Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "No. 6", in: Le Nouveau Spectateur français, Vol.1\006 (1723-1725), S. 83-98, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1760 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

No.6

Zitat/Motto► O Cives, cives, quaerenda pecunia primum ;
Virtus post nummos. - - - - - - - - Hor.

O citoyens, il faut commencer par chercher de l’argent; les trésors doivent l’emporter sur la vertu. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Metatextualität► Voici la traduction d’une Lettre hollandoise, qu’on m’a envoyée, il y a quelques jours. Je ne la communique pas au Public parce qu’elle roule sur un sujet nouveau ; C’est justement par la raison contraire. La matière en est très commune & c’est par cela même, qu’elle merite la réflexion des honnêtes gens. ◀Metatextualität

[84] Ebene 3► Brief/Leserbrief► Lettre Monsieur

« Metatextualität► Quoique je sache asses le François pour lire vos discours avec plaisirs, je me trouve incapable de m’exprimer comme il faut dans cette Langue, & je me sers de la mienne pour vous entretenir sur un sujet, qui me paroit digne de votre attention. ◀Metatextualität

Allgemeine Erzählung► Une jeune Demoiselle, qui avec un bien asses considerable, possede toutes les qualités du corps & de l’ame, qui peuvent lui attirer l’amour & l’estime d’un honnête homme, a fait la conquête d’un cœur tout-à-fait digne d’elle. Il y a déja longtems que son amant lui fait la cour avec une assiduité infatigable. Quoiqu’il n’ait pas autant de bien que son aimable maitresse, il est assés riche, pour vivre avec elle d’une maniere honnete & aisée. Ce qui lui manque du côté de la fortune, est noblement remplacé par son esprit, par ses vertus, par sa modestie, par la noblesse de ses sentimens, & par l’agrément des ses manières. Ces grandes & aimables qualités soutenuës par une tendresse pure, vive, constante, n’ont pas manqué de faire leur effet sur une ame aussi belle que celle de son aman-[85]te ; & depuis quelques années cet aimable couple joüit de tous les plaisirs innocens qui peuvent avoir leur source dans l’union de deux cœurs bien placés. Ils n’attendoient pour entrer dans des liaisons plus étroites que le consentement de leurs familles, quand tout d’un coup, leur mauvais sort a suscité à la Belle un nouvel adorateur, qui dérange tout le plan de leur félicité. C’est un homme dont on ne peut rien dire, sinon qu’il a de grandes richesses, & qu’il ne néglige rien au monde pour les augmenter. L’éclat de l’or l’eblouit tellement, qu’à ses yeux toutes les filles riches sont des Anges. Pour parvenir à son but, cet animal se sert uniquement de l’autorité des parens de sa maitresse, qui semblent plus portés à rendre leur Enfant opulente, qu’à la rendre heureuse. C’est par cet indigne moyen qu’il s’efforce de l’arracher à un amant, de la passion & de la fidelité duquel elle a lieu d’être persuadée ; & qu’il veut la contraindre à se donner à un homme, qu’elle peut soupçonner raisonnablment de n’avoir d’autre intention que de grossir ses trésors par ceux de son epouse. ◀Allgemeine Erzählung

Vous conviendrés, sans doute, avec moi, Monsieur, que cette conduite est absolument contraire à la justice, & à l’humanité. Si cette humanité a pour vous autant de charmes, que vous le vou-[86]lez faire croire, vous ne refuserés pas vôtre secours à ce couple généreux, & vous vous ferés un plaisir sensible de soutenir leurs plus chers intérêts par vos bons conseils. Ne le negligés pas, Monsieur je vous en conjure ; représentés aux parens de la Demoiselle qu’elle sera infiniment plus heureuse avec un homme qu’elle aime ; & dont elle connoit & la tendresse & le merite, qu’avec un autre, à qui on veut l’attacher par des chaines d’or, dont l’éclat ne diminue point la pesanteur. Faites aussi comprendre à cet Amant importun, qu’un homme qui sait aimer, ne trouve ses intérets que dans ceux de sa maitresse ; & qu’on se rend indigne du titre d’homme d’honneur, quand on prend une femme, qui peut nous reprocher avec justice qu’elle auroit vêcu heureuse avec un autre, si un cœur grossièrement interessé n’étoit pas venu à la traverse. En un mot prénés avec chaleur les interêts de ces dignes amants livrés aux plus cruelles allarmes ; ce sera un sûr moyen d’obliger toutes les personnes qui aiment la raison & la vertu. Je suis, &c. »

