l’Esprit de Faction ? comment concevoir ce
monstre, le plus cruel qui soit sorti de l’Enfer pour troubler la
tranquilité des hommes, & pour causer leurs plus funestes malheurs ?
Peu de Pays au Monde en sont exemts : les vues & les actions de la
plupart des Citoyens, ne vont pas directement au bien & à l’honneur
de leur Patrie ; elles vont d’ordinaire à fortifier un certain Parti
qu’ils ont embrassé sans savoir pourquoi, & à en détruire
quelqu’autre qu’ils haïssent avec tout aussi peu de raison.
On comprend assez que des gens peuvent
Mais cela ne s’apelle pas agir par un Esprit de
Parti. Le motif de cette conduite est une infame avarice, ou
une ambition abominable, que les gens de bien ne sauroient assez
détester, & que les Loix ne sauroient punir avec trop de
rigueur.
Il semble que l’Esprit de Parti subsiste par
soi-même, & qu’il ne dépende d’aucun motif, du moins d’aucun motif
digne de faire agir un Etre qui raisonne.
On embrasse souvent un Parti sans en savoir la nature, sans en connoître
les véritables vues, quelquefois sans avoir seulement l’esprit de les
examiner. On n’en connoit que le nom : c’est à ce nom seul qu’on
s’attache, & c’est en sa faveur qu’on se porte quelquefois aux
violences les plus outrées ; qu’on remplit les campagnes du sang de ses
Concitoyens ; que brisant les liens de la Nature les plus étroits, les
Fréres persécutent les Fréres, & que les Péres n’épargnent pas le
sang de leurs propres Enfans. C’est cette fureur que j’apelle Esprit de Faction : & pour être persuadé que
souvent elle n’est excitée que par un simple nom, on n’a qu’à considérer
qu’un grand nombre de personnes restent dans un Patri, quoique ceux qui
en sont l’ame, prennent d’autres sentimens qu’ils n’ont eu d’abord,
& quoiqu’ils suivent des maximes opposées à leurs maximes
fondamentales.
Mais ne seroit-ce pas un amour de la Patrie mal entendu, qui fut la source de cette fureur opiniâtre à s’attacher à une Faction ? Ne le feroit-on pas pour rendre service à l’Etat, en détruisant un autre Parti qu’on croit mal intentionné ? J’ai de la peine à le croire. Quelque dépourvu de sens qu’on soit, peut-on par zéle pour la Patrie, en causer visiblement la perte ? Peut-on avec un grain de sens-commun, de peur qu’un Parti ne ruïne un jour l’Etat, envelopper actuellement l’Etat dans la ruïne de ce Parti ?
Voilà pourant les effets ordinaires de l’Esprit de
Faction ; & je vois bien que l’Amour de la Patrie en peut
être le prétexte, mais non pas qu’il en puisse être le motif.
Il en est à peu près, à cet égard, de l’Etat comme de la Religion ; ce ne
sont pas seulement ceux qui ont pour la Religion un amour mal raisonné,
qui persécutent les Sectes différentes de la leur ; ce sont souvent des
Libertins & des Athées, qui se plaîsent à verser le sang de celui
qui a embrassé une autre Religion que celle dont ils
Le motif qui fait persécuter, n’est d’ordinaire qu’un Esprit de parti dans la Religion.
La seule source dont on puisse déduire l’Esprit de
Faction, c’est le tempérament. En effet, on voit de certains
esprits inquiets, turbulens, emportés, qui se trouvent malheureux dans
le bonheur, & agités dans le repos. Il semble au contraire que le
desordre les tranquilise, & que les catastrophes les plus terribles
leur plaîsent par leur nouveauté. Ils sentent dans leur ame un fond de
passions inutiles, ces passions les embarassent, elles agissent sur
eux-mêmes, faute de s’attacher à quelque chose d’extérieur. Il faut
absolument à ces gens-là un objet qui exerce la violence de leur
naturel. L’ont-ils trouvé, ils respirent, & l’on peut dire avec
fondement, que certaines personnes excitent & nourrissent des
troubles dans les Etats, simplement pour se desennuyer.
Deux Princes se disputent un Royaume, je ne connois distinctement ni leur droit ni leur mérite, & je n’ai aucune liaison avec l’un ni avec l’autre. Qu’y a-t-il de plus sensé que d’imiter l’Ane de la Fable, qui toujours forcé à porter sa charge, s’embarassoit fort peu par quel Maître elle lui étoit imposée ? Mais l’esprit turbulent des hommes ne sauroit les laisser dans cette sage indifférence.
Il faut de nécessité qu’on se passionne pour
Je crois qu’une fausse honte contribue extrêmement à faire qu’on s’opiniâtre à soutenir une Faction, lors même qu’on connoit ce qu’il y a d’injuste & de pernicieux.
Il a plû à la sottise humaine de regarder comme infames ceux qui changent de Parti. Et pour éviter cette infamie, des personnes qui donnent tous les jours mille marques d’une légéreté puérile, se piquent impertinemment de constance, quand il s’agit de ruïner leur Patrie.
Quoique je sois persuadé que les causes que je viens d’alléguer forment
& entretiennent l’Esprit de Faction,
cependant, à le considérer d’un certain point de vue, on a de la peine à
croire qu’il sorte du propre fond de l’homme : il lui paroit étranger ;
on le prendroit pour un Démon qui éteint les lumiéres du bon-sens, qui
étouffe les sentimens du cœur, en un mot, qui interdit à l’ame humaine
le droit de disposer du corps où elle habite.