Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "LXXV. Discours", in: Le Misantrope, Vol.2\034 (1711-1712), S. 270-279, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1733 [aufgerufen am: ].


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LXXV. Discours

Ebene 2► Il y a dans la République des Lettres une certaine Science apellée Etymologie, qui donne à ceux qui y excellent un droit incontestable pour allonger leur nom d’un US. Par les lumiéres que cette Science répand dans l’esprit, on sait assigner une origine illustre & éloignée à chaque terme, quelque propre qu’il paroisse à la Langue dans laquelle il se trouve. Nommez le prémier mot qui vous vient dans l’esprit, d’où voulez-vous qu’il descende ? de l’Arabe, du Phénicien, du Syriaque ? Vous n’avez qu’à parler, vous serez servi à point nommé. On vous fera passer le terme en question par trois ou quatre Langues, où il laissera toujours quelqu’une de ses lettres ; on en transposera les voyelles & les consones, & après toutes ces révolutions, vous serez tout étonné de le voir arrivé en France, de l’Arabie, ou de la Syrie, à peu près comme le bon homme Ænée arriva en Italie.

[271] Zitat/Motto► Per varios casus, per tot discrimina rerum.

Tel le grand Fondateur de l’Empire Romain,
Après mille travaux vint au Pays Latin. ◀Zitat/Motto

Il est vrai que les courses qu’on fait faire à ces expressions, les rendent souvent entiérement méconnoissables.

Zitat/Motto► Alphana vient d’Equus, sans doute :

Mais il faut avouer aussi,
Qu’en venant de-là jusqu’ici,
Il a bien changé sur la route. ◀Zitat/Motto

Ceux qui font ainsi la généalogie des mots, ont à peu près le même tour d’esprit, que ceux qui se mêlent de la généalogie des personnes. Il est vrai qu’ils ne sont pas également bien récompensés de leurs peines, & que les prémiers ne gagnent que le titre de Savant, au-lieu que les autres vendent bien cher d’illustres aieux à ceux qui ne sauroient s’en passer.

Zitat/Motto► « Dis-leur de quels aieux il te plaît de déscendre,

Choisis de Pharamond, d’Achille, ou d’Aledre ;
Charge ton écusson d’étoiles, ou de lis,
Ton Pére eut-il porté la mandille à Paris.
N’as-tu de ton vrai nom, ni titre, ni mémoire ?
[272] N’importe on trouvera tes aieux dans l’Histoire. »

Pour pousser la comparaison encore plus loin, on peut dire qu’Alphana ne ressemble pas mieux à Equus, que certaines gens aux aieux qu’ils achettent :

Lubin vient de Clovis, sans doute :

Mais il faut avouer aussi,
Qu’en venant de-là jusqu’ici,
Il a bien changé sur la route. ◀Zitat/Motto

Revenons à l’Etymologie. J’avois toujours cru que Ménage s’étoit tiré hors de pair dans cette merveilleuse Science, & que sans une injustice criante, on ne pouvoit comparer qui que ce soit à un homme qui fait venir Laquois de Verna, & Tirelarigot de Fistula.

Mais j’ai été contraint de décompter terriblement sur la grande opinion que j’avois de son habileté, depuis que j’ai parcouru un Auteur qui traite du Phœnix, si l’on en croit le titre du Livre. Il est vrai qu’il ne dit rien de cet Oiseau singulier qu’à la fin de son Traité, où il déclare ignorer s’il y en a jamais eu au Monde. En récompense il se jette sur les Etymologies, & cette digression mérite bien d’aller, comme elle fait, d’un bout du Livre à l’autre. Je m’étois imaginé comme les autres demi-savans, que les noms de Saluste, de Tacite, de Tite-Live, & d’autres Auteurs Latins, étoient du mê-[273]me pays que ceux qui les ont portés. Mais je me trompois lourdement. Notre ingénieux Ecrivain nous aprend que ces noms doivent être Hébreux, en dépit qu’ils en ayent. Ce qu’il y a de plus curieux encore, c’est que des Auteurs bien plus modernes ont eu des noms tirés de la même source. Je me serois donné au diantre, par exemple, que Venerabilis Beda étoit ainsi apellé, parce qu’il étoit vénérable par son savoir, par sa vertu, & peut-être par son âge. Point du tout Venerabilis & Beda sont deux noms d’une origine Hébraïque ; & quoique Béde même, avec tout son savoir, ne se soit jamais apperçu de cette vérité, elle ne laisse pas d’être prouvée de la maniére du monde la plus convaincante par notre Etymologiste.