Phileutaxus ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

L’usage avilit presque toutes les langues par certaines expressions qui semblent inventées pour deshonorer la nature humai-[87]ne. Elles ne sont point introduites par un simple hazard, on auroit tort de le croire ; ce sont des opinions aussi honteuses, que généralement recûës, qui les mettent en vogue. Une sordide avarice pousse t-elle un jeun-homme plein de vigueur à s’enchainer pour jamais à un cadavre vivant, on dit que c’est un mariage de raison ? Une jeune est elle jettée entre les bras d’un bar bon opulent, rendés-vous désagréable de fluxions & de catharres, c’est encore un mariage de raison. En vérité, quelque douceur qu’on puisse avoir dans le naturel, on se laisse entrainer à la véhémence, quand on voit des peuples entiers se donner le mot pour insulter au bon sens & à la vertu, avec toute l’insolence imaginable. De quel front ose-t’on appeller mariages de raison les mariages qui choquent directement le sens-commun & la nature, & qui sont souverainement pernicieux à la societé ! Mais quel remède peut-on apporter à un mal si général & si invétéré ? Prouvera-t’on par les raisons les plus évidentes & les plus palpables que ces indignes mariages conduisent ceux qui les contractent au malheur, par la route de l’extravagance ? Qui gagnera-t’on ? sinon d’avoir mis dans tout son jour une vérité qui saute aux yeux de tout le monde. Qu’on ne se mette point dans l’esprit qu’un tel raisonnement fasse la moindre impression sur des cerveaux enveloppés de toute part de Notions populaires, & [88] sur des cœurs abimés dans l’amour de l’argent. Il faut faire fortune, il faut s’établir avantageusement dans le monde, voila des mots vuides de sens ; mais qui sont tellement pathétiques qu’ils l’emportent dans la pluspart des ames sur tout ce que les axiomes de morale ont de plus clair, & sur tout ce que l’expérience a de plus frappant. La stupidité n’est pas toûjours dans l’intelligence ; en matiére de morale elle est presque toûjours dans la volonté. On commence par braver le bon sens, & par une ferme résolution de n’être point raisonnable. Ensuite on cherche quelques sophismes, pour ne se pas broüiller entièrement avec soi même. On atrappe quelque idée vague, qu’on a grand soin de ne pas approfondir, ou bien on se contente de quelques phrases qui ne furent jamais faites pour signifier quelque chose. Quelquefois même on s’épargne cette peine ; on rompt avec la raison ouvertement ; on approuve, on veut, parce qu’on veut, parce qu’on approuve, & qu’il n’en soit plus parlé.

Représenterai-je aux Parens de la Demoiselle en question, que le bonheur est préférable à l’opulence qui n’est qu’un moyen incertain de parvenir au bonheur ? Mais ne le savent-ils pas ? ne connoissent ils personne, qui soit souverainement riche & souverainement infortuné ? Ne voyent-ils pas tous les jours des mariages semblables à celui dont ils veulent imposer le [89] joug à leur fille, mariages tragiques ou les époux joüent le rolle de deux demons condamnés à se tourmenter mutuellement? Ne voyent ils pas les enfans de ces malheureux rendus sauvages par le mauvais exemple, menacer déja la patrie de mauvais citoyens ? Ne voyent-ils pas quelquefois ces biens, source de tant de malheurs, dissipés par la discorde, & remplacés par l’affreuse disette, où l’on tombe assés souvent en l’évitant avec trop de soin ? Leurs yeux n’ont ils jamais été frappés du triste sort d’une femme, qui, aigrie par les funestes suites d’une pareille union, étouffe dans son ame toutes les semences de la vertu, & se couvre d’une infamie qui enveloppe sa famille entière. Ils ont vû tous ces tristes objets, j’en suis sûr ; Mais cela n’empêche pas. Phrase magnifique, & très usitée chés ceux qui se sont déterminés à secoüer le joug de la raison. Leur fille est riche, elle a d’ailleurs de belles qualités, elle est aimable. Il faut qu’elle fasse un gros parti, en disposer autrement ce seroit pêcher contre les coutumes de presque toutes les Nations civilisées. Qu’y a t’il à répondre à un raisonnement de cette force là ? Cette Demoiselle a du bien & du merite, il faut par conséquent la rendre malheureuse. Et pourquoi faut il la rendre malheureuse ? C’est qu’on l’aime trop, pour ne pas lui procurer une fortune brillante. Aimable effet de la tendresse paternelle !

