qui après de pénibles efforts, a remis son ame dans le calme, n’a pas su lui rendre la gaïeté naturelle dont son caractere brilloit avant cette perte.

Resoluë à l’avoir pour mari ou à passer toute sa vie dans le Veuvage, elle ne sait comment faire pour réüssir dans son dessein ; sa vertu lui interdit tous les moyens indignes d’une femme d’honneur. Elle redoute d’ailleurs le mérite [113] & la raison de son amant ; elle préféroit la mort au malheur de s’attirer son mépris. Il est poli & obligeant avec les Dames, autant que la sagesse le peut permettre ; mais elle remarque avec un souverain déplaisir qu’il la distingue très desavantageusement. Il est plus froid avec elle qu’avec toute autre ; il lui adresse rarement la parole, & elle n’est presque jamais l’objet de ses regards. Elle m’avoüe que de son côté elle en agit avec lui tout de même. Sa tendresse la rend timide, & elle craint de se trahir par ses yeux & par ses discours ; Cette reserve même, qu’elle croit duë à la beauté de ses propres sentimens, & de ceux du Cavalier, augmente sa passion, à mesure qu’elle l’éloigne de son but. Que sai-je si l’amant ne prend pas pour des marques de mépris les effets d’une tendresse aussi sage que vive. Vous conviendrés avec moi que la chose est très-probable, & que la Dame mérite la pitié & les avis d’un homme vertueux & éclairé. Comme mes affaires m’eloignent d’elle, je lui ai conseillé par écrit, d’instruire son amant de son bonheur par une lettre où régnassent en même tems l’amour, la sincerité, & la sagesse. Mais elle ne sauroit s’y résoudre ; Les maximes de l’honneur, l’amour de sa réputation, & la crainte que cette démarche ne produi-[114]sit un effet contraire à ses intentions, s’opposent à mon conseil, comme une barrière qu’elle n’ose point franchir. Faut il pourtant qu’aux dépens de tout son bonheur on s’asservisse à certaines bienséances que les chimères humaines ont introduites ? Est-il juste cette aimable veuve sacrifie sa felicité à une coutume tyrannique qui répandra peut-être l’amertume sur toute sa vie ? Assistés nous de vos lumières, je vous en conjure ; J’ai lieu d’esperer que le Cavalier en question vous en sera tout aussi obligé, que sa vertueuse maitresse. »

Je suis &c.

Philalethe.

« P. S. Quoique je vous aye dit que je vous écris de concert avec ma charmante amie, ne vous mettés pas dans l’esprit qu’elle sache le contenu de ma lettre, sa modestie desaprouveroit certainement les éloges que m’arrachent la justice, & l’envie de vous mettre dans les intérêts de cette généreuse amante. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1