Il faudroit être bien ingrat envers les grands hommes de ce calibre, pour refuser de l’admiration & de l’encens à la merveilleuse science dont ils font profession. Mais ils me pardonneront bien, si je suis trop stupide pour voir le fruit qu’on peut recueillir de leur érudition. Si je suis un ignorant, ce n’est pas leur faute, je le confesse : mais enfin, à quoi me sert-il de savoir si un mot est Chaldéen, Persan, ou Gothique ? car les Savans du Nord prétendent que toutes les Langues dérivent du Septentrion.

Je sai bien que de profonds Litérateurs nous assurent qu’on a une idée plus distincte du sens d’une expression, quand on sait l’histoire de sa vie, & qu’on l’a suivie dans tous ses voyages. Je le crois, puisqu’ils le [274] disent ; mais en ne consultant que mes propres lumiéres, je ne m’en serois jamais douté. J’ai été toujours persuadé que savoir bien définir un mot, c’étoit connoître précisément le sens que l’usage y attachoit, & que cet usage étoit un capricieux qui ne vouloit dépendre que de ses propres fantaisies. Je sai, par exemple, que le mot Homme veut dire par l’usage, un Animal composé d’un corps & d’une ame, & cela me paroit suffire pour n’employer ce mot qu’à propos. Quand j’aprens après cela, qu’Homme vient d’un terme Latin, qui vient encore d’un autre, qui peut-être n’est pas non plus le prémier de sa race, il me semble que le mot Homme voudra dire toujours un Animal soi-disant raisonnable, & rien plus. Vous voyez, Lecteur, que je ne parle qu’en tremblant d’une matiére si relevée. J’aime mieux me dire à moi-même que ma raison est une sotte, que de m’aller imaginer que des personnes d’une si grande réputation voulussent sacrifier leurs veilles à une érudition ridicule, dont on ne sauroit tirer la moindre utilité. Je me renferme donc dans la sphére de mon petit génie, dont j’étois sorti mal à propos, & je vais parler d’autre chose.

La matiére sur laquelle les Hommes raisonnent de la maniére la plus bisarre, c’est à mon avis leur propre Raison. Quand il s’agit de donner carriére à leur vanité, ils considérent la Raison comme un don précieux de la Nature, par lequel ils ont un [275] avantage infini sur la Brute, qui ne se gouverne que par un simple instinct. Mais lorsqu’il s’agit de se servir utilement de la Raison pour régler leurs desirs, elle perd aussi-tôt toute sa valeur. Ils emploient toute la finesse de leur esprit à se persuader, que la faculté de raisonner n’est propre qu’à leur faire connoître leur devoir, sans leur donner la force de s’en acquiter.

Zitat/Motto► La fâcheuse a pour nous des rigueurs sans pareilles,

C’est un Pédant qu’on a sans cesse à ses oreilles,
Qui toujours nous gourmande, & loin de nous toucher,
Souvent, comme Damon, per son tems à prêcher. ◀Zitat/Motto

C’est ainsi que les mêmes Hommes qui trouvent leur sort plus glorieux que celui des Brutes, font tous leurs efforts pour avilir la seule chose qui peut les rendre supérieurs aux autres Animaux. Quelle contradiction ! Si la Raison humaine n’a pas la force de tenir nos passions en bride, & s’il faut de nécessité qu’elle succombe sous la violence du tempérament, ne vaudroit-il pas infiniment mieux être Brute qu’Homme ? Les Animaux destitués de raison n’ont qu’à se laisser aller à leurs panchans, & ne sont pas sujets à ces combats intérieurs, qui souvent font des ravages si cruels dans le cœur des Hommes. [276] Leurs actions ne sauroient être criminelles, puisqu’elles ne sont restraintes par aucunes Loix ; & leurs plaisirs ne sont, ni interrompus par la réflexion, ni suivis du repentir. Pour nous, on nous prescrit un devoir dont nous ne sommes pas les maîtres de nous acquiter. Nous pouvons être coupables, parce que nous avons une Raison ; & nous ne saurions rester dans l’innocence, parce que cette Raison est absolument impuissante.