[90] Ayons quelque condescendance pour le chimères & pour l’avarice des parens de cette Demoiselle. Supposons qu’on auroit tort de les porter à donner leur fille à l’homme du monde le plus digne d’amour & d’estime, s’il étoit assés infame pour être entièrement pauvre. Mais il s’agit ici de quelque degré de richesse de plus ou de moins, & d’une différence totale par rapport au mérite des deux adorateurs. Elle sera riche, quelque parti que l’on préfere ; si les thresors l’emportent sur le merite, elle court risque de tomber dans le malheur & dans le vice ; Et si l’on donne la préférence aux richesses, elle ne sera exposée qu’à occuper une maison moins vaste, qu’à charger sa table de moins de mets, qu’à se passer de meubles, & de bijous aussi précieux qu’inutiles. Le choix ne paroît pas difficile à faire.

Voici pourtant une difficulté bien considerable. La Demoiselle peut avoir une grosse famille ; quel malheur si, en mourant, elle ne laissoit à chacun de ses enfans que vingt-mille ecus ! Effectivement ce seroit quelque chose de bien triste ! Les pauvres jeunes gens seroient obligés de s’occuper à quelque chose ; de cultiver leur esprit, & de s’efforcer à se faire une réputation dans le monde, afin de s’y établir avantageusement. Ils seroient forcés en un mot à devenir gens de merite, & membres utiles à la societé. Avec qu’elle consolation au [91] contraire, ne doit on pas mourir, après avoir produit des héritiers, qui, enivrés de l’idée de leurs thresors, fainéants honorables, brillans fardeaux de la terre, trouvent dans leur coffre-fort toutes les lumieres & toutes les vertus dont un honnête homme peut avoir besoin.

Je ne say à quoi je m’amuse. C’est une folie de raisonner avec ceux qui paroissent avoir abjuré la raison ; j’aime mieux m’addresser à la Demoiselle même qui se caractérise par un choix si raisonnable, & par une tendresse si généreuse.

Lui conseillerai-je de consentir à un enlevement ? C’est un parti qui est assés en vogue, j’ose soutenir que certaines filles le prenent, sans se rendre indignes de l’estime des gens vertueux. Mais à Dieu ne plaise, que j’anime jamais les Enfants à se révolter contre l’authorité Paternelle, si conforme à la nature, & si sagement appuyée par les Loix. Tout le conseil que j’ai à lui donner, c’est d’opposer la confiance à l’obstination de ses parens, & de persister dans son choix, sans rien diminuer du respect qu’elle doit aux auteurs de sa vie. Elle fera parfaitement bien même de redoubler sa soumission pour eux, & de les attendrir par tout ce que son bon naturel peut lui fournir de manières touchantes. Peut-être qu’en excitant quelque heureux trouble dans leurs ames, elle réüssira à bannir de leur esprit des opinions bisarres, qui d’ordinaire ne sont pas [92] ébranlées seulement par les raisons les plus convainquantes. Mais cette conduite l’empêchera-t-elle d’être malheureuse ? C’est ce que je n’oserois pas garantir. Il n’est pas impossible que ses parens ne lui pardonnent jamais l’attachement légitime qu’elle a pour son propre bonheur ; peut-être aura-t’elle mille duretés à essuyer de leur part ; que sai-je même s’ils ne porteront point leur injuste indignation contre elle, jusqu’à la priver d’une grande partie de leur succession. Mais quand ce malheur arriveroit, encore seroit-il préférable à celui de se laisser garotter par un indigne mariage, & de promettre, contre sa conscience, à l’objet de son mépris, toute la tendresse de l’amour conjugal. Pour dire nettement ce que je pense sur ce sujet, contracter un semblable mariage, c’est se rendre parjure ; cette seule raison devroit en détourner une belle ame ; il vaut mieux être malheureux que criminel ; quel afreux état de se trouver dans ces deux situations tout à la fois !

Ce n’est point à moi à importuner par mes avis ceux qui gouvernent les peuples, & qui leur donnent des Loix. Naturellement ces grands-hommes doivent connoitre tout ce qui est necessaire au bonheur de leurs sujets. Ils me permettront pourtant de trouver quelque chose de bien defectueux dans la pluspart des gouvernemens. Les Loix ôtent à un prodigue, ou à un imbecille l’usage des biens, qu’il ne gou-[93]verne pas avec sagesse ; ce règlement est des plus salutaires. Mais y a-t-il rien de plus evidemment pernicieux pour un état, que l’abus que tant de Peres extravagans & vicieux doivent faire de necessité du pouvoir que la Nature leur donne sur leurs Enfants ? Cependant quel asyle est ouvert à ces enfants infortunés ? A qui auront-ils recours pour se dérober à la bisarrerie & la dureté de parens qui semblent ne les avoir mis au monde, que pour leur rendre la vie insupportable ? Ne seroit-il pas bon qu’une fille comme celle dont il s’agit ici, & que d’autres enfans dans de pareils cas pussent s’addresser à des juges qui écoutassent leurs raisons ; & qui, s’ils les approuvoient, les rendissent heureux en dépit de l’injustice paternelle ? Une pareille conduite confirmeroit les Princes & les Magistrats dans le titre glorieux de Peres de leurs peuples.

Metatextualität► Pour ne pas devenir ennuyeux, en poussant mes réflexions sur cette matière, quelque importante qu’elle soit, je remplirai le reste de mon cahier du premier spectateur de Paris. On y verra dans quel gout cet Auteur s’est proposé d’écrire. ◀Metatextualität

Ebene 3► 1 Lecteur, je ne veux point vous tromper, & je vous avertis d’avance que ce n’est point un Auteur que vous allez li-[94]re ici. Un Auteur est un homme, à qui dans son loisir, il prend une envie vague de penser sur une ou plusieurs matières ; & l’on pourroit appeller cela, réflechir à propos de rien. Ce genre de travail nous a souvent produit d’excellentes choses, j’en conviens ; mais pour l’ordinaire, on y sent plus de souplesse d’esprit, que de naïveté & de vérité : du moins est-il vray de dire qu’il y a toûjours je ne sçay quel goût artificiel dans la liaison des pensées, ausquelles on s’excite. Car enfin le choix de ces pensées est alors purement arbitraire, & c’est là réflechir en Auteur. Ne seroit-il pas plus curieux de nous voir penser en hommes ; en un mot l’esprit humain, quand le hazard des objets, ou l’occasion l’inspire, ne produiroit-il pas des idées plus sensibles & moins étrangeres à nous, qu’il n’en produit dans cet exercice forcé qu’il se donne en composant ?

Pour moi, ce fut toûjours mon sentiment, ainsi je ne suis point Auteur, & j’aurois été, je pense, fort embarrassé de le devenir. Quoi ! donner la torture à son esprit pour en tirer des réflexions qu’on n’auroit point, si l’on ne s’avisoit d’y tâcher ? Cela me passe, je ne sçay point créer, je scay seulement surprendre en moi les pensées que le hazard me fait, & je serois fâché d’y mettre rien du mien. Je n’examine pas si celle-ci est fine, si celle-ci l’est moins ; car mon dessein n’est de penser ni [95] bien ni mal, mais simplemeut de recueillir fidélement ce qui me vient d’après le tour d’imagination, que me donnent les choses que je vois ou que j’entends ; & c’est de ce tour d’imagination, ou pour mieux dire de ce qu’il produit, que je voudrois que les hommes nous rendissent compte, quand les objets les frapent.

Peut-être, dira-t-on, ce qu’ils imagineroient alors, nous ennuyeroit-t-il ? & moi je n’en crois rien. Seroit-ce qu’il y auroit moins d’esprit, moins de délicatesse, ou moins de force dans les idées de ce genre ? Point du tout : il y regneroit seulement une autre sorte d’esprit, de délicatesse, & de force ; & cette autre sorte-là vaudroit bien celle qui naît du travail & de l’attention.

Tout ce que je dis-là, n’est aussi qu’une réflexion que le hazard m’a fournie : voici comment.

Je viens de voir un homme qui attendoit un grand Seigneur dans sa Salle. Je l’examinois, parce que je lui trouvois un air de probité méslé d’une trifteflè timide : sa physionomie & les chagrins que je lui supposois, m’interessoient en sa faveur. Helas ! disois-je en moi-même, l’honnête homme est presque toûjours triste, presque toûjours sans biens, presque toûjours humilié : il n’a point d’amis, parce que son amitié n’est bonne à rien : on dit de lui, c’est un honnête homme, mais ceux qui le di-[96]sent, le fuyent, le dédaignent, le méprisent, rougissent même de se trouver avec lui : & pourquoi ? c’est qu’il n’est qu’estimable.