A ce compte-là, non seulement nous sommes au dessous des Brutes, nous sommes même au dessous du Rien, & il n’est pas possible de concevoir une créature plus vile & plus misérable que l’Homme.

Heureusement rien n’est plus faux que la supposition qui méne à des conséquences si mortifiantes. Les Hommes, par un effet de leur paresse naturelle, aiment mieux supposer que la Raison n’a point de force, que de prendre la peine de l’essayer. Ils sont ingénieux à se tromper eux-mêmes, & ne cherchent qu’un prétexte pour se laisser aller tranquilement à l’impétuosité de leurs passions. On combattroit son panchant en-vain ; il vaut donc mieux ne le pas combattre. Voilà qui est décidé ; la Raison est aussi-tôt bannie du cœur & releguée dans le cerveau, pour s’occuper uniquement à des spéculations plus curieuses qu’utiles.

Peu à peu l’habitude de ne point exercer son pouvoir, la rend effectivement impuissante ; & ce qui n’étoit qu’une supposition, devient une vérité.

[277] On pourroit facilement éviter ce malheur, si l’on se mettoit fortement dans l’esprit, qu’il y a une si étroite liaison entre la Raison & la Vertu, que si dans tous les momens de la vie on raisonnoit juste, il seroit impossible de choquer jamais son devoir. On sera convaincu que je ne débite pas ici un paradoxe, si l’on considére que pour être vertueux il faut ces deux choses : Etre parfaitement éclairé sur son devoir, & déterminer toujours sa volonté à embrasser le parti de la Vertu. Or il est sûr que jamais notre volonté ne se détermine, sans suivre quelque décision bonne ou mauvaise de notre Raison. Vouloir quelque chose, c’est toujours y découvrir, par le raisonnement, quelque bien réel ou apparent qui nous y attire, & nous ne saurions vouloir un mal en qualité de mal.

Si séduits par les sophismes du cœur, nous préférons ce qui se présente à nous comme un bien utile ou agréable, à un bien qui nous paroit raisonnable & vertueux, nous nous conduisons mal. Au contraire, c’est suivre son devoir, que de préférer par un raisonnement solide, un bien vertueux & honnête, à tout l’agrément & à toute l’utilité que le Vice paroit nous offrir. C’est ainsi que notre bonne ou mauvaise conduite dépend en quelque sorte de la faculté de raisonner bien ou mal en général, & sur-tout du bon ou du mauvais raisonnement qu’on fait dans le moment même qu’on se détermine au Vice ou à la Vertu. On sait d’ailleurs que notre Rai-[278]son, comme toutes nos autres facultés, peut prendre le pli que l’habitude lui donne. Par conséquent si dès son jeune âge on se faisoit une étude sérieuse de la Vertu, si l’on s’efforçoit à en avoir toujours les maximes présentes à son esprit, enfin si l’on s’habituoit à s’attacher à ce qui est vertueux, plutôt qu’à ce qui paroit utile ou agréable, on se rendroit facile la pratique des Vertus, qui sont toujours véritablement utiles, & qui souvent ne sont desagréables, que parce qu’elles ne nous sont pas familiéres.

Il est donc sûr que la Raison n’est impuissante, que pour ceux qui supposent qu’elle est sans force ; & qu’elle a toute la force nécessaire pour ceux qui sont convaincus de son efficace, s’il m’est permis de parler ainsi.

Il y a des gens qui croiront renverser mon raisonnement par les Vers suivans de Boileau, qui sont échappés, je ne sai comment, à un si bon Esprit.

Zitat/Motto► « C’est, dit-on, la Raison qui nous montre à bien vivre :

Ces discours, il est vrai, sont fort beaux dans un Livre,
Je les aprouve fort ; mais j’estime en effet,
Que le plus fou souvent est le plus satisfait. » ◀Zitat/Motto

[279] Je n’ai rien à opposer à cette citation, qu’une citation pareille :

Zitat/Motto► De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome,

Le plus sot Animal, à mon avis, c’est l’Homme. ◀Zitat/Motto ◀Ebene 2 ◀Ebene 1