En faisant cette réflexion, je voyois dans la même Salle, des hommes d’une physionomie libre & hardie, d’une démarche ferme, d’un regard brusque & aisé : je leur devinois un cœur dur, à travers l’air tranquille & satisfait de leur visage : il n’y avoit pas jusqu’à leur embonpoint qui ne me choquât. Celui-ci, disois-je, est vêtu simplement ; mais dans un gout de simplicité, garand de son opulence : & l’on voit bien à son habit, que son équipage, & ses valets l’attendent à la porte.

L’or & l’argent brillent sur les habits de cet autre. Ne rougit-il pas d’étaler sur lui plus de biens que je n’ai de revenus ? Non, disois-je, il n’en rougit point.

Je fais le philosophe ici : mais si j’avois affaire à lui, je verrois s’il a tort de s’habiller ainsi : & si ses habits superbes ne reprendroient pas sur mon imagination les droits que ma morale leur dispute.

C’étoit donc dans des pareilles pensées que je m’amusois avec moi-même, quand le grand Seigneur vint dans la Salle. L’homme, pour qui je m’interessois, ne se presenta à lu que le dernier. Sa discrétion n’étoit pas sans mystère ; c’est que on visage indigent n’étoit pas de mise avec celui de tant de gens heureux.

[97] Enfin il s’avança, mais le rand Seigneur sortoit déja de la Salle, quand il l’aborda. Il le suivit donc du mieux qu’il put, car l’autre marchoit à grands pas. Je voyais mon homme essouflé tâcher de vaincre, à force de poitrine, la difficulté de s’exprimer en marchant trop vite : mais il avoit beau faire, il articuloit fort mal. Quand on demande des graces aux Puissans de ce monde, & qu’on a le cœur bien placé, on a toûjours l’haleine courte.

J’entendis le grand Seigneur lui répondre, mais sans le regarder, & près de monter en carosse : la moitié de sa réponse se perdit dans le mouvement qu’il fit pour y monter. Un Laquais de six pieds vint fermer la portiere : & le Carosse avoit déja fait plus de vingt pas, que mon homme avoit encore le col tendu pour entendre ce que le Seigneur lui avoit dit.

Supposons à présent que cet homme ait de l’esprit. Croyez-vous en vérité que ce qu’il sent en se retirant, ne valût pas bien ce que l’Auteur le plus subtil pourroit imaginer dans son cabinet en pareil cas ? Allez l’interroger, demandez-lui ce qu’il pense de ce grand Seigneur ? il vient d’en essuyer cette distraction hautaine que donne à la pluspart de ses pareils le sentiment gigantesque qu’ils ont d’eux-mêmes. Ce Seigneur, par un ton de voix indiscret, & sans misericorde, vient d’instruire toute la Salle, que cet honnête homme est sans fortune. Quel [98] est encore une fois l’Auteur dont les idées ne soient de pures réveries, en comparaison des sentimens qui vont saisir nôtre infortuné ?

Grands de ce monde ! si les portraits qu’on a fait de vous dans tant de livres, étoient aussi parlans, que l’est le Tableau sous lequel il vous envisage, vous frèmiriez des injures dont vôtre orgueil contriste, étonne, & desespere la généreuse fierté de l’honnête homme qui a besoin de vous. Ces prestiges de vanité qui vous font oublier qui vous êtes, ces prestiges se dissiperoient ; & la nature soulevée, en dépit de toutes vos chiméres, vous feroit sentir qu’un homme, quel qu’il soit, est vôtre semblable. Vous vous amusez, dans un Auteur, des traits ingenieux qu’il employe pour vous peindre. Le langage de l’homme en question vous corrigeroit, son cœur, dans ses gemissemens, trouveroit la clef du vôtre ; il y auroit dans ses sentimens une convenance infaillible avec les sentimens d’humanité, dont vous êtes encore capables, & qu’interrompent vos illusions.

Je conclus donc du plus ou moins, en suivant mon principe. Ouï ! je prèfere toutes les idées fortuites que le hazard nous donne, à celles que la recherche la plus ingénieuse pourroit nous fournir dans le travail. ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Ceci est tout un Spectateur de Paris.